La Presse Anarchiste

La Louise Michel du Sahara, Isabelle Eberhardt (II)

II. L’influence de Jean-Jacques Rousseau (Suite)

J’ai dit com­bien grande et pro­fonde fut l’influence exer­cée par la vie et la pen­sée de Jean-Jacques Rous­seau sur l’esprit et l’âme d’Isabelle Ebe­rhardt. D’autres lettres encore inédites mais que faute de place je ne puis don­ner ici, nous la montrent lisant et reli­sant sans las­si­tude ses livres, vivant avec lui dans une gri­se­rie per­pé­tuelle de l’âme et du cœur, s’imprégnant jusqu’au tré­fonds d’elle-même de son sen­ti­men­ta­lisme débordant.

Il est une autre lettre qui n’émane pas de sa plume, mais dont je tiens à don­ner ici un extrait parce qu’elle montre mieux encore que les siennes la viva­ci­té pré­coce de son intel­li­gence, et éclaire d’une lumière plus atten­dris­sante encore le fond de son cœur.

Voi­ci ce qu’en février 1896, écri­vait à pro­pos d’elle et alors qu’elle com­men­tait sa dix-sep­tième année, la meilleure de ses amies :

— « … Hier, notre pro­fes­seur de fran­çais nous a don­né pour sujet de com­po­si­tion, le suivant :

« Dire à qui de Vol­taire ou de Jean-Jacques Rous­seau vont les pré­fé­rences de votre esprit, et rai­son­ner suc­cinc­te­ment ces préférences. »

« J’ai mis sans hési­ter l’auteur de la Nou­velle Héloïse avant celui du Siècle de Louis XIV, mais quand il a fal­lu rai­son­ner cette pré­fé­rence, j’ai été fort embar­ras­sée de le faire suc­cinc­te­ment, ain­si que nous l’avait indi­qué, en insis­tant beau­coup, notre pro­fes­seur. Les argu­ments affluaient 81 nom­breux que, mal­gré tous mes efforts, j’ai dépas­sé de beau­coup la moyenne de cent lignes qui nous avait été fixée. Isa­belle a triom­phé super­be­ment tant par la conci­sion que par la force de sa com­po­si­tion. M. H. (le pro­fes­seur) en a été véri­ta­ble­ment aba­sour­di ; et il n’a ces­sé de relire et de répé­ter les vingt-cinq lignes de ma chère petite amie ; je les sais moi-même par cœur, et il me plait de les écrire ici :

« Avec la puis­sance de son inlas­sable génie, Vol­taire a défen­du les droits sacrés et mécon­nus de l’humanité, et jusqu’au der­nier souffle de sa longue vie, il a lut­té pour l’émancipation défi­ni­tive de l’esprit humain ; aus­si me semble-t-il juste que son œuvre dure tant que dure­ra cette huma­ni­té sur le globe.

« Mais c’est avec son cœur que l’humble fils de l’horloger gene­vois a plai­dé pour les droits de la créa­ture : droit au bon­heur, droit à l’amour, et c’est par l’éloquence de son âme qu’il lui a ouvert les yeux sur les beau­tés de la Nature ; sou­ve­raine conso­la­trice de tous nos maux. Et c’est pour­quoi Jean-Jacques mérite d’être lu par les habi­tants des pla­nètes sur­vi­vantes quand la nôtre ne sera plus qu’une pâle lune errant dans la nuit. Et c’est aus­si pour­quoi je don­ne­rais le Dic­tion­naire phi­lo­so­phique pour huit pages des Confes­sions. »

« Au sou­rire que j’ai sur­pris sur les lèvres minces et pro­pre­ment rasées de Mon­sieur H… j’ai bien vu qu’il soup­çon­na d’abord la col­la­bo­ra­tion du Petit oncle Troph… (Tro­phy­mows­ky) dans cette com­po­si­tion de sa petite nièce. Mais moi qui connais la fran­chise et la loyau­té d’Isabelle, la noblesse de son esprit, je ne l’ai pas cru un seul ins­tant, et Mon­sieur H… lui-même a du chas­ser bien vite ce vilain soup­çon, quand il a vu « Petit oncle » aus­si sen­ti­men­tal et Rous­seau­tiste que sa nièce s’essuyer les yeux en lisant sa composition… »

J’ai oublié de dire, en effet, que le père spi­ri­tuel d’Isabelle était aus­si féru que sa nièce du « Phi­lo­sophe », de son œuvre, comme de sa trou­blante personnalité.

Il avait même cou­tume de dire, que de lui était sor­tie la Révo­lu­tion fran­çaise toute entière, la vraie, la seule, celle de la Conven­tion. Il ajou­tait : « Tous ses membres, en dehors des­quels il n’y eut pas de révo­lu­tion­naires, au sens com­plet de ce mot, et en com­men­çant par le sen­ti­men­tal Robes­pierre qui en fut l’âme puis en conti­nuant par Marat, qui en fut la plus agis­sante et la plus juste expres­sion, furent les ado­ra­teurs de Rous­seau et s’imprégnèrent de sa pen­sée… » Voi­là pour Tro­phy­mows­ky ; mais pour sa fille spi­ri­tuelle, les rai­sons qui l’incitaient à faire du « Citoyen de Genève » le dieu de son intel­li­gence ado­les­cente et de son cœur, furent toute dif­fé­rentes, et à vrai dire, ce ne furent pas des rai­sons, mais des ins­tincts. Ins­tincts héré­di­taires de vaga­bon­dage, qui furent ceux du pauvre phi­lo­sophe tou­jours errant, besoin impé­rieux d’aimer et de se sen­tir aimé qu’il cacha toute sa vie sous son masque de bour­ru bien­fai­sant, besoin non moins exi­geant de sen­tir, au fond de son âme, épa­nouies et tou­jours fraiches, les fleurs les plus rares et les plus exquises du sen­ti­ment ; oui, voi­là ce qui, à l’aurore de sa vie, fit s’agenouiller la pauvre et noble fille devant l’auteur de la Nou­velle Héloïse et des Confes­sions. Voi­là ce qui la fai­sait pleu­rer à chaque ligne de ce der­nier livre, et voi­là aus­si pour­quoi elle eût don­né, pour huit quel­conques de ces pages, une des œuvres qui honorent le plus l’esprit humain.

Aujourd’hui que nous est connue tout entière sa des­ti­née si brève, si étrange et si belle dans sa dou­leur, il appa­raît bien clai­re­ment qu’elle était mar­quée par cette pre­mière, ardente et unique pas­sion de son cer­veau autant que de son cœur. Tout y était, depuis son véhé­ment amour pour la vie libre des grands espaces déser­tiques, jusqu’à la pitié pro­fonde dont elle enve­lop­pa les pauvres « mes­kines » saha­riens, errant avec elle, et por­tant comme elle le bur­nous éga­li­taire du Bédouin. Enfin tout à l’heure, quand nous étu­die­rons son œuvre, nous ver­rons que pour sa pen­sée lit­té­raire, comme pour sa forme, elle doit autant à Jean-Jacques qu’à Loti et à Fromentin.

IIl. Le fond de son cœur

Ce coup d’œil jeté sur l’adolescence d’Isabelle Ebe­rhardt, res­te­rait impar­fait si de sa cor­res­pon­dance pas­sion­né­ment sug­ges­tive je n’extrayais encore quelques pages où vibre avec une inten­si­té presque dou­lou­reuse, cette pas­sion altruiste, ce besoin de sacri­fice et d’abnégation qui devait domi­ner sa vie entière, et la faire appe­ler « Ma sœur » par les plus humbles et les plus misé­rables cha­me­liers, traî­nant les, lam­beaux de leurs san­dales à tra­vers le Saha­ra, ain­si que fai­saient les gueux lamen­tables des fau­bourgs à l’égard de Louise Michel, sa grande aînée.

À l’automne de 1896, elle écrivait :

« … Figure-toi que « petit oncle » et moi avions fait le pro­jet de venir vous sur­prendre, ce dont j’étais toute heu­reuse, quand maman s’est trou­vée souf­frante, d’un léger rhume contrac­té pour être res­tée trop tard et en pan­toufles dans le jardin.

« Elle est aujourd’hui tout à fait bien, mais j’ai dû, moi, mon pro­fes­seur, lui aus­si malade, étant gué­ri, reprendre mes leçons de pein­ture et de des­sin. Et j’ai dû éga­le­ment suivre le cours d’anatomie et de phy­sio­lo­gie que, vrai­ment, jusqu’ici, j’ai beau­coup trop négligé.

« Ce pauvre N… ! (le pro­fes­seur de pein­ture et de des­sin), la mala­die qu’il vient de faire a dû être bien grave, car je le trouve tout à fait chan­gé et amaigri.

« J’ignorais com­plè­te­ment et toi aus­si, sans doute, qu’il avait été pen­dant quelques mois, le pro­fes­seur de notre grande et dou­lou­reuse Marie Baschkirtseff.

« Depuis qu’à pro­pos de je ne sais puis quoi, il m’a révé­lé ce détail, nous ne pei­gnons ni ne des­si­nons, mais tant que dure la leçon, je le har­cèle et ne cesse de le faire bavar­der sur celle dont le Jour­nal nous a tant fait pleu­rer toutes deux.

« Du coup, je l’ai relu, très chère, et tu m’en vois aus­si émue et trou­blée que lorsque nous le lûmes ensemble pour la pre­mière fois. Je per­siste à trou­ver médiocres les vers de Mon­sieur André Theu­riet qui lui servent de fron­tis­pice. Non vrai­ment, ils ne sont pas à l’unisson. Comme toi, ce que j’aime dans Marie, c’est la viri­li­té de son âme que des crises de fai­blesse fémi­nine viennent de temps à autre amol­lir sans arri­ver à la dompter.

« Et dans ces crises même, où bouillonne toute la déses­pé­rance qui lui vient de sa pré­caire san­té, autant que de son impuis­sance à réa­li­ser son idéal d’art, je la trouve atten­dris­sante et humaine infiniment.

« Mais, dans toute la lit­té­ra­ture dont je me suis gavée — c’est le mot — je ne connais pas de pages plus poi­gnantes, plus capables d’atteindre le tré­fonds de l’âme, et d’en faire sor­tir toute l’humaine pitié, que celle où elle s’attriste devant la sur­di­té pré­coce dont elle se sent menacée.

« Aucune des plaintes que, tout au long de son Jour­nal, lui ins­pire la débi­li­té fatale de ses pou­mons, n’égale en pro­fon­deur son cri de détresse…

« … Ah ! ne plus entendre le chant des oiseaux, le cri de l’hirondelle zébrant l’azur de son aile poin­tue, le mur­mure du vent dans les arbres, et les san­glots de la pluie sur les vitres aux soirs d’hiver…

« C’est, je crois bien, le plus navrant et aus­si le plus poé­tique « lamen­to » qu’ait exha­la une âme d’artiste uni­que­ment éprise de la Nature et qui se sent, un peu plus chaque jour, iso­lée d’elle, de ses beau­tés les plus déli­cates, de ses jouis­sances les plus exquises par une cruelle infirmité.

« Petit oncle », à qui je disais cela, l’autre jour, m’a racon­té, d’après ses lec­tures, la déses­pé­rance de Bee­tho­ven, aux prises avec le même mal impla­cable, et j’avoue qu’en l’écoutant, je n’étais pas plus émue qu’en reli­sant cette page de la pauvre Marie Baschkirtseff.

« Enfin, ce que je sou­haite ardem­ment comme elle, ce que je désire comme elle, à un degré presque dou­lou­reux, c’est, si je dois mou­rir jeune, de ne pas mou­rir tout à fait, de me sur­vivre par quelque chose, livre ou tableau qui fera vol­ti­ger mon nom sur des lèvres, quand mes yeux seront pour tou­jours clos. Oui, ché­rie, depuis mon âge de rai­son, j’ai l’intuition très nette que, moi aus­si, je mour­rai jeune comme elle, et quand je rêve à ma des­ti­née, elle m’apparaît sous un jour tel­le­ment étrange que j’en ai les larmes aux yeux.

« Et à ces moments-là, je me demande, par une étrange, autant que subite contra­dic­tion, si vrai­ment cela vaut la peine de tant s’agiter pour un peu de fumée. La gloire ! La gloire ! qu’est-ce au juste ? Hélas ! quoi que dise ou que fasse pour elle l’humanité, que l’idée de la mort révolte, la nuit du tom­beau doit être éter­nelle et impé­né­trable. Une seule clar­té la tra­verse peut-être, pâle, mais douce aus­si comme la lueur d’une veilleuse, c’est le sou­ve­nir du bien que nous avons fait sur la terre.

« Il me semble que, pour cha­cune de nos bonnes actions, Dieu allume autour et au fond de notre tom­beau, tan­tôt une noc­ti­luque menue, tan­tôt une luciole argen­tée, et c’est bai­gnés de ces calmes et mou­vantes clar­tés, que nous pour­sui­vons, dans le silence éter­nel, notre som­meil et notre rêve.

« Elles nous suivent aus­si, et nous éclairent, quand nos ombres, reprises par la nos­tal­gie de la vie, s’en vont errer près des lieux qui virent leurs joies et leurs peines.

« Seules, les ombres des méchants dorment, rêvent et marchent dans la pro­fon­deur des ténèbres…

« Ah ! ché­rie, je vou­drais, avant de mou­rir, avoir le temps de faire assez de bien, pour que, grâce aux lam­pyres et aux vers lui­sants qui s’entrelaceront et joue­ront dans les aspho­dèles de ma tombe, il me soit per­mis de rêver, éclai­rée par eux, comme je rêve aujourd’hui à la douce lueur des étoiles. Et si Dieu me fait la grâce d’éclairer ain­si mon der­nier som­meil, ce ne sera peut-être pas parce que j’aurai fait une œuvre pen­dant ma vie, mais parce que j’aurai aimé d’un amour pro­fond les parias, les déshé­ri­tés, tous ceux à qui la vie fut âpre et dure… »

Enfin, pour en finir avec cette période si inté­res­sante, et pour­tant si peu connue de sa vie, je tiens à don­ner ici, une très courte mis­sive où l’on voit en même temps com­bien était déli­cate sa bon­té, et dif­fi­cile la vie des pauvres révo­lu­tion­naires russes en exil :

— « Je te fais expé­dier par ce cour­rier la Patho­lo­gie géné­rale de Beau­nis et Bou­chard et la Phy­sio­lo­gie de Küss, que tu avais prê­tées à Lie­ven et que la m’avais char­gée de lui récla­mer. Si tu ne les a pas eues plus tôt, il n’y a pas de ma faute, comme tu vas voir. Je croyais pou­voir ren­con­trer ce pauvre ami au cours d’anatomie, qu’il sui­vait jusque-là plus régu­liè­re­ment que moi, et j’y suis allée pen­dant une semaine entière exprès pour le rencontrer.

« Mais, à mon grand éton­ne­ment, il n’y a pas paru. Enfin, hier soir, comme je sor­tais de la Poste, avec maman, nous nous sommes trou­vés nez à nez. Je lui ai fait part de la com­mis­sion que tu m’avais don­née. Le pauvre gar­çon est deve­nu très rouge, puis très pâle, et rou­gis­sant, encore une fois, il nous dit avoir reçu de toi, la veille, une lettre à ce sujet.

« Enfin, il nous a avoué être sans res­sources depuis trois mois, la famille anglaise dans laquelle il don­nait des leçons de russe ayant quit­té Genève depuis ce temps-là.

« Et depuis ce temps-là aus­si, a‑t-il ajou­té, je n’ai pu payer à ma pro­prié­taire le loyer de ma chambre et le blan­chis­sage que je lui dois. Elle m’a chas­sé, voi­ci huit jours, gar­dant en gage mes hardes et mes bou­quins, par­mi les­quels, se trou­vaient ceux qui m’ont été prêtés.

« Ce pauvre Lie­ven ! En disant cela, il était si blême, il souf­frait tant de cet aveu, lui qui est très fier, et n’a jamais vou­lu rece­voir de sub­sides en dehors de ce qu’il gagnait, que maman et moi en avons été bouleversées.

« Connais­sant cette fier­té, ni l’une, ni l’autre, n’avons eu le cou­rage de lui répondre un mot, mais maman a eu l’heureuse idée de l’inviter à venir pas­ser vingt-quatre heures à Mey­rin. Puis nous sommes allées du même pas chez la pro­prié­taire ; maman a payé la petite dette, moyen­nant quoi nous avons pu péné­trer dans la cham­brette, presque aus­si petite que la niche de notre Médor ; mais très propre, très blanche, et pour laquelle il paie seize francs par mois. Nous avons pris les deux livres, et toutes émues, trem­blantes, comme si nous venions de com­mettre une mau­vaise action en vio­lant le logis du pauvre exi­lé, nous sommes reve­nues à la poste pour te les expédier. »

[|* * * *|]

Quelques mois après avoir écrit ces lignes, Tro­phy­mows­ky, son oncle et pro­tec­teur étant mort, pous­sée par l’instinct vaga­bond qui domi­na la vie de Jean-Jacques, son autre père spi­ri­tuel, elle par­tait pour la terre afri­caine qu’elle devait bien­tôt magni­fier ; elle allait vers le désert, vers ses humbles frères, les Bédouins, dont pauvre, elle-même, elle devait, en prose inef­fable chan­ter la glo­rieuse pau­vre­té ; elle allait, enfin, vers son tom­beau et vers la Gloire, qui, on le ver­ra pro­chai­ne­ment fut si vrai­ment pour elle le « Soleil des morts ».

[/​P. Vigné d’Octon./​]

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