La Presse Anarchiste

Le rôle de l’instinct chez la femme

« La femme a en elle une force cos­mique d’élément, une force invin­ci­ble comme la nature… Elle est à elle seule, toute la nature. » Ain­si s’exprime un psy­cho­logue péné­trant. Octave Mir­beau. On ren­con­tre fréquem­ment une idée ana­logue chez les écrivains qui par­lent de la femme. Cette force naturelle et puis­sante, Ils l’appellent l’instinct : c’est une activ­ité incon­sciente et automa­tique innée et non acquise comme l’habitude. Nous con­nais­sons tous, ces impul­sions spon­tanées et vio­lentes qui pren­nent, dans la plu­part des cas, la forme de l’instinct de conservation.

Il arrive très sou­vent qu’à regarder les ani­maux, on com­prenne un peu mieux les hommes : car nous ressem­blons beau­coup à nos « frères inférieurs », en dépit même de notre van­ité. Deux grands instincts, domi­nent leur vie comme la nôtre : l’un, la faim, assure la con­ser­va­tion de l’individu ; l’autre, l’amour, assure celle de l’espèce. L’instinct, qui porte l’abeille à con­stru­ire ses alvéoles, l’oiseau a bâtir son nid, la four­mi à creuser ses galeries souter­raines, se dis­tingue, certes, de l’instinct de con­ser­va­tion qui pousse l’homme qui se noie à se rac­crocher à la rive. Celui de l’animal, aveu­gle, immuable, par­fait seule­ment lorsqu’il s’applique à la chose unique pour laque­lle il existe, est inca­pable d’aucune évo­lu­tion, d’aucun change­ment. L’homme, au con­traire, mod­i­fie, utilise ou com­bat ses instincts. C’est ain­si que l’instinct de con­ser­va­tion, par exem­ple, déter­mine beau­coup d’actes réfléchis.

Du reste, l’être humain éprou­ve les effets de l’instinct à des degrés divers. Plus un indi­vidu est évolué, moins il en subit la dom­i­na­tion. Ain­si les enfants sont plus instinc­tifs que les adultes, les prim­i­tifs le sont davan­tage que les civil­isés, les femmes davan­tage que les hommes. Les uns agis­sent sous l’impulsion du moment, les autres étu­di­ent et com­posent leurs gestes. L’intelligence et l’instinct, en effet, sont des principes d’action net­te­ment dif­férents ; et l’une aug­mente, sem­ble-t-il, quand l’autre dimin­ue. Aus­si ont-ils don­né nais­sance, cha­cun, à des philoso­phies opposées, les unes qui exal­tent les instincts et la vie naturelle, les autres qui veu­lent les réprimer au nom de la morale. En réal­ité, comme l’écrit un philosophe con­tem­po­rain, « il ne peut y avoir une rad­i­cale et défini­tive antin­o­mie entre ces deux forces qui con­stituent l’individualité humaine : leur dou­ble évo­lu­tion est par­al­lèle et har­monique ». Une philoso­phie ne peut, repos­er unique­ment sur l’instinct, car l’intelligence a ses droits impre­scriptibles qu’elle ne peut abdiquer ».

Mais quel que soit, en philoso­phie, le rôle de l’instinct, il joue, dans la vie de la femme, un rôle plus impor­tant que partout ailleurs. Il existe à ce fait des raisons physiques, d’où découlent des con­séquences psy­chologiques par­ti­c­ulières, utiles à con­naître lorsqu’on veut mod­i­fi­er, dans la mesure du pos­si­ble, la men­tal­ité fémi­nine. La cause pre­mière du tri­om­phe de l’instinct chez la femme, c’est, dit un penseur, « qu’elle appa­raît moins détachée que l’homme du sein de la nature uni­verselle. La loi qui régit la course des astres et déter­mine leurs phas­es a con­servé sur elle, son empire ; la mater­nité la met comme les plantes qui reverdis­sent chaque print­emps et se dépouil­lent chaque automne de plain-pied avec le mir­a­cle. Cette dis­po­si­tion orig­inelle influ­ence pro­fondé­ment sa nature morale. « En même temps que les fatal­ités naturelles con­ser­vent plus de prise sur elle, elle est moins apte à se dif­férenci­er par la cul­ture. Il y a moins d’écart entre la reine Cléopâtre et ses femmes qu’entre Marc-Antoine et ses sol­dats, entre un bas-bleu et une fille de ferme, qu’entre un savant et un rus­tre. » Car la femme pos­sède, comme les sim­ples et les prim­i­tifs, les secrets impor­tants, « et na pas tro­qué cette sci­ence essen­tielle con­tre le vain savoir par où les hommes pensent se dis­tinguer les uns des autres. » Aus­si est-elle, avant tout, sen­si­ble et impres­sionnable. « Plus fine que l’homme, dit Mer­cereau dans ses Pen­sées, d’une intel­li­gence plus sub­tile, elle a plus de per­spi­cac­ité et de bon sens que lui. » De là, aus­si, ce don d’intuition qu’elle pos­sède presque tou­jours, et grâce auquel elle devine le car­ac­tère de ceux avec qui elle s’entretient.

Mais cet instinct peut être défor­mé ou util­isé par l’éducation, et, comme toutes les forces naturelles, il peut servir à des buts divers. L’instinct mater­nel, par exem­ple, pousserait logique­ment toutes les mères à défendre la vie de leurs enfants. Quelles altéra­tions a‑t-il dû subir, chez la femme patri­ote, par exem­ple, ou bien chez la Spar­ti­ate, qui se con­so­lait sur le champ, de la mort de ses cinq fils, parce que la vic­toire était de leur côté. Et cepen­dant l’instinct, dirigé sage­ment par la rai­son, est une grande force où peut s’appuyer l’éducation des femmes. Les dis­po­si­tions instinc­tives sont trop puis­santes chez elles pour qu’une édu­ca­tion rationnelle les nég­lige ou les com­bat­te de par­ti-pris. D’ailleurs, puisque les lois naturelles viendraient bien vite, de leur poussée for­mi­da­ble, bris­er les digues de l’éducation, mieux vaut encore s’appuyer sur leur force et l’utiliser à des fins raisonnables. On ne fait vrai­ment bien une chose que si on la fait avec plaisir, on ne retient réelle­ment que ce qu’on a envie d’apprendre. « Ne forçons point notre tal­ent », dis­ait Lafontaine. N’essayons donc pas de faire com­pren­dre aux femmes — à quelques excep­tions près — les imbroglios de la poli­tique étrangère ou les com­pli­ca­tions du traité de paix, cela ne les touche pas. Non pas qu’il soit néces­saire de les main­tenir rigoureuse­ment dans leur cer­cle restreint d’idées : je voudrais, au con­traire, voir s’élargir, de plus en plus, leur cerveau et leur cœur, jusqu’à faire de toute femme, comme de tout homme, un être capa­ble de réalis­er en lui-même, la belle parole du poète : « je suis homme, et rien de ce qui est humain ne m’est étranger. »

Les femmes s’intéresseront tou­jours médiocre­ment à la poli­tique et aux spécu­la­tions méta­physiques, dont elles ne sai­sis­sent pas l’utilité immé­di­ate et essen­tielle­ment humaine. Par con­tre, il est des sujets où, instinc­tive­ment, elles apporteront leur ardeur et leur com­bat­iv­ité naturelle. Il faut con­naître ces préférences pour leur par­ler. Et pour avoir sur leur esprit une influ­ence salu­taire, il faut aller à elle, avec sym­pa­thie et sim­plic­ité. On peut dire les choses les plus belles avec des mots sim­ples et des gestes humains. La pro­pa­gan­diste, surtout, doit rester femme pour par­ler aux femmes. Elle ne doit pas chercher à éblouir ses com­pagnes par l’éclat de ses con­nais­sances ou de sa supéri­or­ité : car l’être vrai­ment supérieur sait, mieux que per­son­ne, sym­pa­this­er avec les plus hum­bles et les regarder comme des frères.

[/Une Révoltée./]