On ne peut nous contester que les détenteurs de la force publique et matérielle ont abusé de tout temps des pouvoirs qui se sont trouvés entre leurs mains et qu’ils les ont employés souvent à tout autre chose que ce que à quoi ils étaient prédestinés et à l’encontre des intérêts généraux. Ils s’en sont largement servis dans des intérêts de caste et de personnes.
Ce qui a le plus favorisé cet abus, c’est une croyance générale que l’État était tout, qu’il était la Providence, que le gouvernement doit s’occuper de faire le bonheur du peuple et que par conséquent son action doit s’exercer sur toutes les manifestations de l’activité humaine, pour la diriger dans la bonne voie et la redresser quand elle s’en écarte ; cette croyance a toujours porté les hommes à se tourner vers leurs gouvernants pour leur demander la solution de toutes les difficultés de la vie.
Évidemment, les gouvernants n’hésitent jamais à accepter ce rôle flatteur et avantageux et puisqu’on leur demande la solution de toutes les difficultés sociales et particulières, ils ne doutent pas qu’ils ont toutes les capacités pour les résoudre ; cette erreur produit les plus mauvais effets.
Et pourtant, il n’y a rien qui puisse faire supposer que ces gouvernants aient une intelligence supérieure à celle des autres citoyens, et leur moralité est souvent inférieure à la moyenne.
Le bien sous toutes ses formes, bon, beau, utile, agréable, etc., est une notion relative aux temps, aux lieux, aux personnes et aux circonstances ; ce qui est bon pour les uns est mauvais pour les autres, ce qui est utile aujourd’hui sera inutile demain, ce qu’Ésope a dit de la langue peut être aussi dit de tout ce qui existe : tout est bon et tout est mauvais, bon ici, mauvais là-bas, bon pour ceci, mauvais pour cela, bon pour ce qui est fait par les particuliers agissants chacun dans un but spécial et avec la connaissance du milieu particulier dans lequel ils agissent.
La prétention des gouvernants de connaître de science certaine ce qui est bon pour tout le monde est une preuve d’ignorance profonde.
Le gouvernement sort donc de son rôle, quand il a la prétention de diriger la conduite et les travaux des particuliers, de soigner leur santé et de rectifier leurs mœurs ; il ne peut se livrer à ces entreprises sans attaquer la liberté des citoyens, soit directement dans leurs personnes, soit indirectement dans les institutions naturelles.
Ainsi, par exemple, par la vaccine, qu’il rend obligatoire, dans bien des cas il attaque directement la liberté et la santé des individus ; par l’impôt direct, il attaque directement le produit. de leur travail ; par les douanes et octrois il attaque à la fois leur liberté et leurs intérêts, ce qui est une cause de la cherté de la vie contre lesquelles des manifestations éclatèrent de toutes parts.
Tandis qu’il attaque indirectement les institutions naturelles par la concurrence qu’il leur crée au moyen d’institutions artificielles qu’il fonde et de privilèges qu’il accorde à des personnes favorisées. Nous savons aussi que l’État s’occupe aussi d’une certaine institution naturelle, le langage parce que cette institution fait partie du domaine public. Encore le rôle de l’État dans cette circonstance est-il purement administratif ; il ne met pas les citoyens en possession de ce patrimoine, mais il a l’audace de le cultiver. Ce sont les individus eux-mêmes qui ont créé le langage et ce sont eux qui le modifient constamment. Quant aux arts, aux sciences et aux diverses professions, l’État n’a aucunement à s’en occuper.
En dehors de l’enseignement national le gouvernement fonde des académies, là encore il sort complètement de son rôle et il s’en donne beaucoup de rôles.
Il est incompétent pour tout ce qui doit être enseigné à chacun en dehors des connaissances générales et chaque citoyen qui a été mis en possession de la langue parlée et écrite, avec toutes les connaissances accessoires que ces connaissances comportent doit être laissé libre de choisir comme il lui plaira les instructeurs qui auront à lui donner les notions spéciales qu’il juge nécessaires pour la carrière qu’il aura choisie. S’il veut étudier une science quelconque, il ne manquera pas d’académies libres qui se présenteront à lui avec des garanties de capacité et de méthode pédagogiques autrement sérieuses que celles des académies gouvernementales actuelles. Pour ne citer que la médecine, il est certain que dans un pays où la science serait libre, jamais une assemblée de médecins n’aurait pu prendre au sérieux les balivernes de certains grands savants officiels. Là où les savants n’auraient pas à ménager ceux d’entre eux qui ont eu l’adresse de mettre la main sur le robinet des faveurs officielles, où les différentes académies formées librement, sans autre préoccupation que le souci de la vérité, seraient indépendantes les unes des autres et surtout indépendantes de tout pouvoir central, en admettant que dans l’une d’elles les expériences aussi sophistiques et des raisonnements aussi faux que les expériences et les raisonnements des savants officiels obtiennent par surprise un succès passager, la libre discussion ne manquerait pas d’en faire bonne et prompte justice.
Ce que je dis des académies scientifiques, s’applique tout aussi bien aux musées, aux bibliothèques, aux écoles de beaux-arts, aux académies de musique.
Si l’État n’avait pas fondé des musées où il a la prétention d’exposer à l’admiration des masses les vrais chefs d’œuvre de l’art et d’offrir eux artistes les vrais modèles qui leur conviennent, il se serait fondé, par la seule initiative individuelle, des quantités de musées dans tous les genres, présentant le beau sous toutes ses formes, offrant des modèles à toutes les écoles et satisfaisant toutes les aspirations artistiques ; et cela aurait été plus pratique et plus moral que le système actuel.
Dans l’agriculture, le commerce et l’industrie, l’ingérence des gouvernements produit des effets encore plus néfastes que dans les sciences et les arts.
Les gouvernants obéissants à divers préjugés et superstitions, ont choisi un produit agricole, le blé, pour en faire l’objet de toute leur sollicitude.
Tantôt ils ont voulu protéger le consommateur de ce produit, tantôt ils ont voulu en protéger le producteur. Dans le premier cas, ils ont fait des lois pour, artificiellement, faire baisser le prix du blé, et au contraire ils ont produit la famine ; dans le second cas, ils ont voulu faire hausser ce même prix, et la perspective de cette hausse hypothétique a augmenté la production et produit la baisse. Mais depuis des siècles qu’ils se livrent à ce jeu de bascule, ils ne se sont encore aperçu ni de leur impuissance ni de l’imbécillité de ces expériences contradictoires, qui n’ont d’effet certain que de troubler les transactions commerciales, de donner lieu à des spéculations malsaines, d’enrichir quelques spéculateurs et dans tous les cas d’augmenter la misère générale. Il est bien de cultiver le blé dans certains terrains et certaines circonstances, mais dans d’autres terrains et dans d’autres circonstances, il serait préférable de cultiver l’orge ou l’avoine à tout autre produit.
Le cultivateur est compétent dans les questions qui se rattachent à la culture et au commerce de ses produits. Le cultivateur laissé à lui-même cultive le produit qui lui rapporte le plus et par conséquent celui qui est le plus demandé par le consommateur qui seul connaît quel est le plus utile.
Le cultivateur est d’autant mieux récompensé que son action bienfaisante est plus efficace en établissant l’équilibre économique dans lequel les intérêts contraires des producteurs et des consommateurs sont le plus équitablement respectés, tous, cultivateurs et consommateurs, en cherchant leurs intérêts particuliers travaillent dans l’intérêt général, et quand leur action est libre, ils gagnent leur vie en produisant l’abondance. Mais quand les législateurs viennent patauger dans ces questions, qui ne les regardent pas, qu’ils ne connaissent pas et qu’ils ne peuvent pas connaître, ils ne peuvent aboutir qu’à donner une mauvaise direction au travail, à favoriser des spéculations malsaines et à produire le trouble et la misère.
Dans l’industrie, les gouvernants ont cru voir la possibilité de jouer un beau rôle en récompensant le mérite ; et les récompenses officielles tombent sur les intrigants et les faiseurs. Pour les gens qui n’ont jamais pris la peine de réfléchir, il semble, par exemple, très simple de récompenser les inventeurs pour tous les bienfaits que ces êtres exceptionnels répandent sur l’humanité ; aussi les gouvernants n’ont-ils pas manqué d’entreprendre cette opération. Dans ce but ils ont créé la « propriété industrielle » qui, sous bien des rapports, ressemble plus au vol qu’à la propriété elle-même, qui ne l’oublions pas est aussi le vol, c’est-à-dire l’accaparement de la richesse naturelle et sociale.
Elle est du reste basée sur une conception absolument fausse de l’invention, qu’ils considèrent comme une faculté individuelle, tandis que c’est une faculté sociale.
C’est l’humanité qui invente, ce n’est jamais un homme : et quand sous prétexte d’invention, les gouvernants donnent à un homme un privilège sur un produit nouveau, ils aliènent ce qui appartient à tous au profit d’un seul.
Voilà ce qu’est le protectionnisme de l’État, de cette providence suprême en laquelle ont foi tous les naïfs et les inconscients, et que les roublards et les requins de la gouvernance cultivent au mieux de leurs intérêts. Puissent les révoltes contre la cherté de la vie, le désordre, l’incurie, le pillage, toutes les conséquences fatales qu’entraîne la mauvaise organisation sociale actuelle faire réfléchir les hommes, leur servir de leçons.
[/Maurice