[/« Conscience ! Conscience ! instinct divin, immortelle et céleste voix ».
J.-J. Rousseau [[ J.-J. Rousseau. — « Émile ». Édit. Nelson, Paris. Tome II. Page 63.]]
« Vivre pour Dieu, pour la conscience, a pour l’élément supérieur
de notre nature, tous ces termes sont synonymes. [[L. Tolstoï. — « Journal Intime (1898) des quinze dernières années de sa vie ». Agence générale de Librairie et de publications, p. 227.]]
« Ce n’est pas sans motifs que Voltaire a appelé l’Église l’infâme…
L’histoire de l’Église est l’histoire des plus grandes cruautés
et des pires horreurs ». [[L. Tolstoï. — « Le Salut est en vous ». Perrin. Paris. 1893. P- 73.]]
Léon Tolstoï./]
Au fond. Tolstoï ne fut pas un croyant ; et sa religion sent le fagot. Fils du « Vicaire Savoyard », l’apôtre du nouvel évangile ne vécut ni ne mourut en odeur de Sainteté ! Décrété solennellement d’excommunication par le Saint-Synode le 24 février 1901, dix ans après, il rendait à Dieu, ou à la nature, son âme d’hérétique dans la sérénité de l’impénitence dernière.
Certains biographes ou commentateurs ont voulu voir dans le néo-christianisme tolstoïen une survivance et un aboutissement du mysticisme populaire russe, en même temps que la manifestation tardive mais fatale d’une piété atavique, d’un illuminisme ancestral et familial. La vie entière de cet homme au corps athlétique, à l’esprit puissant, logicien et raisonneur presque à l’excès, sans rien d’un rêveur éperdu de chimères, cette vie proteste haut contre un tel jugement. Avant sa conversion à la sainteté laïque, l’anachorète d’Iasnaïa-Poliana, mena l’existence d’un pécheur éhonté, d’un fieffé mécréant. Quand le diable fut devenu vieux, il se fit ermite, insinuent les critiques malveillants.
L’éducation d’un comte moscovite devait, selon l’usage, évoluer dans une ambiance religieuse, en une maison ornée de belles icônes, fréquentée par des popes chevelus et d’humbles chrétiens, innocents, demi-fous ou cafards complets. Ce n’était pas une vraie dévotion, malséante d’ailleurs chez des personnes instruites et distinguées. La simple gesticulation rituelle, effleurant à peine l’épiderme, ne subsista pas longtemps devant l’argumentation sarcastique du rationalisme voltairien. Les « Confessions » débutent par cet acte de contrition : « À dix-huit ans, quand je terminai ma seconde année de l’université, je ne croyais plus à rien. Et même certains souvenirs me donnent à penser que je n’avais jamais cru sérieusement [[Tolstoï. — « Œuvres complètes ». Stock. Tome XIX. « Les Confessions ». page 3. (1908).]] ». La particularité qui a pu donner le change sur les sentiments réels de l’auteur sont les élans vers Dieu décrits dans les nouvelles : « l’Enfance », « l’Adolescence », « la Jeunesse », où le mercantilisme de quelques traducteurs et éditeurs dénicha une autobiographie. Les aveux de l’intéressé dissipent cette confusion commerciale : les œuvres de la première manière relèvent en majeur partie de la littérature. Tolstoï inaugura donc ses primes années d’autonomie morale et intellectuelle par un matérialisme joyeux et un athéisme béat, sans remords.
« À cette époque il découvre Rousseau, les « Confessions », « Émile », c’est pour lui un coup de foudre. Je lui rendais un culte, déclare Tolstoï je portais au cou son portrait en médaille comme une image sainte » [[Romain Rolland. — « Vie de Tolstoï ». Hachette. 1917. page 17.]]. Le coup de foudre engendra un phénomène merveilleux : l’indissoluble amalgame de la sensibilité et de l’éloquence de Jean-Jacques avec la passion et la sublime dialectique de son enthousiaste admirateur. Le point de fusion de ces deux tempéraments si divers, du rêve rousseauiste et de l’action tolstoïenne, se trouvera déterminé par leur profonde, absolue et commune sincérité. Le rapprochement des textes et des pensées découvre la source fraîche et bouillonnante du Christianisme prêché par le prophète russe dans la « Religion Naturelle » et la « Profession de Foi » du Vicaire Savoyard, cet extraordinaire catéchisme du parfait incrédule rédigé avec une entière conviction par un pseudo-croyant. Sous les mêmes cieux, mais en d’autres temps, la Sainte-Inquisition eût ordonné de griller de compagnie ce couple de candides soutiens de Dieu et de l’Évangile.
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Ayant, dès mars 1855, consigné dans son « Journal intime » « l’idée de la fondation d’une nouvelle religion… la religion du Christ », Tolstoï écrivait en 1901 le Credo suivant : « Je crois en Dieu que je comprends comme l’Esprit, l’Amour, le Commencement de tout. Je crois qu’il est en moi comme je suis en lui. Je crois que1a volonté de Dieu n’a jamais été plus clairement exprimée que dans la doctrine de l’homme Christ, mais on ne peut considérer Christ comme Dieu et lui adresser des prières sans commettre, à mon avis le plus grand des sacrilèges. » [[Tolstoï. — « Paroles d’un homme libre ». Stock. 1908. page 413.]]. Cette solennelle déclaration renferme la quintessence de la théologie tolstoïenne.
Un profane, un libre-penseur n’y verraient pas malice et, sauf la négation de la divinité du Christ, estimeraient la doctrine empreinte de véritable croyance et conforme à une saine orthodoxie. Les spécialistes, les clercs des diverses confessions ne s’y laissèrent pas tromper, ne reconnurent pas leur Dieu, ni même Dieu, dans ces mots grandiloquents et dénoncèrent la supercherie d’un abus de langage, d’une usurpation de termes consacrés, détournés de leur légitime signification pour dissimuler une conception différente, imprécise, négative, foncièrement athée.
C’est qu’en religion, dans toutes les religions, Dieu est un être bien déterminé, l’Être suprême, infini, éternel, parfait, créateur et conservateur de l’Univers ; une Personne, ou Trois Personnes, douée d’une ou plusieurs substances, distinguée par des qualités et des singularités. Ce maitre omnipotent intervient à chaque instant dans la vie d’ici-bas, dans la conduite, des événements et des hommes ; il témoigne sa satisfaction ou sa colère, juge ses créatures, absout et condamne, protège et maudit, se révèle suave dans ses affections, terrible dans ses colères. Sa réalité, concrète, tangible, se manifesta dans incarnation de Dieu le Fils, matière et esprit, corps et âme, force et intelligence, joie et douleur, souffrance et mort. Sa représentation le livre à l’adoration des fidèles sous l’image d’un majestueux vieillard, à la grande barbe blanche, à la chevelure abondante et ondulée, nimbée d’un cercle d’or.
Combien ces notions et figures simples, claires, accessibles, pratiques contrastent avec l’obscurité dogmatique du néo-christianisme.
Après avoir déclaré : « on ne peut croire ce qu’on ne peut pas comprendre », le propagateur de l’Évangile expurgé invoque « Dieu incompréhensible mais existant » affirme : « Dieu est avant tout le commencement du commencement de tout, la cause de toutes les causes. C’est un être en dehors du temps et de l’espace ; c’est la limite extrême de la raison » [[L. Tolstoï. — « Critique de théologie dogmatique ». Œuvres complètes. Stock. Tome XX. pages 95. 126. 35.]]. Mais « toutes ces conceptions qui permettent de comparer le fini à l’infini, et par lesquelles on obtient le sens de la vie : la conception de Dieu, de la liberté, du bien, nous les soumettons à une analyse logique, tandis qu’elles ne supportent pas la critique de la raison ». « Je vis, je vis vraiment quand je sens Dieu et quand je le cherche… C’est donc Lui ce sans quoi on ne peut vivre. Connaître Dieu et vivre c’est la même chose. Dieu, c’est la vie » [[L. Tolstoï. — « Confessions ». Œuvres complètes. T. XIX. pages 76 et 95.]].
La foi ne réside plus en une croyance aveugle suggérée de l’extérieur par une influence étrangère ; elle n’est pas davantage élaborée par la raison, force limitée, transitoire et mesurée, impuissante à concevoir dans son ensemble un Principe infini, éternel et incommensurable. Elle jaillit en nous d’un sentiment, spontané, intérieur, profond, d’une intuition effective, mystérieuse et souveraine. J’aperçois Dieu partout dans ses œuvres ; je le sens en moi, je le vois tout autour de moi ; mais sitôt que je veux le contempler en lui-même, sitôt que je veux le hercher où il est, ce qu’il est, quelle est sa substance, il m’échappe, et mon esprit troublé n’aperçoit plus rien [[J.-J. Rousseau. — « Émile ». Nelson. Tome II. pages 37 et 71.]] » Imposture que la prétendue révélation faite par le Seigneur aux seuls prophètes et apôtres, détenteurs exclusifs d’un monopole sacré : « Cherchez la vérité vous-même… Voyez le spectacle, de, la nature, écoutez la voix inférieure. Dieu n’a‑t-il pas tout dit à nos yeux, à notre conscience, à notre jugement ? Qu’est-ce que les hommes nous diront de plus ? [[J.-J. Rousseau. — « Émile ». Nelson. Tome II. pages 37 et 71.]] »
Ni au vicaire savoyard, ni à son coadjuteur russe Dieu, ne se révéla par l’intelligence, ou la raison ; il leur a parlé de cœur à cœur, comme il s’adresse indistinctement et directement à tous. Beaucoup ne l’entendent pas encore. Les cris de la chair couvrent la voix de l’esprit.
Même pour un auditeur complaisant comme Tolstoï, l’éloquence divine n’était pas toujours aussi persuasive et son empire aussi absolu. Parmi maintes défaillances, le « Journal Intime » note celle-ci, le 17 juillet 1898 : « Lutte intérieure. Je ne crois pas assez en Dieu. Ce n’est pas avec joie que j’affronte l’examen ; il me tracasse, car je prévois d’avance la faillite ». Dans le domaine de l’absolu, où par définition se meut l’Éternel, il ne saurait y avoir de quantités de croyance, de degrés de foi. Malgré ses élans vers le ciel, qui n’a pas cru assez pourrait bien n’avoir pas cru du tout.
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Dans le christianisme rénové, les dogmes sont en harmonie avec la croyance. Tolstoï rejette en bloc la doctrine chrétienne officielle avec une impitoyable vigueur. Par l’étude approfondie des ouvrages de théologie « j’ai constaté non seulement l’insanité de ces doctrines, mais le mensonge commis volontairement, consciemment par des hommes qui n’ont choisi la religion que comme un moyen d’atteindre tel ou tel but personnel » ; « jamais personne n’a pu croire, ni n’a cru en toutes ces doctrines » ; « celle doctrine constituait non seulement un mensonge, mais une tromperie séculaire commise par des hommes incrédules, poursuivant un but défini et très bas ». Jamais la Sainte Trinité, l’auguste Rédemption ne furent discutées, bafouées avec tant de violence, tournées en si amère dérision : « Je pensais aller à Dieu et me suis engagé dans une boue puante » [[L. Tolstoï. — « Critique de théologie dogmatique ». Stock, p. 2, 5, 6, 126, 460, 449.]] ! Tout est à lire dans cette terrible « Critique de Théologie dogmatique » où les textes sacrés subissent des tortures que les Torquemada d’antan n’auraient pas osées contre leurs victimes profanes. Disséquée d’un scalpel froid et tranchant, la hautaine doctrine crie sa faiblesse, expire son néant ; il n’en reste plus qu’une pauvre chose humaine, vidée de gens et de pouvoir.
Quant aux sacrements, leur examen attentif leur vaut le qualificatif de « rites païens » [[L. Tolstoï. — « Critique de théologie dogmatique ». Stock, p. 2, 5, 6, 126, 460, 449.]], inventés par le clergé pour remplir son escarcelle, « nécessaires aux prêtres pour recevoir des œufs » [[L. Tolstoï. — « Critique de théologie dogmatique ». Stock, p. 2, 5, 6, 126, 460, 449.]].
« L’Église orthodoxe ? ces mots ne peuvent plus éveiller en moi d’autre idée que celle de quelques hommes à longue chevelure, hardis, peu cultivés… tous occupés, en feignant d’accomplir des sortes de mystères, à tromper et à voler le peuple… des individus oisifs, menteurs ignorants. De sorte que depuis longtemps déjà les prêtres n’existent plus que pour eux-mêmes, pour les faibles d’esprit, les coquins et les femmes » [[L. Tolstoï. — « Critique de théologie dogmatique ». Stock, p. 2, 5, 6, 126, 460, 449.]].
Évidemment il ne reste rien de la confession du purgatoire, du ciel, de l’enfer, du jugement dernier, vains accessoires d’une mystification puérile, grossière et cruelle.
Voilà l’Église épurée avec sévérité et le culte réduit à sa plus simple expression : pas de sacerdoce, inutile sinon dangereux ; plus de sacrements, regardés comme « scandaleux » [[L. Tolstoï. — « Confessions ». Stock, p. 106.]]) ; ni baptême, ni communion, ni mariage, ni extrême-onction. Subsiste un seul témoignage de la foi, de la reconnaissance de Dieu, « la prière ». Non pas la prière publique dans les temples » que le Christ a formellement réprouvée (Mathieu VI, 5 – 1 3), mais la prière dont lui-même nous a donné l’exemple, la prière qui consiste à rétablir, à raffermir en soi la conscience du sens de notre vie et le sentiment que nous dépendons de la volonté de Dieu » [[L. Tolstoï. — « Paroles d’un homme libre ». Stock, p. 413.]].
Païens, brisez vos idoles, fermez vos cathédrales, temples, synagogues et mosquées.
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Sans Dieu, ou presque, sans dogme, sans église, sans culte, sans rite et sans clergé, qu’est la religion de Tolstoï ?
Une morale imitée de l’enseignement da Christ, une métaphysique de l’amour, une sociologie originale.
Si, pour l’heureuse délectation de ses lecteurs, Rousseau savait admirablement le français, il ne connaissait ni le grec ni l’hébreu. La conscience de son ignorance et un habile discernement des difficultés de la tâche l’empêchèrent de se lancer sur le terrain mouvant de l’exégèse biblique et l’attachèrent au commentaire éloquent du « Livre de la Nature », non sans avoir signalé la divine beauté du « Sermon sur la Montagne ». Avec plus de science, son disciple manifesta plus de hardiesse et de courage. Ayant scruté les Écritures Saintes dans leur version originale, s’inspirant, d’autre part, d’études analogues et surtout renaniennes, il élimina les parties apocryphes ou douteuses, s’appliqua à rétablir mot pour mot le sens exact des évangiles d’incontestable validité et en donna une traduction littérale et critique, parue d’abord en deux volumes sous le titre « Traduction et Concordance des Quatre Évangiles » [[L. Tolstoï. — « Les quatre Évangiles ». Œuvres complètes. Stock. Tomes XXI et XXII.]], résumée ensuite sous le nom de « La Foi universelle » [[L. Tolstoï. — « La Foi Universelle ». Fasquelle. 1906.]].
De la prédication de Jésus, Tolstoï retient les] seules paroles qui lui paraissent authentiques, conformes à la raison, en harmonie avec le caractère et la manière d’être de l’homme Christ.
Il les prend, les fait siennes, les anime de la puissance de sa passion, et les propage dans tous ses ouvrages depuis 1880. Cette morale, chrétienne et universelle, sans obligation ni sanction, se formule en cinq commandements de Dieu, ou de la Conscience : Ne tue pas et ne fais pas de mal ; ne commets pas l’adultère ; ne jure pas ; ne juge pas ; aime tous les hommes. En réglant sa conduite sur ces préceptes inspires par la véritable sagesse, l’être pensant vit selon la loi divine et goûte la plus grande somme de bonheur possible.
L’application rigoureuse de ces belles maximes, objecte-t-on, transformerait la terre en un vaste couvent où chacun ayant fait vœu de pauvreté et de chasteté, irait droit à la canonisation, s’éteindrait sans postérité, anticiperait ainsi la fin du monde, choses contraires aux instincts profonds de l’individu et de l’espèce. Heureusement, il est des accommodements avec le ciel, Dieu, la conscience ou la nature : « Le Christ donne sa doctrine, sachant que la perfection absolue ne sera jamais atteinte… Cette doctrine rie paraît exclure la possibilité de la vie que si l’on prend pour une règle ce qui n’est que l’indication d’un idéal » [[L. Tolstoï. — « Le Salut est en vous ». Perrin. 1893. p. 104 et suivantes.]]. L’idéal, inaccessible, est la chasteté ; les possibilités pratiques sont la pureté de la vie conjugale et l’éloignement de la débauche. L’idéal c’est d’aimer ceux qui nous haïssent ; le devoir est de ne pas leur vouloir de mal.
« Et moi je vous dis : aimer vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent… Car si vous n’aimez que ceux qui vous aiment, quelle récompense en aurez-vous ? les publicains ne le font-ils pas aussi ? (Mathieu VI, 44 et 46) ». La merveilleuse éloquence, la puissante dialectique de la théologie tolstoïenne poursuivent ce seul but, s’enivrent de cette unique espérance : le règne de la « Loi d’Amour ». Pour lui donner des fondements inébranlables, lui assurer un pouvoir sans conteste et un triomphe définitif, il en fallait faire une notion sublime, omnipotente, surhumaine : Tolstoï la voulut divine : « Notre conscience nous montre que le fond de notre vie est le désir du bien collectif, que c’est quelque chose d’inexplicable, d’inexprimable… Cette aspiration est le principe de toute vie, c’est l’Amour, c’est Dieu, où, comme le dit l’Évangile, Dieu est l’Amour… Toute ma doctrine, du commencement à la fin, est celle-ci : Aimez tous les hommes [[L. Tolstoï. — « La Vraie vie ». Fasquelle. 1901. pages 15, 16, 258.]]. »
Le règne de la loi d’Amour comporte plus qu’une espérance ; il entre dans l’actuelle réalité. « Le temps viendra, il vient déjà, ou les principes chrétiens de la vie, fraternité, égalité, communauté des biens, la non-résistance au mal par la violence, paraîtront aussi naturels que nous le semblent aujourd’hui les principes de la vie familiale et sociale » [[L. Tolstoï. — « Le Salut est en vous ». Perrin. p. 121, 94.]]. Aussi Tolstoï, prophète des temps nouveaux, considérait comme caduques, périmées, condamnées les formes contemporaines de la société. Embrassant dans une synthèse géniale les phases, les révolutions parcourues par le cycle de l’humanité, il montre cette dernière, évoluant selon trois conceptions, s’élevant de l’une à l’autre suivant un rythme fatal : la vie personnelle on animale, sociale ou païenne, universelle ou divine (17). Le sauvage, comme l’animal, ne connaît que lui et poursuit la satisfaction de ses propres besoins. Le païen social se dépasse lui-même, vit pour la famille, la tribu, la race, l’état. Le chrétien monte encore plus haut que la nation, et atteint… Dieu.
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D’autres rencontrèrent l’Humanité, « cette abstraction mystique », et se sacrifièrent à elle.
L’apôtre dit néo-christianisme s’en méfiait. D’après sa propre définition : « les religions sont la énoncé de la conception supérieure que se font de la vie les hommes les meilleurs et les plus intelligents d’une certaine époque et d’une certaine société » [[L. Tolstoï. — « Qu’est-ce que l’art ? ». Perrin. p. 64.]], il se sentait une de ces individualités d’élite appelées à renouveler la face du monde. Il mesurait aussi sa faiblesse, son ardeur à forger de grands desseins, son impuissance à les réaliser. Avec orgueil Rousseau écrivit en se jugeant : « Qu’un seul te dise, s’il l’ose : je fus meilleur que cet homme-là ! » Tolstoï le pensait de lui-même et ne l’avouait pas ; il savait que les meilleurs ne valent pas grand’chose.
C’est pourquoi il voulut cacher l’homme derrière Dieu. Mais en vain.
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