La Presse Anarchiste

La Vie théâtrale

Par­mi les tech­ni­ciens sur les­quels nous pou­vons comp­ter pour la mise en œuvre har­mo­nieuse du Théâtre Confé­dé­ral, je veux faire connaître aux lec­teurs de la Revue Anar­chiste le peintre-met­teur en scène Wal­ter Fuerst qui nous apporte de Vienne et de Ber­lin ses concep­tions et ses tra­vaux per­son­nels sur le décor dra­ma­tique. Voi­ci le pré­am­bule de son inté­res­sant ouvrage : « Le Décor » :

[|Les Pro­blèmes du Décor|]

Le direc­teur de théâtre qui veut pré­sen­ter ses pièces dans une mise en scène avan­ta­geuse s’adresse géné­ra­le­ment à un peintre, à un peintre connu par ses tableaux… Et il nomme décor la toile de fond et les cou­lisses qu’il a fait bros­ser d’après les maquettes de son peintre. Celui-ci a lu plus ou moins atten­ti­ve­ment la pièce ; cer­taines fois, il ne la connait que par les indi­ca­tions qu’on lui a four­nies. Il se laisse aller au gré de sa fan­tai­sie sans trop se sou­cier des per­son­nages qui se pro­mè­ne­ront dans son décor, sans pré­voir les mou­ve­ments, les grou­pe­ments, les néces­si­tés scé­niques que le jeu impose. Il n’assiste pas aux répé­ti­tions, il ne s’occupe pas de l’éclairage, sou­vent il ne connaît pas les cos­tumes — ou, cas encore plus grave, les maquettes de ces cos­tumes ont été com­man­dées à un autre artiste.

Nous sommes donc invi­tés à regar­der une œuvre pic­tu­rale, l’agrandissement d’une maquette accro­ché der­rière l’acteur. C’est un tableau déco­ra­tif. Mais est-ce un tableau que l’on a vou­lu nous mon­trer ? non, un pan­neau déco­ra­tif ? non plus. On a vou­lu nous pré­sen­ter un décor — c’est-à-dire une créa­tion théâtrale.

Mais la pein­ture du peintre au théâtre ne répond plus à notre concep­tion de la mise en scène. Le décor pic­tu­ral n’est, en somme qu’une sur­vi­vance néfaste du vieux décor de mélo­drame du théâtre ita­lien et du théâtre roman­tique. Il va à l’encontre du sens même du théâtre. Plus dan­ge­reux encore que le décor tra­di­tion­nel, le faux décor moderne, en flat­tant le goût du public, le trompe sur la vraie fin du théâtre qui est dans la réa­li­sa­tion d’une œuvre scé­nique inté­grale.

Avec notre nou­velle concep­tion du théâtre, nous vou­lons que la repré­sen­ta­tion soit une œuvre sym­pho­nique dont tous les fac­teurs — la parole, le geste, le mou­ve­ment, la musique, les cos­tumes, le décor, les cou­leurs, la lumière le moindre acces­soire — se sou­mettent à la même volon­té de réa­li­sa­tion et concourent, de la sorte, à l’uni­té scé­nique. Le décor appor­te­ra à l’ouvre com­mune ses élé­ments propres c’est-à-dire, une expres­sion, non pic­tu­rale, mais scé­nique.

Pour sai­sir le rôle du décor dans cet ensemble, il convient de nous deman­der : quel est l’objet du décor, quels sont ses élé­ments consti­tu­tifs ? Un tra­vail d’analyse, de sys­té­ma­ti­sa­tion s’impose : d’une cri­tique de l’évolution de la mise en scène moderne nous déga­geons les moyens d’expression dont la scène pour­ra disposer.

Le décor doit nous aider à don­ner le « milieu », à reflé­ter l’atmo­sphère psy­cho­lo­gique, à créer l’unité scé­nique.

Don­ner le milieu, l’ambiance qui convient au drame et aux per­son­nages — avec ce pre­mier pos­tu­lat nous sommes encore tout près de la réa­li­té ; mais nous ne nous arrê­tons pas là, nous subis­sons l’âme mul­tiple du drame, ses mou­ve­ments de lyrisme, de joie, de dou­leur. Des lors il ne suf­fit plus que le décor donne, une ambiance vrai­sem­blable, mais indif­fé­rente aux péri­pé­ties psy­cho­lo­giques ; il doit reflé­ter l’âme du drame, l’atmosphère de la pièce entière aus­si bien que de chaque scène ; rendre, par des moyens visuels scé­niques l’atmosphère psy­cho­lo­gique, c’est là, nous semble-t-il, la fonc­tion pri­mor­diale du décor.

Créer l’unité scé­nique ce ne serait pas du vrai théâtre que de conce­voir le décor indé­pen­dam­ment des autres fac­teurs de la scène, indé­pen­dam­ment, sur­tout, de l’acteur. On accroche une toile der­rière l’acteur, on plante un décor autour de lui. Est-ce assez ? L’acteur, être vivant, se meut, avance, recule — des­sine ses gestes dans l’espace. Ne ver­rons-nous pas se pro­duire, fata­le­ment, un contraste entre l’acteur, être plas­tique, et le décor, sur­face plane ? Ne fau­drait-il pas créer l’unité entre l’acteur et son ambiance, mettre l’acteur eu rela­tion avec l’espace qui l’entoure ? La scène devien­dra de la sorte le Monde qui contient les per­son­nages du drame. Créer l’uni­té néces­saire entre l’acteur et l’espace qui l’entoure : c’est contre ce pos­tu­lat sur­tout que le théâtre actuel pêche le plus sou­vent — et le plus impunément.

Milieu, atmo­sphère psy­cho­lo­gique, uni­té scé­nique — ces trois phé­no­mènes ne se sont point pré­sen­tés au met­teur en scène tous à la fois. Ils sont sor­tis l’un de l’autre, et le der­nier, pos­tu­lat de l’unité plas­tique, est essen­tiel­le­ment de notre époque. Pen­dant assez long­temps on ne s’était occu­pé que du « milieu ». Cette ques­tion, la façon plu­tôt de la com­prendre, devait modi­fier, suivre les cou­rants intel­lec­tuels du siècle.

Chaque époque a cru rendre, par des moyens scé­niques, le monde du drame, et la dif­fé­rence ne consiste on der­nier lieu, que dans le déve­lop­pe­ment plus ou moins grand de la sen­si­bi­li­té. Si nous reje­tons aujourd’hui cer­taines solu­tions, c’est que notre récep­ti­vi­té demande à l’art théâ­tral d’autres formes d’expression.

Pour une géné­ra­tion toute aux recherches his­to­riques et archéo­lo­giques les pre­miers réfor­ma­teurs qui s’attaquèrent à l’inexactitude his­to­rique du milieu devaient avoir un mérite indé­niable. Mais nous conce­vons dif­fi­ci­le­ment, aujourd’hui, quel pro­grès réa­li­sait le théâtre du duc de Mein­gen ; nous sommes bien loin de la fausse véri­té de cette grande mise en scène his­to­rique, recons­ti­tu­tion sup­po­sée fidèle du « milieu » où un pro­fil d’architrave et un bou­ton de gilet sont de la même impor­tance, où le décor à trompe‑l’œil, triste héri­tage de deux siècles d’art théâ­tral, est cen­sé pou­voir don­ner l’impression d’une époque avec une mosaïque de détails jux­ta­po­sés. Si, d’autre part, le roman­tisme wag­né­rien fait appel à tous les élé­ments de la nature — feu de la Val­ky­rie, écrou­le­ment du palais des Nibe­lun­gen, appa­ri­tions dans les nuages pour consti­tuer le décor et un acteur du drame, en un fac­teur de l’expression psy­cho­lo­gique — la grande machine com­pli­quée du drame musi­cal, du « Gesammt­kunst­werk » nous semble don­ner encore à l’œuvre scé­nique inté­grale une forme naïve et couronnée.

La ques­tion de l’unité théâ­trale — et, avec elle, la ques­tion du « milieu » — devait, plus près de nous, rece­voir une solu­tion bien dif­fé­rente de celle que pro­cla­mait Wag­ner — réponse inat­ten­due, qu’il aurait été le pre­mier à repous­ser. L’influence salu­taire du natu­ra­lisme modi­fiait en effet la concep­tion théâ­trale comme elle avait chan­gé toute l’orientation intel­lec­tuelle. Le drame natu­ra­liste, avec sa recherche de véri­té, avec sa psy­cho­lo­gie plus nuan­cée, appor­tait à la mise en scène des élé­ments tout nou­veaux : la créa­tion d’un jeu d’ensemble, l’observation de la vie de tous les jours et d’un milieu carac­té­ris­tique. Nous voyons enfin des hommes simples, entou­rés de choses simples, maniant des acces­soires vraisemblables.

Comme il arrive dans tout mou­ve­ment réfor­ma­teur on fut ten­té d’aller trop loin. Si nous voyons dans le décor d’Antoine pour les « Tis­se­rands » de Haupt­mann des toiles d’araignée, bien en évi­dence, six dans chaque coin, nous recon­nais­sons là l’effet du prin­cipe natu­ra­liste — s’attacher trop aux détails. Et encore, il faut le dire, le décor n’a pas encore la même vrai­sem­blance que le meuble, l’accessoire. La concep­tion du décor peint était trop pro­fon­dé­ment enra­ci­née pour dis­pa­raître d’un coup : les arai­gnées de Silé­sie lis­saient donc leurs toiles entre des murs de toile peinte. La sen­si­bi­li­té ne cherche pas, au début, la vrai­sem­blance phy­sique, elle se contente d’une vrai­sem­blance illus­tra live. À mesure qu’elle s’affirme, sous l’influence même du natu­ra­lisme, nous voyons dis­pa­raître les portes et les fenêtres peintes avec leurs pro­fils en lumière et ombre, pour faire place à des portes, à des fenêtres en bois. Pas à pas, le décor plas­tique conquiert la scène. Le Théâtre doit à l’école natu­ra­liste une plus grande sen­si­bi­li­té, une com­pré­hen­sion meilleure de la scène. La voie est ouverte aux ten­ta­tives modernes. Dans la suite, des hommes de théâtre devaient s’attaquer à des pro­blèmes nou­veaux en uti­li­sant d’abord les moyens que le théâtre natu­ra­liste leur four­nis­sait. C’est d’Antoine et de Brahm, en effet, que pro­cèdent Rein­hardt comme Gémier.

Tan­dis que ces der­niers partent d’une concep­tion essen­tiel­le­ment scé­nique pour atteindre une réa­li­sa­tion visuelle, des théo­ri­ciens, éta­blis­sant les dogmes d’un autre théâtre, sur­gissent : c’est de l’extérieur qu’ils abordent le pro­blème scé­nique, d’une idée esthé­tique pré­con­çue. Ces réfor­ma­teurs radi­caux — Gor­don Craig, Georges Fuchs — s’attachent à éta­blir une forme visuelle du théâtre, en pré­co­ni­sant, cha­cun, un sys­tème de sty­li­sa­tion, de simplification.

Deux cou­rants dominent donc l’époque. Remar­quons que, si les réfor­ma­teurs rigides font table rase du théâtre contem­po­rain pour mettre quelque chose de neuf à sa place, les grands régis­seurs sor­tis de l’école natu­ra­liste, plus souples — en même temps plus conscients du carac­tère uni­ver­sel de l’organisme théâ­tral — empruntent les élé­ments scé­niques aux ten­ta­tives de sty­li­sa­tion, de syn­thèse, et mettent ain­si toutes les pos­si­bi­li­tés du théâtre moderne au ser­vice d’une concep­tion scé­nique nouvelle.

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Dans le pro­chain numé­ro de la Revue Anar­chiste, nous publie­rons une étude de Wal­ter Fuerst sur le grand met­teur en scène alle­mand Max Reinhardt.

Pour conclure, j’ajoute que Wal­ter Fuerst est venu nous trou­ver pour nous « dire l’intérêt qu’il porte au Théâtre Confé­dé­ral et com­bien il serait heu­reux de mettre son tra­vail au ser­vice de cette bonne cause ».

Ce sont de tels concours que les théâtres de l’État et de la Bour­geoi­sie ne savent pas uti­li­ser. Le pro­lé­ta­riat, lui, n’a qu’à recon­naître les siens, pour trou­ver les plus purs arti­sans de la Beau­té qu’il mérite.

[/​André Colo­mer./​]

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