Nul plus que nous, n’a fondé d’espoirs sur le Congrès de Saint-Étienne. Nous nous étions délivrés de la vieille C.G.T. ankylosée de fonctionnarisme et empoisonnée de réformisme politicien, pour nous donner à la C.G.T.U., corps et âme, comme s’il était absolument sûr que nous dussions y réaliser la plénitude de notre idéal libertaire.
Eh bien ! nous ne regrettons rien. Certes, au premier moment, la peine fut grande, pour nous de voir les politiciens s’emparer de l’organisme confédéral révolutionnaire. Nous ne nous cachons évidemment pas le danger que courrait, sans la vigilance des militants, le mouvement ouvrier de ce pays. Mais, dominant à la longue, cette impression première de chagrin et de crainte, une certitude réconfortante nous rassérène. Jamais la faillite de la politique socialiste ne fut plus certaine qu’au lendemain de celle victoire. Jamais le syndicalisme libertaire ne s’exprima avec autant de puissance et de netteté qu’à Saint-Étienne et jamais on ne vit, dans aucun Congrès de la C.G.T., une assemblée si fortement impressionnée par les idées de sa minorité, que nombreux, furent parmi les délégués de la majorité, ceux qui partirent avec le remords du mandat qu’ils venaient d’exécuter.
Demain est à nous. Nous l’avons conquis à Saint-Étienne. Demain est à l’Anarchie par le syndicalisme.
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Nous aurions pu être plus adroits. Et ainsi, peut-être, le succès nous eût souri. En ne revendiquant pas notre esprit anarchiste à la veille des débats de Saint-Étienne, nous eussions permis à la confusion de perdurer et, en bons enfants bien sages, nous eussions joui des faveurs électorales. Des camarades ont osé nous dire cela. Se rendaient-ils bien compte de la nature de leur reproche ? Allons donc, contre la politique nous sommes et contre les mœurs politiciennes aussi. Tout s’est fort bien passé, avant et pendant Saint-Étienne. Les hommes de confiance du parti communiste sont au bureau et à la Commission administrative de la C.G.T.U. — soit, mais pour combien de temps et dans quelle situation ?
Nous avons fait mieux que de nous maintenir en fonctions, nous avons semé, à pleines mains et d’un geste large, dans le Prolétariat, des semences d’anarchie.
« Anarchie », voilà le grand mot — le gros mot même, pour Monmousseau et Lozowski.
Avec le mot « Anarchie » ils espèrent épouvanter les masses afin de les ramener plus facilement sous les houlettes du berger. Ils se figurent aussi, par de tels procédés, nous renfoncer le mot dans la gorge et étouffer notre tendance.
Monmousseau et Lozowski se trompent. À force de dire du mal de l’Anarchie, ils finissent par éveiller, chez les plus ignorants, le désir de la connaître. L’Anarchie devient un fruit défendu. Les dictateurs de Moscou auront beau édicter des lois, les prolétaires sauront les enfreindre, afin d’entendre la voix des persécutés qui leur parleront d’Anarchie.
Et quant à nous, plus on nous fera honte de notre anarchisme, plus nous en serons fiers, plus nous le revendiquerons à la face de tous et surtout au sein de l’organisation des exploités, dans les syndicats, dans une Confédération générale du Travail.
Nous ne nous en sommes pas privés à Saint-Étienne et j’espère bien qu’il n’y aura pas un anarchiste pour nous en faire grief ! En tous cas, tous les compagnons qui étaient là-bas, savent bien pourquoi nous ne regrettons pas notre franchise. Au mot d’« Anarchie » lancé par nos adversaires politiciens sur le même ton que jadis, on proférait le mot « lèpre » une curiosité hostile s’éveillait parmi une grosse partie des congressistes. Mais, lorsque nous venions répondre en expliquant l’Anarchie, précisant son sens négatif de tout Gouvernement, de toute contrainte et son sens affirmatif de l’organisation du travail par les travailleurs — d’une libre organisation des producteurs ne souffrant rien ni au-dessus ni à côté d’elle — la curiosité devenait sympathique et bien des yeux s’éclairaient soudain d’une flamme libertaire…
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— Cependant, dira-t-on, nous voici, par l’adhésion à l’internationale Syndicale Rouge, assujettis au Gouvernement de Moscou. menacés d’une discipline de parti, privés de notre autonomie, de notre indépendance de pensée et d’action. Triste situation pour des anarchistes.
Halte-là, mes camarades ! Ne confondons pas syndicalisme et politique. Et quoi qu’on en ait pu dire en un moment de désespoir, le syndicalisme n’est pas mort. Le syndicalisme n’est pas l’œuvre d’un homme ou de quelques hommes, il ne naît pas d’une théorie. Avant le syndicalisme il y a les syndicats. Avant tout j’adhère à mon syndicat. J’y adhère comme exploité, comme producteur. Aucune condition idéologique n’est posée à celui qui veut se syndiquer. Une seule condition pratique : être un prolétaire. À la base, le syndicat conserve donc toute sa plasticité générique, toute sa fécondité libertaire. Du fait que tous les travailleurs peuvent le former à l’image de leurs besoins et de leurs volontés individuelles pour le service de leurs intérêts communs, le syndicat conserve un dynamisme anarchique bien fait pour nous rassurer. On peut avoir capté un centre du syndicalisme : peu nous importe puisque dans le syndicalisme, qu’on le veuille ou non, la force ne sera jamais centrifuge, mais centripète. Toute la puissance créatrice vient du syndicat. Et le syndicat lui-même tire sa potentialité de chacun des individus-producteurs qui le forment. Anarchiste, je suis donc là, à la racine de l’arbre, je suis une des radicelles de l’arbre.
On petit couper des branches à la cime : il en poussera d’autres ; j’en ferai pousser d’autres qui porteront, vers la lumière, le mouvement d’une sève qui garde le goût de mon effort…
Aujourd’hui la C.G.T.U. va à l’I.S.R. de Moscou. Soit. Dans mon syndicat, par mon syndicat, de mon syndicat, je vais toucher les travailleurs de mon syndicat, de mon comité intersyndical, de mon union des syndicats, de ma fédération. Mon anarchie, c’est-à-dire, ma volonté d’émancipation intégrale des producteurs, va faire son chemin de propagande tout doucement, d’une réunion d’atelier à une Assemblée générale, d’un Comité général à un Congrès fédéral, et au prochain Congrès Confédéral, avant un an peut-être, tous ces efforts produiront leurs fruits.
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Cependant nous ne perdons pas notre conscience internationale. À Berlin nous avons rencontré les représentants du prolétariat libre. Ce sont des hommes qui savent se faire les défenseurs héroïques du syndicalisme. Borghi et Negro, en lutte avec le fascisme d’Italie ; Diez, dont la C.N.T. en Espagne, s’affirme courageusement libertaire, malgré les persécutions et les tortures infligées ; Rocker et Souchy, dont les efforts tendent à rendre au Prolétariat allemand, l’organisation qu’il mérite ; Chapiro, exilé de Russie par le Communisme d’État. Voilà le noyau solide d’une résistance syndicaliste internationale.
Grâce à ce lien de solidarité extérieure, nous saurons tenir bon dans la C.G.T.U. avec toutes nos attaches internes, par chacun de nos syndicats dont nous suivrons attentive ment et passionnément les assemblées — afin de ne pas laisser la pourriture des cimes de la C.G.T.U. se communiquer jusqu’à nos chères racines.
Chers camarades de Berlin, d’Italie et d’Espagne, vous êtes notre soleil ; vous êtes l’aube de l’Internationale syndicale que nous voulons : celle qui permettra aux exploités du monde entier, d’accomplir leur émancipation intégrale, celle qui scellera l’union des travailleurs par l’Anarchie, c’est-à-dire dans une volonté universelle de production et de consommation des individus organisés sur le plan du Travail libre.
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