La Presse Anarchiste

Réflexions sur l’individualisme

Devant la dégé­né­res­cence du mou­ve­ment anar­chiste il est indis­pen­sable d’en signa­ler l’er­reur, le défaut, la cause initiale.

L’a­nar­chiste est contre l’au­to­ri­té, l’ex­ploi­ta­tion, le capi­tal, etc. Cela a plu et frap­pé cer­taines per­sonnes dont la conscience ne pou­vait admettre ces ins­ti­tu­tions comme devant régir l’hu­ma­ni­té ; mais cela a sur­tout plu à une caté­go­rie d’in­di­vi­dus qui ne peuvent admettre l’ex­ploi­ta­tion que parce qu’elle les oblige à secouer leur paresse. Venus à nous, ils trou­vèrent par là un ter­rain pro­pice à la mani­fes­ta­tion de leur apa­thie. À la longue ils acquirent quelques connais­sances qu’ils s’as­si­mi­lèrent très mal. Ils sont deve­nus anar­chistes ou du moins ils le croient, tou­jours est-il qu’ils bavardent ou pérorent sur l’anarchie.

Eh bien, dis­cu­tez un peu avec ces indi­vi­dus dont la convic­tion est peu assise, éplu­chez leurs théo­ries peu sou­te­nables et parois inavouables, vite ils vous parlent de leur indi­vi­du, écou­tez plu­tôt « mon Indi­vi­du » et c’est la fin de leur phi­lo­so­phie. Absence de sen­ti­ment, étroi­tesse, inté­rêt maté­riel, sans scru­pules et égoïsme incons­cient, voi­là les traits prin­ci­paux carac­té­ri­sant l’es­prit de cette nou­velle espèce d’anarchisme. 

Jouir avant tout, se débrouiller contre tout, tels sont les mots d’ordre de leur acti­vi­té. Ils négligent le côté social de l’a­nar­chie ; du reste ils se refusent à voir ce côté social, ce qui leur per­met de n’a­voir pas à s’en soucier.

La socié­té est faite du vol, de l’é­cra­se­ment, du men­songe ; agis­sons en consé­quence, disent-ils et au lieu d’op­po­ser à ces méthodes l’en­traide, la fra­ter­ni­té et la fran­chise ils conti­nuent comme leurs contem­po­rains, même le font-il avec vani­té et targuent cela d’a­nar­chie. Ils ont par­fois d’ad­mi­rables élans d’éner­gie, mais lors­qu’on exa­mine quel en est le mobile, on s’a­per­çoit vite qu’une ques­tion d’argent les avait animés.

Ces anar­chistes ou plu­tôt ces viveurs insa­tis­faits ne veulent pas se sou­cier de la réper­cus­sion de leurs actes, qu’im­porte s’il s’en­suit de la souf­france ! C’est avec un superbe dédain qu’ils parlent de la foule, comme si avec un pareil état d’es­prit ils s’en dif­fé­ren­ciaient tant. Ils me font plu­tôt l’ef­fet du vul­gaire qui sait jus­ti­fier sa vie ou ses dif­fé­rentes posi­tions dans la socié­té, tout sim­ple­ment. Ils ont fait de l’a­nar­chisme-indi­vi­dua­liste non pas un fait social mais un plan de défense indi­vi­duelle ser­vant en la cir­cons­tance à se légi­ti­mer. Au lieu de se déve­lop­per indi­vi­duel­le­ment, de se faire véri­ta­ble­ment des hommes, ser­vant d’exemple aux masses ou de ferment d’é­vo­lu­tion, ils ont réduit l’a­nar­chisme en un tout petit pro­blème indi­vi­duel. Ils veulent vivre, oui vivre à tout prix, même dans la cor­rup­tion et la puan­teur. Trans­for­mer leur per­sonne leur appa­raît comme un mar­ty­ro­loge, mater en eux cer­tains pen­chants, ils appellent cela « se sacri­fier », l’ex­cuse des contin­gences sociales leur per­met beau­coup de choses, en un mot la réac­tion est pour eux une bête noire. Ils sont anar­chistes sans prin­cipes, ils n’ont pas de sys­tème, ils ne sont géné­ra­le­ment comp­tables qu’en­vers eux-mêmes, tout cela pour avoir la facul­té de l’é­qui­voque, de l’in­co­hé­rence et la pra­tique de gestes plus ou moins propres.

C’est avec tran­quilli­té et assu­rance qu’ils déclarent que depuis quelque temps l’i­dée anar­chiste-indi­vi­dua­liste s’est vul­ga­ri­sée et pré­ci­sée, alors que jamais l’i­dée n’a été si floue, si nébu­leuse, si impré­cise ; jamais nous n’a­vons vu autant d’in­dif­fé­rence, autant d’i­ner­tie et autant de lâcheté.

Je ne sais si c’est par égoïsme mes­quin, étroit ou inté­res­sés eux-mêmes, ou par néces­si­té de flat­ter cette clien­tèle de nou­velle augure, les cama­rades qui sont le plus en vue, les plus actifs dans les groupes, les jour­naux, n’ont pas ten­té de remon­ter le cou­rant, de signa­ler ce dan­ger qui fait aujourd’­hui son effet par­mi nous. Ils ont eux aus­si appris aux lec­teurs, aux audi­teurs, qu’il n’y avait qu’un pro­blème : le leur, qu’il fal­lait à tout prix tirer son épingle du jeu et ce, sans scru­pule aucun. Comme si cela n’é­tait pas le rai­son­ne­ment fon­da­men­tal de la socié­té actuelle, inter­ro­gez n’im­porte quel bon­homme, tâchez de l’in­té­res­ser à quelque chose de social, vite il vous rétor­que­ra « cha­cun pour soi, un bon Dieu pour tous ».

Alors que nous vou­lons que l’a­nar­chiste soit l’in­di­vi­du le plus déve­lop­pé et le plus raf­fi­né, celui qui fera non pas une socié­té idéale où le pares­seux pour­ra se pré­las­ser, où le gour­mand pour­ra se goin­frer, où le pro­duc­teur intel­lec­tuel nous ser­vi­ra sa came­lote et où le soir les com­pagnes dan­se­ront, après le labeur, à poil et le front ceint de roses, mais celui qui don­ne­ra à l’hu­ma­ni­té un com­po­sant moins brute, moins bête et moins vicieux que ceux qui la com­posent aujourd’­hui et lui fera faire un pas vers le pro­grès et vers la per­fec­tion humaine.

Je suis anar­chiste d’a­bord parce que la phi­lo­so­phie anar­chiste est celle qui don­ne­ra à l’homme la plus belle conscience, la meilleure morale et consé­quem­ment une plus grande intel­li­gence ; indi­vi­dua­liste ensuite parce que pour ame­ner l’in­di­vi­du à ces dif­fé­rents degrés, je ne puis m’a­dres­ser qu’à lui, mécon­nais­sant le milieu ou la socié­té, per­son­nage fic­tif, abs­trac­tion insai­sis­sable et impuis­sante pour une trans­for­ma­tion humaine.

Cela je pense n’a rien de com­mun avec le soi-disant indi­vi­dua­lisme qui se pro­page en ce moment et qui n’est que la voix du ventre étouf­fant celle de la conscience, semant la lâche­té et l’indifférence.

Plu­tôt que de pleu­rer cette indif­fé­rence cette lâche­té, éli­mi­nons d’ur­gence ces égoïstes étroits et mes­quins ain­si que leurs théo­ries. Remet­tons au point notre idéal qu’ils ont ren­du vague et incom­pré­hen­sible. Don­nons à l’in­di­vi­du une morale qui le ren­dra géné­reux, dévoué, et éner­gique. Et sur­tout appre­nons à consi­dé­rer l’a­nar­chisme comme autre chose qu’un sys­tème de débrouillage dans la vie.

[/​M. Lié­nard/​]

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