La Presse Anarchiste

Le mouvement social en Italie

Le mou­ve­ment social en Ita­lie peut pré­sen­te­ment se résu­mer en peu de mots : On va à recu­lons d’une allure pro­gres­si­ve­ment accé­lé­rée. Sur tous les ter­rains, la réac­tion triomphe : mora­le­ment, intel­lec­tuel­le­ment, poli­ti­que­ment et économiquement.

Mora­le­ment, la période actuelle est carac­té­ri­sée par une aug­men­ta­tion de la reli­gio­si­té ecclé­sias­tique, paral­lè­le­ment à la déca­dence des mœurs, à la course aux plai­sirs bru­taux, à la cré­du­li­té la plus stu­pide répan­due même dans les milieux jadis les plus libres de pré­ju­gés. Je ne parle pas seule­ment de la cré­du­li­té reli­gieuse, mais de la cré­du­li­té en géné­ral : c’est à déses­pé­rer de l’intelligence humaine que de voir com­ment les gens croient aujourd’hui à tous les men­songes débi­tés par les bour­reurs de crâne du jour­na­lisme à tant la ligne ! Dans le domaine des études et des lettres c’est le triomphe de la pire médio­cri­té, de la super­fi­cia­li­té et de l’ignorance.

Poli­ti­que­ment, étant don­né les pro­grès faits dans les der­nières trente années, l’Italie pour­rait se consi­dé­rer comme un des pays les plus libres, dans les limites des ins­ti­tu­tions bour­geoises et au point de vue consti­tu­tion­nel. Mais tout cela vaut moins que rien, car l’arbitraire des castes gou­ver­nantes et des classes diri­geantes sup­prime la liber­té, viole la jus­tice, offense tout sen­ti­ment de digni­té humaine autant de fois que cela leur plaît. Le « fas­cisme » a cou­ron­né l’ouvrage, bou­le­ver­sant de fond en comble toute norme de vie, au nom même de la liberté.

On est « libre » en Ita­lie de s’associer, de faire des jour­naux, de pen­ser à sa façon, etc… Aucune loi ne l’interdit : bien plus, il y a des lois qui garan­tissent ces liber­tés. Vice-ver­sa, dans les trois quarts de l’Italie, sif­fler l’Inter­na­tio­nale, se mettre un œillet rouge à la bou­ton­nière, se pro­me­ner dans les rues en lisant un jour­nal socia­liste fait cou­rir de graves risques, peut être puni de la bas­ton­nade la plus atroce et même de la mort. Tout cela n’est pas « légal » cer­tai­ne­ment ; mais ce n’est pas non plus illé­gal, puisque cela advient sous les yeux fer­més, béné­voles et tolé­rants de la police et de la magistrature.

Ce triomphe de l’arbitraire contre la liber­té de tous se rat­tache à la réac­tion sur le ter­rain éco­no­mique, il tire même de cette réac­tion son plus grand ali­ment, sa plus grande rai­son d’être et les trois quarts des causes de son succès.

L’Italie tra­verse, en rai­son de la guerre, une épou­van­table crise éco­no­mique. Inutile d’en dire ici les motifs et quels pour­raient en être les remèdes : cela néces­si­te­rait une étude spéciale.

Il y a un vide creu­sé par cinq années de pro­digue et de folle des­truc­tion de richesses qu’il faut com­bler. Du point de vue pro­lé­ta­rien, il n’y avait qu’un moyen pour com­bler l’abîme : y jeter dedans tous les pri­vi­lèges de la bour­geoi­sie. C’est ce que le pro­lé­ta­riat n’a pas fait et c’est alors la bour­geoi­sie qui veut contraindre le pro­lé­ta­riat à rem­plir ses vides de caisse à prix de sueur et de sang par un redou­ble­ment d’exploitation et de ser­vi­tude. La réac­tion anti­pro­lé­ta­rienne et anti­so­cia­liste a ce but précis.

Le pro­lé­ta­riat après cin­quante années de lutte avait atteint en Ita­lie une assez bonne situa­tion éco­no­mique. À notre point de vue, cer­tai­ne­ment c’était trop peu, mais c’était quelque chose. Avant la guerre, une telle situa­tion, non seule­ment n’était pas en contraste avec les inté­rêts de la bour­geoi­sie, mais elle consti­tuait même pour celle-ci une espèce de sou­pape de sûre­té. Nous avions d’autres rai­sons — nos rai­sons à nous, anar­chistes et révo­lu­tion­naires — pour nous oppo­ser à cet état de choses : mais l’état de fait, objec­ti­ve­ment consi­dé­ré, était ce qui pou­vait s’appeler une espèce d’équilibre réformiste.

Cela dura jusqu’en 1911. L’équilibre com­men­ça à appa­raître instable avec la guerre pour la Lybie contre la Tur­quie. Non­obs­tant, le pro­lé­ta­riat sur­pas­sa cette pre­mière crise, en triom­pha et en sor­tit plus fort. Mais ce pre­mier heurt avait désar­çon­né le réfor­misme le plus rose, avait ren­du plus agres­sif le pro­lé­ta­riat, — sou­ve­nez-vous de la semaine rouge de 1914 dans les Marches et en Romagne, — et avait irri­té et mis sur le qui-vive le capi­ta­lisme. Ce fut une des plus fortes rai­sons pour les­quelles, à l’encontre même des vrais inté­rêts de la nation et de beau­coup de ses propres contin­gents, le capi­ta­lisme pesa for­te­ment sur le pla­teau de la balance en faveur de la guerre, pour faire entrer dans le tour­billon infer­nal qui était en train de dévas­ter l’Europe. « Enfin nous n’entendrons plus par­ler de socia­lisme, de syn­di­cats, de grèves, de révo­lu­tion ! » disaient ouver­te­ment un grand nombre de bourgeois.

On sait com­ment s’est pas­sé la guerre et on connaît toutes les péri­pé­ties d’après-guerre. Dans son mal­heur, le pro­lé­ta­riat pou­vait trou­ver une rai­son de revanche ; il eût pen­dant presque deux années la pos­si­bi­li­té de tirer du mal un motif de bien, c’est-à-dire de tirer des ruines le la guerre la conclu­sion la moins désas­treuse pour lui-même ; il aurait pu faire la révo­lu­tion ita­lienne. Il n’est pas à croire que cette révo­lu­tion eût été toute rose : au contraire ! La révo­lu­tion après la guerre ne pou­vait pas ne pas être dou­lou­reuse et tour­men­tée ; mais… c’eût été la révo­lu­tion. Elle aurait pu au moins influer sur le reste de l’Europe, limi­ter et arrê­ter les pro­grès de la réac­tion inter­na­tio­nale ; et en Ita­lie, à tra­vers la révo­lu­tion, on aurait au moins atteint un nou­vel équi­libre, pas encore peut-être socia­liste, mais au moins plus libre et plus avan­cé vers l’avenir.

Au lieu de cela on lais­sa pas­ser inuti­le­ment le temps. Peut-être la vision des sacri­fices et des dou­leurs qu’aurait cou­tés la révo­lu­tion a réus­si à rete­nir le pro­lé­ta­riat, ou plu­tôt ses chefs… Mais le fait est que le capi­ta­lisme et l’État ita­lien ont en le temps de reprendre haleine, de recueillir leurs propres éner­gies et de com­prendre que, mal­heu­reu­se­ment pour nous, mal­gré qu’ils soient dans l’état de faillite le plus humi­liant devant les capi­ta­lismes et les États rivaux et concur­rents, ils sont par contre très forts devant le pro­lé­ta­riat, contre celui qu’ils appellent 1’« enne­mi de l’intérieur ».

Et main­te­nant c’est la bour­geoi­sie qui tient le cou­teau par le manche et l’emploie avec une féro­ci­té et une insen­si­bi­li­té morale indes­crip­tibles. Encore une fois on peut consta­ter en Ita­lie — ce que le pro­lé­ta­riat pari­sien consta­ta à ses dépens en 1848 et en 1871 — que les bru­ta­li­tés, les vio­lences et les tue­ries aux­quelles se laissent empor­ter les classes ouvrières dans les moments de tumulte et d’exaspération ne sont rien en quan­ti­té, inten­si­té et inhu­ma­ni­té en com­pa­rai­son de la bru­ta­li­té, de la vio­lence et des mas­sacres sys­té­ma­tiques et froi­de­ment orga­ni­sés dont sont capables et que pra­tiquent effec­ti­ve­ment les classes diri­geantes qui cepen­dant se vantent d’être mieux éle­vées et plus ins­truites. Cela s’est consta­té iden­ti­que­ment, de même qu’en France en 48 et en 71, en Alle­magne et en Hon­grie après les récentes révo­lu­tions, et même dans les autres pays.

Il est cer­tain que le pro­lé­ta­riat ita­lien paie aujourd’hui amè­re­ment le tri­but de ses hési­ta­tions et de ses renon­cia­tions ! La bour­geoi­sie lui fait sen­tir sous la gorge le cou­teau qu’elle tient par le manche, et lui donne par les faits la ter­rible leçon que pour les oppri­més et les exploi­tés le plus grand tort est d’avoir pu et de n’avoir pas osé vaincre ; ces dou­leurs et ces sacri­fices que le pro­lé­ta­riat a cru évi­ter en renon­çant à la révo­lu­tion, aujourd’hui il doit les sup­por­ter de la même façon et peut-être d’une façon pire, avec en plus le décou­ra­ge­ment que toutes ces souf­frances pro­fitent seule­ment, exclu­si­ve­ment à ses oppres­seurs et exploi­teurs, à ses ennemis.

Le pro­lé­ta­riat ita­lien, et dans le cas ses chefs a cru — quand sur la fin de 1920 il a renon­cé à toute idée de révo­lu­tion, mal­gré les insis­tances contraires des mino­ri­tés com­mu­nistes et anar­chistes — il a pro­ba­ble­ment cru pou­voir conser­ver les posi­tions acquises, ou tout au moins de retour­ner à cet équi­libre réfor­miste d’avant 1914 et de 1911. Quelle illu­sion ! On ne tenait pas compte de la crise, de l’abîme creu­sé par la guerre que quelqu’un doit rem­plir ; et on ne com­pre­nait pas que du moment que le pro­lé­ta­riat renon­çait à le com­bler avec les pri­vi­lèges bour­geois, la bour­geoi­sie aurait pen­sé à le rem­plir, en y jetant dedans toutes les conquêtes ouvrières de ces der­nières trente années.

Il n’est pas pos­sible qu’il en soit autre­ment. La situa­tion rela­ti­ve­ment assez bonne de la classe ouvrière en 1914 ne pou­vait être main­te­nue pour l’époque pré­sente qu’à la condi­tion que la bour­geoi­sie se rési­gnât à ne pas gagner, et même à perdre, pour au moins quelques années. Et pour­quoi doit-elle s’y rési­gner, du moment qu’elle se sent main­te­nant la plus forte, du moment qu’elle peut conti­nuer à gagner, à s’enrichir, repre­nant au pro­lé­ta­riat ce qu’elle lui avait lais­sé prendre il y a tant d’années par crainte du pire, quand cela lui lais­sait une marge suf­fi­sante de pro­fits ? Faire du réfor­misme socia­lis­tique est un luxe que peut se per­mettre la classe diri­geante, quand la pro­duc­tion est en acti­vi­té, quand la popu­la­tion nom­breuse a un débou­ché dans l’émigration, quand les choses vont bien. Mais quand tout va mal, quand il y a la crise, quand il y a contraste entre excès de popu­la­tion et manque de pro­duits, quand la pro­duc­tion est trop coû­teuse ou s’arrête, alors le capi­ta­lisme dit : Halte-là ! Alors le réfor­misme de Tura­ti devient un enne­mi ni plus ni moins que le com­mu­nisme de Rombacci !

La for­mule de Rave­rio Nit­ti : « Pro­duire plus et consom­mer moins » ne peut être réa­li­sée que par celle des deux classes enne­mies qui s’est mani­fes­tée la plus faible : la classe des tra­vailleurs. Cette for­mule signi­fie : recom­men­cer à tra­vailler — au lieu de huit — dix ou douze heures comme par le pas­sé et peut-être plus ; et se conten­ter, en échange, de ne pas mou­rir de faim, c’est-à-dire se conten­ter du noir mor­ceau de pain sec ou d’un peu de « polen­ta », avec de l’oignon et des hari­cots, comme il y a cin­quante ans aux temps de la pel­lagre et de l’inanition.

Lorsque, ensuite, ser­rant le gar­rot de l’exploitation humaine, la bour­geoi­sie aura enri­chi de sang ses veines, regar­ni ses coffres-forts, « recons­truit » ses for­tunes, si pen­dant ce temps le pro­lé­ta­riat a repris un peu de force, elle recom­men­ce­ra à trai­ter avec lui, à se lais­ser de nou­veau arra­cher droits et conces­sions. Et nous serons au point où nous en étions en 1900 – 1910 de réfor­miste et gio­lit­tienne mémoire !

Com­bien de temps dure­ra cette période ? Il est impos­sible de faire des pré­vi­sions ; mais il n’est pas bon de se faire des illu­sions. La période de faim et même d’oppression poli­tique et morale — car il y aura paral­lè­le­ment une aggra­va­tion de la tyran­nie d’état au détri­ment de toutes les liber­tés — peut durer long­temps. À moins que… à moins que le pro­lé­ta­riat ne trouve encore en lui-même la force et l’énergie pour bri­ser le cercle vicieux, pour dévier par un auda­cieux coup de barre son navire de la route qui le conduit au désastre. Mal­gré que l’espérance d’un sem­blable « fait nou­veau » s’affaiblisse tou­jours plus, cepen­dant une telle espé­rance n’est pas encore morte dans notre cœur…

Avec le pro­lé­ta­riat, les classes moyennes, et spé­cia­le­ment la caté­go­rie si nom­breuse des employés, devront payer par d’amères larmes le grave tort de l’hésitation et de la lâche­té devant l’histoire. Tous les employés de l’État, des com­munes et des admi­nis­tra­tions publiques, méde­cins, maîtres élé­men­taires, ins­ti­tu­teurs, pro­fes­seurs, etc… consti­tuent en Ita­lie une classe très impor­tante. Ou bien cette classe est à la veille du « redde ratio­nem », à la veille d’escompter elle aus­si sa lâche­té, son incons­cience, et sur­tout l’égoïsme avec lequel elle s’est, d’une façon géné­rale bien enten­du, sépa­ré de la classe des travailleurs.

Avant la guerre, ces caté­go­ries flir­taient avec le socia­lisme, avec la Confé­dé­ra­tion du Tra­vail, etc… Elles anar­chi­saient même par­fois ; mais, pour la plus grande part, elles consti­tuaient la clien­tèle la plus impor­tante du réfor­misme, et, à la tête de leurs asso­cia­tions pro­fes­sion­nelles, il y avait en fait des hommes poli­tiques connus du socia­lisme réfor­miste, comme Bru­nel­li, Soglia, Varaz­za­ni, Cam­pa­noz­zi, etc… jusqu’à la veille de l’entrée en guerre de l’Italie, tant qu’elles espé­raient que l’Italie res­te­rait neutre, ces caté­go­ries res­tèrent assez fidèles au socia­lisme ; mais à peine la guerre décla­rée, elles firent volte-face… par amour de la patrie ! En réa­li­té, elles crurent sim­ple­ment mieux sau­ver de cette façon la cause de la paye.

La guerre finie, voi­ci de nou­veau la classe des employés qui se rap­proche len­te­ment du socia­lisme ; ils firent leurs grèves comme les ouvriers, et obtinrent, sous la pres­sion de tout le vaste mou­ve­ment ouvrier plus que par leur œuvre propre, d’appréciables aug­men­ta­tions d’ap­poin­te­ments et d’intéressantes amé­lio­ra­tions de leurs condi­tions de vie. Mais voi­ci que main­te­nant l’État s’aperçoit que pour ses maigres finances les employés sont trop nom­breux, et qu’il fau­drait en licen­cier une par­tie ; et que les appoin­te­ments pèsent sur le bilan dans une mesure exces­sive, supé­rieure aux entrées et qu’il faut par consé­quent réduire ces appoin­te­ments. Alors les employés crient comme des oies déplu­mées qu’au contraire leurs appoin­te­ments ne suf­fisent pas et que dimi­nuer leur paye signi­fie les réduire à la faim avec leurs familles.

Et ils disent la véri­té, parce que leur sort en cela est égal à celui des ouvriers, sauf l’avantage de la sûre­té et de la conti­nui­té de la paye, que les employés pos­sèdent et que les ouvriers n’ont pas, ceux-ci étant sujets au chô­mage, tan­dis que les employés sont tou­jours occu­pés. Mais puisque la cher­té de la vie se main­tient tou­jours éle­vée, et même tend pré­sen­te­ment à croître, il est exact que les appoin­te­ments des employés, comme les salaires des ouvriers, bien que de beau­coup supé­rieurs à ceux d’il y a cinq ans, consti­tuent aujourd’hui le mini­mum indis­pen­sable pour vivre et ne devraient pas par consé­quent être diminués.

Mais il est aus­si vrai que l’État, les com­munes, les admi­nis­tra­tion publiques, etc… s’ils conti­nuent à dépen­ser plus qu’ils n’encaissent iront à la ruine ; qu’ils ne peuvent encais­ser plus, parce qu’il n’y a plus rien à tirer des classes pauvres ; et les classes riches, parce qu’elles sont les plus fortes, s’arrangent pour don­ner moins que plus. En outre, il est vrai que l’État est fait pour défendre les pri­vi­lèges de la classe diri­geante et qu’il ne peut sacri­fier pour ses employés les inté­rêts de cette classe. Même le remède rela­tif qu’apporterait la sup­pres­sion de la bureau­cra­tie la plus haute, la plus inutile et la plus coû­teuse n’est pas pos­sible, parce que celle-ci est jus­te­ment l’organe le plus résis­tant de l’État qui… devrait la supprimer,

La conclu­sion est qu’à peine l’État aura-t-il fini de las­ser les éner­gies pro­lé­ta­riennes, à peine n’aura-t-il plus peur de celles-ci, qu’il pen­se­ra à réta­blir à son avan­tage l’équilibre entre ses entrées et ses sor­ties en rognant les appoin­te­ments des employés, en abo­lis­sant les actuelles indem­ni­tés de cher­té de vie, etc… même si la cher­té de vie atteint à son niveau le plus éle­vé. Et ce sera ce jour-là que ces caté­go­ries, en Ita­lie très impor­tantes par le nombre, s’apercevront com­ment la force et le suc­cès du pro­lé­ta­riat consti­tuaient à leurs épaules une muraille de sûre­té et de défense ; et com­ment, ayant divor­cé d’avec les masses de tra­vailleurs, ou tout au moins s’étant peu sou­ciées d’elles, elles ont tra­hi leurs propres intérêts.

Pour le moment, il ne m’importe pas d’examiner le pro­blème de savoir si et dans quelles pro­por­tions cette sorte de petite bour­geoi­sie d’employés et de pro­fes­sion­nels peut être utile à la révo­lu­tion et quelle est la meilleure atti­tude que le pro­lé­ta­riat doit avoir à son égard et de son propre point de vue. Ici, je constate le phé­no­mène qui a en Ita­lie — et ailleurs aus­si je pense — une grande impor­tance, pour en tirer une conclu­sion objec­ti­ve­ment logique.

Voi­ci la conclu­sion : Si le pro­lé­ta­riat, et avec lui les classes qui ont des inté­rêts plus proches des siens et plus en contraste avec le Capi­ta­lisme et avec l’État, ne brise pas le cercle vicieux qui s’est créé avec la guerre, n’interrompt pas par une inter­ven­tion volon­taire, orga­nique et orga­ni­sée, le cours natu­rel des évé­ne­ments qui naît d’un pas­sé, auquel désor­mais on ne peut plus remé­dier, nous tous — qui repré­sen­tons la civi­li­sa­tion ita­lienne enten­due dans le meilleur sens du mot — nous devrons nous rési­gner aux tor­tures mul­ti­formes d’un enfer social, sans savoir quand on retour­ne­ra à cette espèce de pur­ga­toire, qui cepen­dant nous sem­blait si hor­rible, de la vie d’avant-guerre.

Notre para­dis, le para­dis de nos aspi­ra­tions, de la fra­ter­ni­té, de la jus­tice et de la liber­té pour tous, sur notre mère la terre et dans la vie réelle, ce para­dis qu’il n’y a pas bien long­temps nous croyions si proche, s’éloignera dans le temps jusqu’à deve­nir un songe : l’Utopie, qui embra­se­ra bien les cœurs des hommes qui vien­dront après nous, mais qui en nous-mêmes, tou­jours fidèles, tou­jours amou­reux d’elle, conti­nue­ra à nous don­ner plus de dou­leur que de joie.

[/​Luigi Fab­bri.

Bolo­gna — 24 Juin 1922./]

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