La Presse Anarchiste

Retraites parisiennes

Les jour­naux exultent. Paris acclame les retraites !

Elles ont bien eu à leur début à subir les sif­flets et les hur­le­ments de quelques dizaines d’a­nar­chistes, mais main­te­nant dans tous les quar­tiers de Paris, même les plus popu­leux, les retraites sont accla­mées. Un souffle vivi­fiant de patrio­tisme chasse bien loin les léni­fiantes et nua­geuses théo­ries d’un huma­ni­ta­risme bébête et sen­ti­men­tal ! Paris cocar­dier s’est recon­quis. Enfin, la France entend affir­mer sa puis­sance, sa volon­té d’être et de ne pas se lais­ser dimi­nuez ni même de renon­cer à aucune de ses chères espérances.

Et dans ces rodo­mon­tades, il y a du vrai. Il y a du vrai en ce sens que les anti­mi­li­ta­ristes n’ont pas de presse et les patriotes en ont une, c’est-à-dire que les anti­mi­li­ta­ristes ne peuvent se faire entendre tan­dis que les autres dis­posent de puis­sants ins­tru­ments qui font un bruit d’en­fer… À la foire, celui qui a les ins­tru­ments les plus toni­truants anni­hile les concur­rents qui s’é­pou­monent, mais…

Mais si le peuple n’a pas de presse, il a des membres, car le peuple est un com­po­sé d’in­di­vi­dus, je sup­pose ; le peuple, dis-je, les indi­vi­dus qui consti­tuent le peuple auraient pu mani­fes­ter leur désap­pro­ba­tion sur le pas­sage des retraites, le nombre des révo­lu­tion­naires, des socia­listes, des anti­pa­triotes est si grand que s’ils l’a­vaient vou­lu rien qu’a coups de bon­net de coton, ils auraient fait ren­trer les trom­bones dans les grosses caisses et les piou­pious dans leurs casernes, mal­gré l’es­corte des poli­ciers. Mais le peuple n’a pas mani­fes­té, pour la rai­son qu’il ne mani­feste jamais qu’a­près l’a­vis du gou­ver­ne­ment ; or, là, l’a­vis du gou­ver­ne­ment se mani­fes­tait sous la forme de coups de botte de frère flick. Alors, le peuple est res­té à ses affaires, c’est-à-dire à regar­der pas­ser la retraite et conti­nue tous les samedis.

Quant à moi, cela ne me sur­prend point. Si j’é­tais aus­si naïf qu’il y a quelques années, je me dirais : tout de même, après une pro­pa­gande anti­mi­li­ta­riste qui parais­sait avoir pro­fon­dé­ment péné­tré dans le pays, après tant de mani­fes­ta­tions popu­laires, après tant de condam­na­tions, com­ment cela peut-il se faire que des sixièmes les ména­gères n’i­nondent pas les trou­piers allègres et les bour­riques à Lépine. Je me serais écrié, comme l’a fait tant de fois, dans toutes les salles de Paris, pen­dant tant d’an­nées, ce vieux zouave d’Al­le­mane : Eh quoi, les pavés ne se sou­lè­ve­ront donc pas d’eux-mêmes pour s’é­le­ver en bar­ri­cades et arrê­ter la marche de nos ennemis !

Non, j’ai eu seule­ment un sur­saut de colère, quand j’ai su que des amis s’é­taient fait cre­ver par les vaches ; je n’ai pas été sur­pris ; je n’ai aucune confiance dans le peuple.

D’ailleurs, j’ai rou­lé pas mal ma bosse, en pro­vince, à Paris, même à l’é­tran­ger, j’ai fait trente-six métiers, mais dans les chan­tiers, dans les ate­liers, dans les cam­pagnes, le hasard ne m’a jamais fait, à part une ou deux fois, ren­con­trer un cama­rade. Dans les groupes, dans les syn­di­cats, dans les mani­fes­ta­tions, quel­que­fois chez le mar­chand de vin, là seule­ment j’ai ren­con­tré des hommes pen­sant et agis­sant comme moi. Alors, où vou­lez-vous que je ren­contre le peuple anar­chiste, révo­lu­tion­naire, si je ne l’ai jamais ren­con­tré dans les bagnes, dans les fermes.

Aus­si je pense que le peuple ça n’existe pas. 

— Mais, me dira-t-on, alors le mou­ve­ment anti­mi­li­ta­riste c’est du bluff, il y aura tou­jours des guerres, les armées sont éternelles ?

— Non Point, je dis que le peuple, la masse est de moins en moins patriote, comme elle est de moins en moins reli­gieuse, mais elle n’ose mani­fes­ter sa manière de voir et elle porte en elle ce qui tue­ra la guerre. Elle fait des enfants ! Le nombre des hommes, noirs, jaunes et blancs aug­mente régu­liè­re­ment, conti­nuel­le­ment : l’A­sie, l’Eu­rope, débordent, l’Aus­tra­lie, l’A­mé­rique s’emplissent. Quand tout sera plein, il n’y aura plus de guerres.

Les guerres n’ont lieu que pour la pos­ses­sion de ter­ri­toires peu peu­plés, pour des débou­chés : avant un demi-siècle, la terre sera sur­peu­plée, il n’y aura plus pos­si­bi­li­té de se battre ; les moyens de com­mu­ni­ca­tion seront si nom­breux, si rapides, les échanges entre peuples si for­mi­dables, les races et les inté­rêts divers des hommes seront tel­le­ment entre­mê­lés, confon­dus que rien ne pour­ra jus­ti­fier l’en­tre­tien de mil­lions d’hommes sur le pied de guerre : le par­le­men­ta­risme sera uni­ver­sel, ce qui uni­fie­ra le sys­tème gouvernemental.

Enfin, petit à petit, les idées anti­mi­li­ta­ristes auront péné­tré et quand elles auront bien pris racine dans l’âme du peuple vaillant, il vien­dra un temps où celui qui crie­ra vive la France ! ou vive la Chine ! sera mis en miettes par la popu­lace des fau­bourgs, car alors, frère flick sera socia­liste, inter­na­tio­na­liste, anti­pa­triote : Mil­le­rand étant mort, Her­vé enfin sor­ti de geôles per­met­tra le libre cours des sen­ti­ments antipatriotiques.

Ô mères, ô femmes du peuple, faites des enfants ! Sur­peu­plez la terre, qu’on se touche comme harengs en caque pour que, grâce à votre sexe, l’hu­ma­ni­té puisse enfin fra­ter­ni­ser internationalement ?

[/​G. Butaud/​]

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