La Presse Anarchiste

Choses vécues

L’état éco­no­mique de la Rus­sie actuelle est un des nerfs les plus sen­sibles de la « poli­tique inter­na­tio­nale » contem­po­raine. Donc, on en écrit, on en parle beau­coup. Les jour­naux de tous les pays et de toutes les ten­dances, les grandes revues, les ouvrages spé­ciaux sont en train d’examiner et de dis­cu­ter la situa­tion de tous côtés et à tous les points de vue. Qui. ma foi, ne se croit pas com­pé­tent en la matière ? Hommes d’État, par­leurs et poli­ti­ciens, éco­no­mistes et spé­cia­listes, savants, jour­na­listes, feuille­to­nistes, simples repor­ters et, enfin, simples mor­tels — tous font là-des­sus des com­mu­ni­ca­tions et des rap­ports, tous s’occupent à rai­son­ner et à com­men­ter, à étu­dier et à faire des hypo­thèses, à pro­phé­ti­ser et à se poser en sau­veurs… On rem­plit des tas de papier. On accu­mule des quan­ti­tés for­mi­dables de faits et de chiffres — justes et faux, consé­quents et acci­den­tels, carac­té­ris­tiques et ne signi­fiant rien.

Mal­heu­reu­se­ment, avec ce mon­ceau de don­nées — énorme déjà — il est extrê­me­ment dif­fi­cile de se faire un tableau com­mun quelque peu net de l’état éco­no­mique du pays et d’arriver à une conclu­sion quel­conque, géné­rale et claire, tant ces don­nées sont chao­tiques et contradictoires.

Certes, pas mal de gens acceptent ces faits et ces chiffres trop à la légère. Ils croient que les uns et les autres sont, eux-mêmes déjà, assez élo­quents et per­sua­sifs ; qu’ils résolvent et expliquent tout d’une façon très simple. Quant à ces cré­dules-là, on a pas de peine à les faire croire, une dizaine de don­nées en mains, à tout ce qu’on veut.

Or, une telle idée sur le rôle des faits et des chiffres est pro­fon­dé­ment erro­née. Le chaos contra­dic­toire des faits et des chiffres sur la vie éco­no­mique de la Rus­sie actuelle démontre on ne peut mieux sa fausseté.

Sans par­ler des don­nées sim­ple­ment fausses dont le nombre est tou­jours consi­dé­rable, il importe de tenir compte d’un autre côté beau­coup plus com­pli­qué du problème.

1° Il en est loin de ce que tous les faits ayant une signi­fi­ca­tion et une impor­tance réelles soient connus. Celui qui désire bâtir, sur des faits, des conclu­sions plus ou moins justes, doit savoir dis­tin­guer et prendre en consi­dé­ra­tion ceux des faits qui sont véri­ta­ble­ment essen­tiels et liés au fond même des choses.

2° Il faut savoir trou­ver et déta­cher dans ces faits mêmes les traits vrai­ment carac­té­ris­tiques, reflé­tant pré­ci­sé­ment ce fond des choses.

3° Il importe de ne pas oublier que der­rière les faits eux-mêmes se trouvent les causes qui les ont ame­nés, et que, sans une étude soi­gneuse et une idée nette de ces der­nières, les faits ne peuvent être que des épi­sodes iso­lés signi­fiant peu et res­tant incom­pris ou mal compris.

Ce n’est qu’avec une grande quan­ti­té de faits fon­da­men­taux, carac­té­ris­tiques, et pris en liai­son avec les causes les expli­quant, que nous pou­vons éclai­rer le vrai fond des choses et arri­ver à des conclu­sions justes.

Avec les chiffres, c’est pis encore. Eux-mêmes, ils ne disent abso­lu­ment rien. On peut jouer avec, comme on veut. Ce n’est qu’une étude et une com­pa­rai­son scien­ti­fique des chiffres ame­nant à la com­pré­hen­sion de leur liai­son intime qui pour­raient nous aider à en tirer des déduc­tions exactes.

Donc, faits et chiffres eux-mêmes ne nous four­nissent rien de défi­ni­tif. On peut les pré­sen­ter et les com­men­ter comme il plaît. Leur entas­se­ment n’aide en rien à expli­quer les choses.

Mais, ne devrions-nous pas, en effet, appro­cher de l’économie russe contem­po­raine ain­si que du tas chao­tique des faits et des chiffres, armés des méthodes et des don­nées des sciences qui s’y rap­portent — éco­no­mie poli­tique, statistiques ?…

Hélas ! ces jeunes sciences, — de même que toutes les sciences sociales (la socio­lo­gie, jeune aus­si, et même cette petite vieille : l’histoire) — sont encore trop impar­faites pour pou­voir nous ser­vir d’aides sûres.

La sta­tis­tique ne peut ser­vir comme moyen auxi­liaire qu’en étant appli­quée à des chiffres pré­cis et fixes. Elle reste impuis­sante en face des don­nées acci­den­telles et, mal­gré leur quan­ti­té, très incom­plètes. Elle n’est pas à même de se rendre maî­tresse des chiffres chao­tiques et contradictoires.

L’économie poli­tique ? — Nous connais­sons de nos jours, deux éco­no­mies poli­tiques, deux sché­mas, deux modèles soi-disant « scien­ti­fiques » : le modèle bour­geois, et le modèle « socia­liste » ; l’économie poli­tique des défen­seurs paten­tés du sys­tème capi­ta­liste, et celle de Marx, avec tous les com­men­taires, com­plé­ments et rec­ti­fi­ca­tions ultérieures.

Eh bien ! Lequel des deux modèles pour­rait-on appli­quer à l’économie actuelle russe qui n’est ni capi­ta­liste, ni socia­liste ni, du moins, tran­si­toire de l’une et l’autre ; qui n’est, donc, pas une éco­no­mie dans le vrai sens du terme, puisqu’elle n’est carac­té­ri­sée par aucun pro­ces­sus éco­no­mique, que ce soit celui du déve­lop­pe­ment du capi­ta­lisme pri­vé ou d’État, ou bien relui d’une évo­lu­tion éco­no­mique col­lec­tive et libre ?

Avec lequel des deux sché­mas pour­rions-nous appro­cher de cette vie éco­no­mique qui n’a ni une agri­cul­ture orga­ni­sée ou, du moins s’organisant, ni une indus­trie en train de se déve­lop­per, ni des rela­tions régu­lières ou, du moins, s’arrangeant entre l’un et l’autre ? Qui, par consé­quent, n’est ni une vie éco­no­mique déter­mi­née, ni un mou­ve­ment éco­no­mique tran­si­tif, — donc, qui ne repré­sente ni vie ni mou­ve­ment éco­no­miques dans le sens exact des mots ?

Quelle éco­no­mie poli­tique ou quelle autre science sociale pour­rait nous four­nir des méthodes à opé­rer dans un pays où n’existe ni ne se des­sine aucune orga­ni­sa­tion déter­mi­née de la pro­duc­tion ni du labeur, aucun sys­tème régu­lier d’échange — pécu­niaire ou autre — aucune répar­ti­tion défi­nis­sable ? où il n’existe, au fond, ni finances, ni cré­dit, ni com­merce, mais où l’on trouve bien un genre unique d’achat-vente sur des bases fan­tas­tiques d’une spé­cu­la­tion usu­raire ? où il n’existe aucune bour­geoi­sie — ni indus­trielle ni com­mer­ciale — mais où l’on a un corps ori­gi­nal de mar­chands rapaces ? où, selon les décla­ra­tions mul­tiples de Lénine, le vrai pro­lé­ta­riat, le pro­duc­teur n’existe plus ? où, d’après les aveux récents des éco­no­mistes sovié­tistes, se déchaîne une crise « du consom­ma­teur », unique aus­si dans son genre ? où des mil­lions péris­sent vic­times des épi­dé­mies et meurent dans les crampes de la faim, en même temps que des mil­liers vivent d’une spé­cu­la­tion mons­trueuse et brûlent leur vie en des orgies folles ? où tout tour­billonne dans un chaos inima­gi­nable, où tout est acci­den­tel, instable, vague, insai­sis­sable — comme le monde avant le pre­mier jour de la création ?…

Quelle éco­no­mie poli­tique ou quelle autre science contem­po­raine serait à même de déchif­frer un tel tableau et de, nous four­nir la clef pour le comprendre ?

Une telle éco­no­mie poli­tique, une telle science — nous ne les connais­sons pas. La seule chose que la science moderne aurait pu faire (et qui pour­rait bien être faite sans elle), c’est de dési­gner cet état des choses comme, géné­ra­le­ment, tran­si­toire. Bien enten­du, cela signi­fie­rait n’avoir rien dit du tout, car il ne s’agit nul­le­ment de consta­ter la situa­tion tran­si­toire des choses, claire à tous, mais, pré­ci­sé­ment, de déter­mi­ner le vrai carac­tère, les ten­dances et le fond de cette tran­si­tion. Et c’est là, pré­ci­sé­ment, que la science reste 1mpuissante.

Donc, les méthodes scien­ti­fiques ne sont pas plus capables de nous aider à sai­sir le vrai fond de la situa­tion éco­no­mique de la Rus­sie actuelle que les faits et les chiffres eux-mêmes. Et là aus­si, le chaos et les contra­dic­tions éton­nantes des points de vue et des conclu­sions de divers éco­no­mistes par rap­port à l’économie russe sou­lignent très bien cette incapacité.

Dans le plus grand embar­ras, en ce qui concerne une com­pré­hen­sion juste de l’actualité éco­no­mique russe, se trouvent ceux pré­ci­sé­ment qui ont le plus grand besoin de la com­prendre : les masses ouvrières à l’étranger. Il va de soi qu’elles ne peuvent pas avoir confiance en des don­nées et conclu­sions de la presse anti-com­mu­niste. Mais elles ne peuvent pas davan­tage se fier trop aux don­nées com­mu­nistes, car elles sentent par ins­tinct (étant, en outre, influen­cées par de gros faits ayant pro­duit beau­coup de bruit) que là, non plus elles ne trou­ve­ront pas la véri­té. Où, et com­ment pour­raient-elles donc trou­ver cette véri­té ? Où pour­raient-elles cher­cher les conclu­sions dignes de confiance ? S’adonner elles-mêmes aux études et aux recherches ? — cela leur est impos­sible. Et, alors, la ques­tion reste sans réponse. Comme résul­tat, leurs ides sur l’actualité éco­no­mique de la Rus­sie sont tou­jours vagues ou injustes.

Que faire dans ces condi­tions ? Faut-il renon­cer à la tâche ? N’existe-t-il, vrai­ment, pas de phé­no­mènes pou­vant jeter une lumière vive sur cette actua­li­té, per­met­tant de sai­sir le vrai fond des choses et d’arriver à des conclu­sions géné­rales claires ?

Certes, ces phé­no­mènes-là existent. Nous les avons sous la main. Nous y’ avons touché.

Le chaos déses­pé­ré lui-même, les contra­dic­tions des faits et des conclu­sions, l’impuissance des méthodes scien­ti­fiques aus­si bien que les phé­no­mènes qui ont créé le chaos et que nous venons de men­tion­ner, — tout ceci pris ensemble (et compte fait aus­si de ce que tous les faits et les chiffres, même ceux sor­tis du camp com­mu­niste — quelques chao­tiques qu’ils soient, — tombent d’accord sur un point : l’aveu de la ruine éco­no­mique de la Rus­sie. Tout cela, eu entier, nous sert de clef prin­ci­pale pour la solu­tion du pro­blème. Quant à tout ce quo j’ai eu l’occasion de voir et de vivre en Rus­sie, tout cela confirme plei­ne­ment la jus­tesse de la clef.

Cette clef nous per­met d’arriver à une conclu­sion déter­mi­née : le vrai fond de la situa­tion éco­no­mique actuelle de la Rus­sie — le fond dont ne nous disent encore rien ni faits ni chiffres, et sur lequel se taisent jour­naux, grandes revues et ouvrages spé­ciaux, mais duquel nous parle, avec la plus grande élo­quence, tout le chaos des faits, chiffres, opi­nions et pré­vi­sions, — ce fond, c’est une des­truc­tion com­plète, abso­lue de toute base quel­conque d’une vie éco­no­mique dans le pays.

Je parle ici non pas pré­ci­sé­ment de la ruine éco­no­mique don­née et concrète de la Rus­sie, — ruine qui vient d’être men­tion­née, qu’on dis­cute beau­coup, et qui, elle-même, ne serait, ma foi, à notre époque ni trop impor­tante ni trop carac­té­ris­tique… Oui, la Rus­sie est rui­née par la guerre et la révo­lu­tion. Cette ruine est géné­ra­le­ment comme, ne fait de doute pour per­sonne, et ce n’est pas là que gît le fond de la ques­tion. Ce fond gît pré­ci­sé­ment dans le carac­tère de cette ruine, dans sa sub­stance et dans sa pro­fon­deur ain­si que dans les issues pos­sibles de la crise. C’est jus­te­ment en cher­chant à trou­ver une réponse à cette ques­tion prin­ci­pale, que nous tom­bons sur le chaos carac­té­ris­tique des don­nées et des opi­nions, — chaos qui, fina­le­ment, nous amène à notre conclusion.

Je parle, donc, de quelque chose de beau­coup plus impor­tant que de la simple ruine de la Rus­sie. Je parle d’une des­truc­tion totale — maté­rielle et morale — de fon­de­ments quel­conques, anciens ou nou­veaux, de la vie éco­no­mique en géné­ral. Je veux dire par là que ni dans l’actualité réelle russe, ni dans les cer­veaux des masses tra­vailleuses du pays, il ne reste plus pierre sur pierre ni du prin­cipe du capi­ta­lisme pri­vé, ni du prin­cipe éta­tiste en géné­ral, ni du prin­cipe « socia­liste » (éta­tiste-com­mu­niste).

[|* * * *|]

Il n’existe actuel­le­ment en Rus­sie ni base capi­ta­liste ancienne, ni celle d’un capi­ta­lisme nou­veau, ni base tran­si­toire, ni nou­velle base socialiste.

Si la révo­lu­tion russe était une révo­lu­tion bour­geoise, si une sta­bi­li­té quel­conque du capi­ta­lisme pri­vé se des­si­nait dans le pays, — alors, nous y ver­rions, tout d’abord, agir une classe bour­geoise puis­sante, pro­cla­mant har­di­ment ses « droits sacrés », pre­nant acti­ve­ment entre ses mains les des­tins éco­no­miques de cette révo­lu­tion, et pous­sant en avant les résul­tats de cette der­nière. Or, ni une telle classe, ni un pareil pro­ces­sus n’existent dans la Rus­sie actuelle, — pas même en germe, — et leur absence est la meilleure preuve de ce que les bases éco­no­miques capi­ta­listes n’existent pas dans la révo­lu­tion russe.

L’essai d’implanter dans le pays (sous le pavillon « com­mu­niste ») les racines d’un capi­ta­lisme d’État subit un échec com­plet et se mon­tra abso­lu­ment infruc­tueux. (Nous aurons, plus tard, l’occasion de sou­li­gner que cet essai ne peut géné­ra­le­ment don­ner des fruits).

Les élé­ments éco­no­mi­que­ment pri­vi­lé­giés de la dite « bour­geoi­sie nou­velle » (ou « sovié­tiste ») qui se pro­pagent et se mul­ti­plient sur le corps de la caste poli­ti­que­ment domi­nante des « com­mu­nistes », sont tem­po­raires « allu­viaux », éphé­mères. Ce ne sont que bulles vides qui gonflent et crèvent à la sur­face trouble du marais de la révo­lu­tion. Ce ne sont que des papillons-para­sites qui vivent un seul jour, et qui sont inca­pables de jouer un rôle éco­no­mique actif quel­conque. Une telle « bour­geoi­sie du jour » ne vivant que de la spé­cu­la­tion, ayant pris nais­sance sur la levure arti­fi­cielle faite du papier, — bour­geoi­sie bonne à rien et se hâtant de gas­piller joyeu­se­ment ses mil­lions de papier rapi­de­ment gagnés. — n’a, certes, pas la moindre signi­fi­ca­tion sérieuse dans la vie éco­no­mique du pays. Ce n’est pas pour rien, en effet, que le gou­ver­ne­ment russe se voit obli­gé, afin de réta­blir le ménage, de recou­rir à ce nou­veau genre d’importation dans le pays : impor­ta­tion arti­fi­cielle des capi­ta­listes étran­gers… Il est vrai que la ten­ta­tive de trans­plan­ter .dans le sol russe, à l’aide des conces­sions, etc., la bour­geoi­sie étran­gère et de gref­fer sur l’arbre sté­rile, de l’économie russe actuelle la culture du capi­ta­lisme du dehors — ne donne pas, non plus, des résul­tats appréciables.

Si, enfin, la révo­lu­tion russe était, au fond, une révo­lu­tion « socia­liste » (éta­tiste-com­mu­niste), — alors, cette base nou­velle devrait, elle aus­si, se faire voir infailli­ble­ment par quelque pro­ces­sus éco­no­mique actif cor­res­pon­dant. Or, l’ombre même d’un tel pro­ces­sus n’existe pas en Rus­sie. (Nous savons bien qu’il ne peut géné­ra­le­ment pas exis­ter). La néces­si­té de tendre les bras à la bour­geoi­sie étran­gère, d’aller à la ren­contre de ses appé­tits, de frap­per à ses portes et de mener des pour­par­lers sur les condi­tions de son impor­ta­tion dans le pays, — cette néces­site, tout en prou­vant l’impossibilité d’une « capi­ta­li­sa­tion » natale, n’est pas moins carac­té­ris­tique dans le sens inverse : elle démontre mieux que n’importe quoi l’absence dans le pays des bases socia­listes. Et, en effet, il ne peut même pas être ques­tion d’éléments d’une vie socia­liste ou com­mu­niste en Rus­sie. Ces élé­ments ne se mani­festent en rien. Concluons.

L’« esprit des­truc­teur » qui avait pas­sé sur le pays, fut dune puis­sance extra­or­di­naire. Il abat­tit, sans en rien lais­ser sub­sis­ter, tous les liens qui fai­saient tenir ensemble le vieil édi­fice éco­no­mique ; cet édi­fice tom­ba en pous­sière, revint à l’état du chaos. Il extir­pa des cer­veaux mêmes de la popu­la­tion tra­vailleuse toute pos­si­bi­li­té de recon­naître l’organisation capi­ta­liste de la socié­té, de faire la paix avec elle. Mais il fit plus encore, il se mon­tra encore plus puis­sant, cet esprit. Agis­sant tou­jours, il finit par bri­ser en mille pièces la ten­ta­tive, aus­si, d’introduire dans le pays les bases éco­no­miques nou­velles, « éta­tistes-com­mu­nistes ». Comme il fal­lait s’y attendre (dans les condi­tions modernes, sur­tout), — une fois les bases géné­rales de l’exploitation capi­ta­liste anéan­ties, ces bases « nou­velles », pseu­do-libé­ra­trices et infruc­tueuses, devaient s’effondrer, elles aus­si, inévi­ta­ble­ment, dans un pro­ces­sus de des­truc­tion ulté­rieure. Et, en effet, elles se sont effon­drées — dans le cas pré­sent, avec une rapi­di­té extra­or­di­naire, sans même avoir le temps de se mani­fes­ter plei­ne­ment. Toute pos­si­bi­li­té d’accepter l’idée du com­mu­nisme éta­tiste fut extir­pée aus­si du cer­veau des masses tra­vailleuses.

Non seule­ment la vie éco­no­mique de la Rus­sie est minée, mais ce n’est pas là, l’essentiel. L’essentiel, c’est que toutes les formes et tous les fon­de­ments de la vie éco­no­mique — aus­si bien ceux qui exis­taient aupa­ra­vant que ceux qui furent pro­je­tés jusqu’à cette heure — furent irré­vo­ca­ble­ment détruits, furent anéan­tis jusque dans leurs racines. Nau­frage com­plet — maté­riel et moral — du capi­ta­lisme de même que du socia­lisme éta­tiste, nau­frage de l’idée même du pre­mier et du second — voi­là ce qui est impor­tant et caractéristique. 

C’est une face de la question. 

L’autre, c’est qu’à la place des bases ain­si détruites, il n’y eut, jusqu’à pré­sent, aucune base nou­velle de la vie éco­no­mique. Ayant mené le pro­ces­sus éco­no­mique des­truc­tif jusqu’au bout, la révo­lu­tion n’a, jusqu’à cette heure, ame­né à aucun pro­ces­sus éco­no­mique créa­teur.

Absence com­plète d’un résul­tat créa­teur réel ; non-construc­tion des formes et des fon­de­ments nou­veaux de la vie éco­no­mique ; impuis­sance sur­pre­nante — au moins exté­rieure — de 1’« esprit créa­teur », sa non-incar­na­tion parais­sant, à pre­mière vue, sans issue ; prin­cipes nau­fra­gés non rem­pla­cés par l’application d une autre idée quel­conque, — telle est cette autre face des choses — encore plus carac­té­ris­tique et impor­tante, peut-être, que la pre­mière. (Nous en repar­le­rons plus tard.)

Éco­no­mi­que­ment, la révo­lu­tion russe se débat entre le capi­ta­lisme, qu’elle a détruit et le socia­lisme éta­tiste détruit par elle éga­le­ment — dans le vide el le chaos des débris de l’un et de l’autre. Jusqu’à cette heure, elle n’arrive pas à se tirer de ces débris. Voi­ci ce qu’il est impor­tant de com­prendre en pre­mier lieu.

Des­truc­tion totale, et nulle construc­tion nou­velle. Champs rasés, brû­lés, sans signe de créa­tion nou­vel­le­ment enta­mée. Tel est le tableau actuel de la situa­tion éco­no­mique de la Russie.

Dans le tour­billon détrui­sant et anéan­tis­sant tout, périrent les idoles anciennes et aus­si les fétiches nou­veaux. Le pré­sent exis­tant, et l’avenir conçu — furent brû­lés tous les deux. Et la place où avait pas­sé le feu reste vide…

Éco­no­mi­que­ment, la Rus­sie actuelle est un ter­rain rasé et brû­lé, ter­rain des­sou­ché où tout est à rebâtir.

La Rus­sie est un désert.

La Rus­sie est une tabu­la rasa, où de nou­veaux des­sins sont à poser. C’est ain­si qu’on peut for­mu­ler sa situa­tion éco­no­mique actuelle.

Pour quelles rai­sons, don, l’« esprit créa­teur » ne s’est-il pas mani­fes­té jusqu’à pré­sent ? Pour­quoi les forces vives de créa­tion ne se sont-elles pas réa­li­sées ? Avaient-elles fait, au moins, leur appa­ri­tion ? Si oui, quelle fut-elle, alors, et pour­quoi n’a‑t-elle pas lais­sé de traces ? Est-il pos­sible, encore, de tra­cer quelque chose sur ce sable du désert, et quoi notam­ment ? Quelles sont à cet égard les pers­pec­tives ulté­rieures, et ne serait-ce pas, quand même, le simple réta­blis­se­ment du capi­ta­lisme qui attend le pays ?

Toutes ces ques­tions — à une autre fois.

[/​Voline./​]

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