La Presse Anarchiste

PHILOSOPHIE DE L’INSOUMISSION 1854

[[Extraits de la bro­chure d’un pré­cur­seur anar­chiste incon­nu : Phi­lo­so­phie de l’insoumission ou Par­don à Caïn, par Félix P. (New York, 1854, IV, 74 pp. in-12°).]]

[/​… Qu’on me donne les épi­thètes qu’on voudra ;

à l’avance je les accepte toutes. Je n’ai qu’une pensée,

je n’envisage qu’une seule gloire : c’est de poi­gnar­der à toute heure et en tout lieu,

autant que je pour­rai l’atteindre, le prin­cipe de la domi­na­tion. Satan, dans sa révolte,
est mon père, et de Caïn je me fais le frère dans son cou­rage !
/​]

… On ne fait pas un pas dans la socié­té, sans entendre qu’il est néces­saire que l’homme croie à un Dieu, c’est-à-dire à un être sou­ve­rain, maître de toutes choses et sous les volon­tés abso­lues duquel, tout marche tant bien que mal.

Eh bien, j’affirme car­ré­ment que cette doc­trine est la source de toutes nos misères et que ceux, beau­coup trop nom­breux, hélas ! qui la sou­tiennent, tant par ruse que par igno­rance ou fana­tisme, creusent sans cesse sous nos pieds, l’abîme qui doit nous engloutir.

… Les uns mal­traitent les autres, — c’est là une chose hors de doute, — et pour se garan­tir de la rébel­lion, on a inven­té la croyance en Dieu.

J’irai plus loin, je dis que pour croire à un et être suprême, les mal­trai­tés n’ont pas besoin d’enseignement ; de ce côté-là, le mou­ve­ment de l’âme est fatal.

Oui, c’est lorsqu’on est pour ain­si dire aban­don­né de tout le monde, que l’esprit cherche l’appui d’un être incon­nu ; mais tant qu’il nous reste un frère, un ami, c’est de lui que nous atten­dons les conso­la­tions qu’il faut à nos souffrances…

… Dent pour dent ! La loi du talion. Tel est le com­bat qu’il nous reste à livrer à la divi­ni­té… D’ailleurs, pour­quoi trem­ble­rions-nous de cette audace ? L’humanité, sous le poids de ses dou­leurs, n’est-elle pas aux abois, aux der­nières extré­mi­tés ? donc, elle n’a plus rien à perdre…Courage à l’attaque ! cou­rage ! Notre ser­vi­li­té nous offre un glo­rieux pré­texte qui jus­ti­fie­rait à lui seul, notre rébel­lion. Et puisque l’on honore un peuple quand il sait ren­ver­ser un tyran, quelle ne serait pas la gran­deur de notre triomphe, si nous par­ve­nions à détruire le prin­cipe de la tyrannie !

Il est un fait, c’est que la tyran­nie est un mal plus violent que tous les maux qui pour­raient résul­ter de notre indé­pen­dance. C’est pour cela que cha­cun de nous devrait cher­cher à s’appartenir, pour que les tri­bu­la­tions humaines (si l’on devait tou­te­fois en avoir) ne fussent point le fait d’une hon­teuse méprise, et que le méchant fut par­tout indigne de nos égards, car Dieu est un flam­beau ima­gi­naire, si fatal à l’humanité, qu’il la guide dans la voie contraire à son bon­heur et rend la socié­té cou­pable avant le cri­mi­nel qu’elle punit !

Avec lui, c’est à l’homme que revient le soin odieux de tor­tu­rer son sem­blable et à la vic­time la honte de sup­por­ter patiem­ment l’oppression !

Ain­si marche la socié­té empê­trée dans les chaines qu’elle s’impose ! hon­teuse du sang qui la couvre ! sans res­pect pour ses propres larmes, et replète d’un crime qui l’étouffera, si une plè­rose ne la sauve de son der­nier accès… »,

… Mais le seul Dieu qui me parait tolé­rable d’a­vouer, si tant est que ce nom ne doive dis­pa­raître de tout lan­gage, n’a aucune volon­té abso­lue sur nous : il est le fluide intel­lec­tuel ayant l’univers pour réser­voir et qui s’affine dans les res­sorts de notre ima­gi­na­tion, plus mys­té­rieu­se­ment encore que les sucs nutri­tifs de la terre se dis­tri­buent aux racines des plantes qui les absorbent, ce fluide donne des facul­tés qui ne sont réglées par aucune autre loi que celles que nous leur imposons…

… On ose encore lui (à Dieu) don­ner le nom de Père tout puis­sant ! chose qui nous impose indu­bi­ta­ble­ment le titre de Frères… Vrai­ment, cela ne ferait-il pas fré­mir d’horreur si l’on connais­sait un père qui, bien que moins puis­sant, lais­se­rait, sous ses yeux, s’entre-déchirer ses propres enfants ! Ce sont donc des bar­bares qui ont créé ce vam­pire à leur image !…

Com­ment pour­rait-on croire à la liber­té si l’esprit se déna­ture si faci­le­ment en faveur d’une dépen­dance ? Tant que l’esprit sup­por­te­ra une subor­di­na­tion quel­conque, le corps doit sup­por­ter le ser­vage, c’est une consé­quence funeste, mais inévi­table, de toute croyance en Dieu.

Qu’on apprenne donc d’abord à l’enfant, ses devoirs vis-à-vis de ses sem­blables, au lieu d’habituer son ima­gi­na­tion aux mys­tères, et plus tard, s’il le veut, il s’entretiendra des visions éter­nelles. Alors, il y aura beau­coup moins de fous et plus d’honnêtes gens, dans la société…

… Les pleurs, les plaintes et les armes de ceux qui souffrent, n’ont pour­tant rien pu chan­ger encore, à leur affli­geante condition…

À quoi bon se révol­ter aujourd’hui, si demain vous réta­blis­sez ou lais­sez réta­blir le colosse qui vous écrase, si demain, sous d’autres formes, vous recons­ti­tuez les dents qui vous mordent, la mâchoire qui vous broie, le gosier qui vous avale, l’estomac qui vous digère, si demain, en un mot, l’autorité que vous avez ren­ver­sée, renaît plus fraîche, plus forte, et par consé­quent, plus vio­lente et plus redou­table, à quoi bon ? répon­dez-moi donc.

Depuis nombre d’années, la démo­cra­tie s’étonne de voir ses sol­dats si épars et dis­cords ; mais rien de moins éton­nant, selon moi. La divi­sion des inté­rêts divise les inté­res­sés… Conso­lons-nous pour­tant, car mal­gré tout la nature se fait jour et la démo­cra­tie s’épurant se dis­pose à suivre ses lois. Alors il n’est plus qu’un cri : celui d’indépendance…

… La pro­prié­té telle qu’elle existe aujourd’hui, est le fruit d’une loi sou­te­nue par des adroits qui veulent vivre aux dépens de ceux qu’ils dominent. Comme toutes les lois des hommes, elle est injuste et meur­trière, ne fai­sant, en réa­li­té, le bon­heur d’aucun, pas même de celui qu’elle pro­tège… Com­prise comme elle l’est actuel­le­ment, la pro­prié­té est la source de tous les maux !…

… Ce n’est cepen­dant pas d’elle seule que pro­vient la méchan­ce­té, la cruau­té, la ven­geance, la fai­néan­tise de l’homme dont on accuse tant de nos semblables !

Le mal­heur rend méchant, le manque de tout rend voleur ou décou­rage et c’est un faux prin­cipe qui déna­ture l’homme, au point de ne pas aimer ses frères, de leur être plu­tôt nui­sible que se dévouer pour eux.

Pour sou­te­nir ce prin­cipe et en per­pé­tuer le crime, on feint de garan­tir le repos public en aug­men­tant les gen­darmes, en bâtis­sant de nou­velles pri­sons, en dou­blant, en tri­plant le salaire de ceux qui forgent les chaînes ou qui les rivent aux pieds des pauvres exploi­tés. Ah ! si au lieu d’abrutir, le mal­heur don­nait de l’intelligence, on ver­rait bien autre chose, et cela mal­gré la mul­ti­pli­ca­tion des gendarmes !…

… S’il est, dans ce monde, quelque chose de puis­sant, c’est bien le règne de la tyran­nie, ce colosse aux griffes innom­brables, déchi­rant sans cesse, tous les peuples dont la poi­trine pal­pi­tante appelle la liberté.

Certes, l’on ne sau­rait trou­ver rien de plus déplo­rable que les maux qui débordent sur la terre par le fait de ce meur­trier prin­cipe. Les rois qui ne devraient être pour nous que de libres conven­tions, que nous pour­rions chan­ger à mesure que l’avenir nous apporte de nou­velles idées, parce que sou­vent le len­de­main, nous ne sau­rions nous conten­ter de ce qui fai­sait notre bon­heur de la veille, sont pour la plu­part de nous, de lourdes chaînes qui nous tiennent rivés au mal­heur, pen­dant que les traîtres qui nous y attachent, par­courent à leur aise les champs de notre prospérité !…

Le tra­vail qui ne devrait être pour l’homme qu’un sujet de dis­trac­tion est deve­nu abru­tis­sant sous cet empire insup­por­table et san­gui­naire, parce que beau­coup sont tenus de s’y livrer au delà de leurs forces pour nour­rir leurs propres bourreaux !…

… Quoi !… pas un seul endroit de la terre qui ne soit souillé du crime de la ser­vi­tude et de l’oppression. Pas une ville qui n’ait reten­ti, autant de fois qu’il y a des grains de sable dans ses murailles, des cris de l’infortune et du déses­poir ! Et l’homme inté­rieur, dont un faux prin­cipe n’aurait point encore chan­gé la nature, pour­rait-il réflé­chir sur de sem­blables mal­heurs sans qu’une secrète puis­sance ne se réveille en lui, pour ne se ren­dor­mir que lorsqu’il aurait trou­vé le salu­taire breu­vage dont le pauvre est alté­ré ?… Le pauvre a soif, et la seule bois­son qu’il demande… c’est la liber­té ! Mais une liber­té abso­lue, une liber­té sans inter­mé­diaire, une liber­té sans autres lois que celles qui ger­mèrent en lui. Enfin cette liber­té qui naît de l’indépendance et qui ne pour­rait être hos­tile qu’à celui qui épie l’ouvrier pour vivre de sa sueur et de son sang ! !

Or, pour jouir de cette liber­té, il faut empê­cher la tyran­nie, et comme on l’a déjà dit : Il n’est cer­tai­ne­ment pas que le roi, de tyran, dans un royaume.

Un roi n’est que le som­met d’une pyra­mide gou­ver­ne­men­tale, dont la base est cal­cu­lée pour le maintenir. 

Tant que cette base ne se dis­joint pas, il serait inutile de se sacri­fier à abattre son met pour acqué­rir la liberté…

… Tran­cher la tête d’un roi et lais­ser sub­sis­ter le prin­cipe qui exige cet homme, qui exige que tant d’autres roi­te­lets s’engraissent aux dépens du pro­lé­taire, ce n’est abso­lu­ment qu’un coup de sabre dans une eau rapide pour en empê­cher le cou­rant !… Riez au nez des niais ou des intri­gants qui, pour de sem­blables bêtises, vous crie­raient : Aux armes !… J’ai dit, ou j’ai vou­lu dire, que pour obte­nir une véri­table liber­té il fal­lait attendre que la pyra­mide gou­ver­ne­men­tale se dis­joi­gnît, d’elle-même encore !… Je le maintiens…

Loin d’encourager cette ivresse liber­ti­cide, autant que san­gui­naire, je m’évertuerai tou­jours en faveur du silence, pour ne pas avoir à déplo­rer les atro­ci­tés d’une révo­lu­tion de bar­bares et à arro­ser de nos pleurs, les lieux teints du sang de ceux qui auraient pu deve­nir nos amis

Sup­po­sons qu’un Gou­ver­ne­ment soit dis­lo­qué, c’est alors qu’il faut mon­trer du cou­rage et de la réso­lu­tion pour empê­cher sa recons­ti­tu­tion, sous quelle autre forme ou cou­leur que ce soit. Car, pour exis­ter, il faut qu’un pou­voir soit homi­cide, le meurtre étant, de chaque jour, le fruit de son ins­tinct de conservation.

Pour 1’indépendance, pour sa fille la liber­té, sacri­fions-nous ! Au armes, aux armes !! Mais pour les hommes, des fac­tieux, silence… Car, loin de déga­ger le monde des griffes qui l’étreignent, nous ne ferions que l’asservir davantage…

Vrai­ment, on ne sau­rait faire que rire d’un répu­bli­cain qui veut à tout prix, chan­ger d’un gou­ver­ne­ment pour en réta­blir un autre ! Que veut-il donc, cet insen­sé ? Ce serait mieux dit : per­tur­ba­teur. Du trouble, du désordre, cin­quante sau­vages pour un bar­bare. Cent dépu­tés pour un prince. Enfin mille chancres pour un ulcère. Est-ce bien la peine de tant de bruit pour tant d’horreurs !!

Non, non, je ne serai Jamais répu­bli­cain au point de tro­quer le laid contre l’effroyable. Et je ne me don­ne­rai pas même l’inquiétude de voir dans la rue si les bar­ri­cades sont désertes ou ani­mées, tant qu’on ne se dis­po­se­ra à dis­cu­ter au moins sur ces quatre points.

1° La terre étant consi­dé­rée à juste titre, comme par­tie prin­ci­pale de notre pre­mier héri­tage, est inalié­nable sous quelque forme et tra­fic que ce soit ;

2° Toute terre non culti­vée rentre au domaine public pour y être dis­tri­buée en ins­tru­ment de tra­vail immeuble ;

3° Les pro­duits du tra­vail, seuls sont consi­dé­rés comme pro­prié­tés tra­fi­cables et individuelles ;

4° Toute domes­ti­ci­té est regar­dée comme dégra­dante et qui ser­vi­ra un maître ne sera plus citoyen…

… Je réflé­chis en pas­sant, qu’on est capable de croire que je vais dimi­nuer le nombre des révo­lu­tion­naires !!… si je devais dimi­nuer quelque chose, ce ne serait, en tout cas, que le nombre de ceux qui se disent répu­bli­cains et qui, le plus sou­vent, ne sont qu’un tas de pan­dours qui égor­ge­raient les rouges et les blancs, comme ils disent, parce qu’ils sont d’une autre couleur.

Tant mieux, alors on se connaî­tra, et si la guerre entre nous est une guerre à mort, on aura du moins l’avantage de savoir pour­quoi. Tan­dis qu’aujourd’hui, à peine ose-t-on s’approcher en plein jour de cer­tains indi­vi­dus qui vous crient d une voix inso­lente : Vive la répu­blique !… Eh bien, qui dit vive un gou­ver­ne­ment quel­conque, dit vive une cote­rie exis­tant aux dépense de ceux qu’elle gou­verne. Qui dit : Vive l’absolutisme ! dit vive le men­songe. Qui dit : Vive une répu­blique gou­ver­ne­men­tale ! dit vive l’hypocrisie ! Mais qui dit : À bas tous les gou­ver­ne­ments !! dit à bas le meurtre ! Vive l’indépendance ! vive la vérité !…

Que Mes­sieurs les libé­raux, les radi­caux, les répu­bli­cains bour­geois, choi­sissent. Et s’ils veulent conti­nuer à exploi­ter le misé­rable ouvrier, qu’ils disent : Vive l’absolutisme !…

La terre est la mère de tout le monde. Cha­cun a droit à elle, comme il a droit aux rayons du soleil qui nous réchauffent, et ne doit pas plus en dis­po­ser, qu’il ne le fait de l’air dont il aspire une par­tie pour vivi­fier son sang.

Or, si la terre est aujourd’hui sou­mise aux lois du tra­fic comme une mar­chan­dise ordi­naire, un pro­duit quel­conque, c’est un crime de lèse-huma­ni­té qui atteint la plu­part de nous, qui est deve­nu la source de tous nos maux et qui met l’homme au des­sous de la bête sau­vage, qui, bien que d’un esprit farouche, ne s’approprie cepen­dant que ce qui est conforme au besoin de sa nature

Il y a donc deux camps bien dis­tincts entre nous : celui des gou­ver­nants et celui des gou­ver­nés, tout aus­si bien qu’il n’y a que deux prin­cipes : celui du men­songe et celui de la vérité…

… Les gou­ver­ne­ments tremblent, réjouis-toi (tra­vailleur !) ; ils chan­cellent, tiens-toi prêt ; ils tombent, élance-toi. Mais que jamais sur leurs ruines ensan­glan­tées du sang de tes pères, aucun auda­cieux n’ose crier : Vive le pou­voir !… ou brise-lui la tête, car le pou­voir c’est l’autorité, et l’autorité c’est la tyran­nie. Avec cette der­nière… point de liber­té, sans quelle ne soit un monstre enfan­té de deux sujets dif­fé­rents, que tout homme doit tra­quer comme il ferait d’une bête soup­çon­née de la rage.

À bas les gou­ver­ne­ments, à bas la tyran­nie, vive l’indépendance ! vive l’amour et l’amitié.

… Plus de gou­ver­ne­ments, plus d’impôts. Plus d’égorgeurs, plus de sang. Plus de convoi­tise, plus de haine, l’avenir est à toi. Et c’est alors que tu t’aimeras dans ton frère.

Éta­blis­sez-vous en com­munes révo­lu­tion­naires ; que jusque dans les plus petits endroits on crie tou­jours : À bas les gou­ver­ne­ments ! que cha­cun de vous par­ti­cipe aux dis­cus­sions de sa loca­li­té, afin d’en dis­cu­ter les intérêts.

Com­mue votre bien-être dépen­dra de la même cause, vous n’aurez jamais pour guide que la même rai­son, le même esprit. C’est alors que l’intelligence pré­vau­dra réellement…

Ne vous occu­pez pas des fai­néants : il n’y en aura aucun, car l’homme qui tra­vaille libre­ment pour lui, a besoin du tra­vail comme récréa­tion et ne pour­rait s’en pas­ser sans souffrir.

Cela paraît bizarre, n’est-ce pas ? Il y en a tant aujourd’hui, de fai­néants et qui vivent à merveille.

Pour la plu­part de ceux-là, je ne sau­rais que vous répondre, si ce n’est que puisque vous les avez tolé­rés jusque-là, il faut bien les nour­rir : l’habitude est une seconde nature.

D’ailleurs ils dis­pa­raî­tront comme les vieux sol­dats de l’Empire.

Le prin­cipe qui doit, par sa propre force, conduire en com­mu­nion les inté­rêts de tous ses membres, favo­ri­se­ra aus­si bien l’industriel que l’agriculteur ; par consé­quent, votre indis­pen­sable moral ou maté­riel éta­bli­ra, lui-même, une balance entre les pro­duits agri­coles et ceux de l’industrie. Et n’étant dépen­dants que de vos besoins, cet équi­libre ne sau­rait jamais être trop dépas­sé pour que les pro­duits de cha­cun de vous ne s’écoulent pas tou­jours avec la même régularité.

Ensuite, rien ne pou­vant plus empê­cher ou contraindre le libre échange de ses pro­duits, et comme ce sont eux seuls qui peuvent com­bler le vide de vos néces­si­tés, cha­cun les tra­fi­que­ra à sa guise. Alors, le beau, le solide et le com­mode étant encore sus­cep­tibles d’une incon­tes­table per­fec­ti­bi­li­té, une concur­rence éter­nelle en éta­bli­ra les prix, tout en ayant pour sti­mu­lant, cette per­fec­tion pro­gres­sive dont la limite se trouve dans les fic­tions de l’éternité, pour ne pas dire insaisissable.

Des bazars com­mu­naux s’établiront dans chaque loca­li­té, et les pro­duits qui y man­que­raient don­ne­raient trop vite des avan­tages à ceux qui pour­raient com­bler ce dépour­vu, pour que chaque com­mune ou hameau n’ait pas de suite, son indis­pen­sable à sa por­tée. Le fruit du tra­vail des pro­duc­teurs tom­be­ra direc­te­ment et sans autre aug­men­ta­tion de prix au-des­sus de sa réelle valeur, à la dis­po­si­tion des consom­ma­teurs, excep­té seule­ment les frais qu’entraîneront les com­mis des bazars, aux­quels ces pro­duits seront confiés.

Tou­te­fois, nul ne sera tenu d’entreposer ses pro­duits à l’exposition com­mu­nale, afin qu’il demeure encore libre de les négo­cier lui-même direc­te­ment avec d’autres pro­duc­teurs ou consom­ma­teurs, s’il le juge convenable…

Il y aura tou­jours des hommes d’un talent supé­rieur. Et pour cela, l’individualité ne pour­rait être confon­due, sans souf­frir de sujé­tion, à une liber­té col­lec­tive. Du reste, qui dit liber­té indi­vi­duelle, dit tout ; car une liber­té col­lec­tive ne peut se créer que sous la volon­té de plu­sieurs individus.

Se réuni­ront donc en vie, devoirs et tra­vaux com­muns, ceux qui le juge­ront à pro­pos. Et demeu­re­ront indi­vi­duel­le­ment indé­pen­dants, ceux que le moindre assu­jet­tis­se­ment pour­rait ombrager.

Le véri­table prin­cipe est donc bien loin d’exiger la com­mu­nau­té invio­lable. Cepen­dant, pour l’harmonie de cer­tains tra­vaux, il est évident que beau­coup de pro­duc­teurs s’établiront en socié­té, par rap­port à l’avantage qu’ils trou­ve­ront dans la réunion de leurs bras. Mais encore une fois, le com­mu­nisme ne sera jamais un prin­cipe fon­da­men­tal, en rai­son de la diver­si­té de nos intel­li­gences, de nos besoins et de nos volontés.

Ain­si, hor­mis le métier de juge, de prêtre, de gen­darme, de voleur et de bour­reau, notre nou­velle socié­té offri­ra à cha­cun de ses membres le moyen de vivre dans une aisance par­faite, ne se fati­guant plus de vaines gloires ni de sor­dides convoitises.

Dans chaque agglo­mé­ra­tion, il s’établira des ins­ti­tu­tions pour la jeunesse…

Jamais les savants n’auront été plus recher­chés… La science sera donc un ins­tru­ment de tra­vail occu­pé par ceux qui se sen­ti­ront capables d’exploiter un des champs de son domaine.. Et chaque homme ayant pour occu­pa­tion celle qu’il pré­fé­re­ra, met­tra dans son tra­vail autant d’art, d’habileté et d’intelligence qu’un bel écri­vain en met­tra lui-même à dépeindre une his­toire quel­conque : un sujet qui est dans son véri­table cercle, tra­vaille avec goût et bon­heur, sans cher­cher jamais à être hos­tile à personne.

Ain­si s’écouleraient tous vos jours dans la pros­pé­ri­té et la joie.

… La terre serait la patrie de tout le monde, cha­cun pour­rait en contem­pler les richesses.

Tous les hommes s’aimeraient entre eux…

Ô indé­pen­dance ! pro­tec­trice de l’humanité, source inta­ris­sable de bon­heur et de satis­fac­tion, insi­nue-toi dans le cœur de l’homme, désa­buse son esprit des arti­fices qui le trompent et l’excitent, des­sille ses yeux, ô déesse ! pour qu’il puisse voir ton auréole radieuse, dont la lumière pure fatigue le monstre comme le grand jour fatigue le hibou ! Mère de toutes les liber­tés pures, que ton nom soit chan­té, que ton nom soit béni ! Vive l’indépendance ! guerre à l’autorité !

[|* * * *|]

Ces extraits montrent que leur auteur était cer­tai­ne­ment péné­tré des idées anar­chistes qu’il pré­sen­tait d’une manière indé­pen­dante. Il n’est pas pré­sen­té ici pour une autre rai­son que celle qu’à son époque, dans les années cin­quante, les anar­chistes sont raris­simes et il en est peut-être le moins connu. On a tou­jours recueilli avec inté­rêt, ces pre­mières étin­celles de l’esprit liber­taire : on connais­sait les Bel­le­guar­rigue, les Cœur­de­roy et les Déjacque en voi­ci encore un qui signe (page iv) Félix P… et dont l’écrit ne contient presque aucune indi­ca­tion per­son­nelle et rien qui met­trait sur la trace de l’auteur qui se dit par­rain de Félix Dupan­loup auquel la bro­chure est dédiée. Le lieu de publi­ca­tion « New York » ne dit rien ; mais pour voir si ce fut New York ou Genève, il fau­drait au moins com­pa­rer la bro­chure avec une quan­ti­té de publi­ca­tions pareilles de cette époque, pro­duites dans ces deux villes et ailleurs, ce que je ne peux pas faire. J’ai trou­vé la bro­chure à Paris en Jan­vier 1914 et je n’ai pu trou­ver aucune trace d’elle et de son auteur, sans tou­te­fois avoir les moyens de cher­cher plus ample­ment, ce que je comp­tai faire dans l’automne de cette année triste au Bris­tish Museum.

Ce fut désor­mais impos­sible, mais en jan­vier 1916 en par­cou­rant d’anciennes notes je trou­vai ceci que j’avais noté moi-même en février 1904 d’après ce que me disait alors la veuve de Pierre Vési­nier qui avait pas­sé les années cin­quante à Genève et connais­sait tous les pros­crits de décembre, notam­ment ceux de son pays de Clu­ny et envi­rons. Un de ces vieux lui mon­tra en 1899 une ancienne bro­chure écrite par lui qu’il venait de retrou­ver par hasard à Genève, bro­chure anar­chiste, puisqu’à Vési­nier elle rap­pe­lait les idées de Déjacque qu’il connais­sait bien. Cet homme même serait allé en Amé­rique où il a connu Déjacque (mais puisqu’on m’a dit que ce fut en 1856 ou 57, ce détail n’a peut-être rien à faire avec la bro­chure)… En tout cas le nom de cet homme qui en 1899 fut pro­prié­taire aux envi­rons de Clu­ny, était — Félix Pignal. Donc P et cinq lettres comme il y a P et cinq points à la page IV de la bro­chure. Cette double coïn­ci­dence, celle de cinq lettres, et celle de la bro­chure anar­chiste par cet auteur des envi­rons de Clu­ny, sui­vie du fait que le témoi­gnage de 1904 et la bro­chure trou­vée par moi en 1914 sont deux faits indé­pen­dants l’un de l’autre, tout cela rend plus que pro­bable, à mon opi­nion, que cette nou­velle addi­tion aux incu­nables retrou­vées de l’anarchie a vrai­ment pour auteur Félix Pignal.

21 juin 1922.

[/​M. Net­tlau./​]

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