La Presse Anarchiste

Pour l’art

Un cama­rade ex-artiste nia der­niè­re­ment la valeur de l’art, s’ap­puyant sur cette obser­va­tion que l’œuvre d’art est une chose morte alors que le modèle c’est la vie. Je ne crois pas que cela soit suf­fi­sant pour condam­ner l’art sans rémis­sion. D’ailleurs cette obser­va­tion n’est juste que pour les arts pic­tu­raux ; elle ne peut s’ap­pli­quer ni à la musique, ni à la lit­té­ra­ture, ni à l’art archi­tec­tu­ral, ni aux arts pure­ment déco­ra­tifs en général.

L’o­pi­nion de ce cama­rade — que j’ai enten­du sou­te­nir par ailleurs aus­si — me paraît pro­ve­nir d’une fausse concep­tion de l’art. Si, en effet, l’art se bor­nait à une copie ser­vile d’une tranche de nature, cette thèse anti-artis­tique serait juste. Mais l’art est bien autre chose. Admet­tons un ins­tant cepen­dant que l’art ne vise qu’à la repro­duc­tion de la nature : quelle serait alors sa rai­son d’être ? à quoi bon un dupli­ca­ta, exac­te­ment iden­tique, de ce que nous avons chaque jour sous les yeux ?

Sup­po­sons — la chose n’est pas impos­sible — que l’on arrive à pho­to­gra­phier inté­gra­le­ment toutes les cou­leurs, qu’on per­fec­tionne le pho­no­graphe jus­qu’à lui faire repro­duire à s’y trom­per tous les bruits de la nature. Alors, avec un syn­chro­nisme par­fait, pen­dant que sur l’é­cran ciné­ma­to­gra­phique se dérou­le­ra une scène quel­conque, le pho­no­graphe l’ac­com­pa­gne­ra des sons cor­res­pon­dant à chaque seconde. On pour­rait aus­si arti­fi­ciel­le­ment pro­vo­quer les odeurs, la tem­pé­ra­ture, bref toutes les sen­sa­tions adé­quates à cette scène. Est-ce que cela sera de l’art ?

Non, mille fois non ! Il y man­que­ra une chose qu’un tem­pé­ra­ment artiste res­sent tou­jours devant une œuvre d’art : l’é­mo­tion. L’ar­tiste ne copie pas la nature méca­ni­que­ment : il l’i­déa­lise, il l’har­mo­nise, il met dans son œuvre quelque chose de per­son­nel et c’est en cela qu’il est un artiste. Com­bien a‑t-on ren­con­tré dans la nature de femmes aus­si par­faites que la Vénus de Milo ? Com­bien de visages vivants ont mieux expri­mé la calme séré­ni­té de l’âme que les Madones de Vin­ci ? En quelle contrée mer­veilleuse, fée­rique même, Mon­ti­cel­li a‑t-il pui­sé ses pay­sages ? Inutile de pous­ser plus loin la com­pa­rai­son. Cela n’im­plique pas d’ailleurs que l’ar­tiste ne goûte pas les charmes de la nature, de la vie. Bien au contraire. Et c’est jus­te­ment parce qu’il est plus for­te­ment impres­sion­né que le non-artiste, parce qu’il com­prend mieux la vie, parce qu’il la sent mieux, qu’il éprouve le besoin de faire par­ta­ger aux autres son enthousiasme.

Il se peut main­te­nant que l’ar­tiste n’ar­rive pas à exté­rio­ri­ser sa concep­tion. Qu’il se contente alors de gar­der pour lui ses impres­sions : il n’est pas don­né à tout le monde de créer et beau­coup de génies sont res­tés sté­riles jus­te­ment parce que leurs concep­tions dépas­saient de beau­coup trop les moyens de création.

Main­te­nant et pour ter­mi­ner : tous les indi­vi­dus ne com­prennent pas l’art. Il se peut même que ce soit jus­te­ment ceux qui ne le com­prennent pas qui en médisent. Ceux-là je ne puis les contre­dire : autant vau­drait dis­cu­ter des cou­leurs avec un aveugle ou des sons avec un sourd.

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