La Presse Anarchiste

La Réaction bourgeoise en Italie

La classe capi­ta­liste ita­lienne, après envi­ron deux années d’égarement et d’hésitation — dont le pro­lé­ta­riat ne sut pas pro­fi­ter — a com­men­cé vers la fin de 1920 son mou­ve­ment de défense et de contre-offen­sive qui prit immé­dia­te­ment son carac­tère spé­ci­fique, sans plus s’embarrasser des vieilles fic­tions libé­rales, démo­cra­tiques, patrio­tiques et légalitaires.

La guerre de 1915 – 1918 avait eu pour consé­quence directe de réa­li­ser une plus grande una­ni­mi­té pro­lé­ta­rienne contre la classe diri­geante, et cela a appro­fon­di d’une façon extra­or­di­naire le fos­sé entre les classes : l’une voit dans l’autre un enne­mi décla­ré ; et spé­cia­le­ment la classe qui est au pou­voir, voyant ce pou­voir mena­cé, perd la lumière de la raison.

Paral­lè­le­ment au phé­no­mène de l’unanimité pro­lé­ta­rienne s’est pro­duit l’autre oppo­sé de la fusion ou bloc de toute la classe diri­geante qui a trou­vé une espèce de milice et un centre de ral­lie­ment dans le Fas­cisme. Dans la classe diri­geante sont com­prises, et en forment les caté­go­ries les plus rétro­grades, toutes les castes qui vivent en para­sites autour de l’arbre de l’État ou qui en forment les rami­fi­ca­tions : les four­nis­seurs du gou­ver­ne­ment et les indus­tries pro­té­gées, la police deve­nue énorme de nos jours, la haute bureau­cra­tie et la magis­tra­ture, toutes plus ou moins ten­dan­cieu­se­ment fas­cistes. S’y ajoute la bour­geoi­sie ter­rienne, rétro­grade par nature et par tra­di­tion, mise l’épaule au mur par les pré­ten­tions crois­santes des pay­sans aux­quels à la longue elle ne pour­rait répondre qu’en renon­çant à tout pro­fit, c’est-à-dire au pri­vi­lège même de la pro­prié­té. Vient ensuite la petite bour­geoi­sie, beau­coup d’employés et de pro­fes­seurs, cer­taines caté­go­ries de gens de pro­fes­sions. Pour gros­sir ces rangs il y a enfin tous les chô­meurs de la poli­tique et les mar­chands du jour­na­lisme ren­dus inoc­cu­pés par la dis­pa­ri­tion des par­tis moyens de la Démo­cra­tie, du radi­ca­lisme, etc… en colère contre la classe ouvrière qui ne veut plus rien savoir d’eux.

Rien que la réac­tion pro­fite sur­tout aux vieux par­tis conser­va­teurs cepen­dant le fas­cisme, ce ben­ja­min, est le porte-dra­peau de toutes les dif­fé­rentes classes et sous-classes bour­geoises, bien accueilli et cour­ti­sé par­tout : à la sacris­tie et dans la maçon­ne­rie, à la caserne et à l’Université, à la ques­ture et au tri­bu­nal, dans les bureaux de la grande indus­trie et dans les banques agraires. Il ne lui manque même pas les hom­mages plus ou moins cau­te­leux et dis­si­mu­lés des pon­tifes de quelques par­tis qui, cepen­dant, en prin­cipe, lui sont oppo­sés comme le par­ti répu­bli­cain et le par­ti popu­laire — en contraste évident avec les déli­bé­ra­tions de leurs congrès, les opi­nions de la majo­ri­té de leurs cama­rades et le lan­gage de leurs journaux.

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J’ai par­lé du fas­cisme. Eh bien ! qu’est-ce que le fas­cisme ? C’est sim­ple­ment l’organisation et la mise en actes de la défense armée et vio­lente de la classe diri­geante, capi­ta­liste et éta­tique, contre le pro­lé­ta­riat deve­nu pour elle trop com­pact, exi­geant et envahissant.

Comme le com­pa­gnon Lui­gi Fab­bri a essayé de le démon­trer en un tra­vail de récente publi­ca­tion [[  La Contre-Révo­lu­tion pré­ven­tive, de Lui­gi Fbbri. Édit. L. Capel­li, Bologne.]], en réa­li­té le fas­cisme est le pro­lon­ge­ment de la guerre, en cela que celle-ci fut la ten­ta­tive du capi­ta­lisme inter­na­tio­nal d’en finir avec l’internationalisme pro­lé­ta­rien. En fait, la guerre était néces­saire au régime capi­ta­liste pour arrê­ter les pro­grès que le pro­lé­ta­riat fai­sait à son détriment.

La guerre a fait ce qu’elle a pu ; et ses résul­tats sont indé­niables ; la réac­tion triomphe par­tout, et le pro­lé­ta­riat a été bri­sé en France comme en Alle­magne, en Angle­terre comme en Amé­rique : chez les vain­cus, chez les vain­queurs et chez les neutres. Le fas­cisme en com­plète l’œuvre dans les pays, comme l’Italie, où pour des rai­sons spé­ciales et contin­gentes le pro­lé­ta­riat était res­té fort et la situa­tion demeu­rée révolutionnaire.

Le fas­cisme, pour­sui­vant la guerre civile avec les méthodes de la guerre pro­pre­ment dite, a rom­pu tous les ponts de la léga­li­té, du res­pect des liber­tés civiques, du droit de tous à pen­ser, s’organiser et vivre à sa manière. Orga­ni­sé mili­tai­re­ment, four­ni d’argent, d’armes, de matières incen­diaires et de moyens de trans­port, il sup­plée au défaut du nombre, qui le ren­drait dans chaque loca­li­té une mino­ri­té insuf­fi­sante, par la concen­tra­tion rapide de plu­sieurs endroits en un seul, pour y accom­plir son œuvre de des­truc­tion. C’est cela qui dans le lan­gage actuel s’appelle une « expé­di­tion puni­tive » avec des mots emprun­tés au jar­gon du mili­ta­risme allemand.

Métho­di­que­ment, par­tout où cela lui est pos­sible, le fas­cisme prend pour cibles les Bourses du Tra­vail, les Coopé­ra­tives et les Admi­nis­tra­tions des com­munes socia­listes. Les orga­ni­sa­tions de classe sont assaillies quelle qu’en soit la ten­dance : socia­liste ou catho­lique, anar­chiste ou répu­bli­caine, com­mu­niste ou syn­di­ca­liste. Des cen­taines de bourses du tra­vail et de coopé­ra­tives ont été incen­diées par les fas­cistes, cau­sant des dégâts pour plu­sieurs mil­lions en bâtisses, meubles, machines, ins­tru­ments de tra­vail et mar­chan­dises. À coups de bâtons et de revol­vers et par d’autres moyens d’intimidations, dans cer­tains pays, on contraint les muni­ci­pa­li­tés socia­listes à don­ner leur démission.

Les orga­ni­sa­tions ouvrières, spé­cia­le­ment à la cam­pagne ou dans les petits centres sont dis­soutes par la force. Les ouvriers qui osent résis­ter sont roués de coups. Les milieux pro­lé­ta­riens sont enva­his et détruits, les élé­ments les plus intel­li­gents sont contraints de fuir le pays. Plu­sieurs d’entre eux ont vu leur domi­cile pri­vé vio­lé et incen­dié, nombre d’entre eux furent tués.

Dans cer­tains endroits, on ne peut sor­tir le soir après une cer­taine heure. Les fas­cistes le défendent. Il n’est pas rare de voir détruits les éta­blis­se­ments publics, cafés ou hôtels, que fré­quentent les ouvriers ou les subversifs.

Les jour­naux et les bul­le­tins fas­cistes se vantent ouver­te­ment de leurs actes et quel­que­fois les annoncent ou en font d’abord la menace. Sou­vent sont publiés de véri­tables arrê­tés d’ostracisme et d’exil.

« Un tel doit dans les n… jours, don­ner sa démis­sion de maire du pays ou bien « il doit ces­ser toute acti­vi­té poli­tique ou syn­di­cale », ou bien « il doit aban­don­ner la cité », ou bien « il lui est défen­du de retour­ner au pays » — et ain­si de suite.

L’organe fas­ciste quo­ti­dien de Milan se vante comme d’une vic­toire de ce que, durant le Congrès fas­ciste de Rome, en novembre 1921, et à l’occasion des tumultes qui sui­virent, le nombre des pro­lé­taires morts était supé­rieur au nombre des morts fascistes.

La « cure du bâton », du « San­to Man­ga­nel­lo », comme l’appellent avec com­plai­sance les jour­na­listes réac­tion­naires est appli­quée par les fas­cistes sur une vaste échelle, par­tout ou cela est pos­sible contre les ouvriers et les sub­ver­sifs. Quel­que­fois on cherche spé­cia­le­ment cer­taines per­sonnes pour les bas­ton­ner, quel­que­fois on frappe le pre­mier ouvrier ou sub­ver­sif qui se trouve sur le che­min. Les bas­ton­nades sont don­nées presque tou­jours par des bandes de fas­cistes à des indi­vi­dus iso­lés. Il est arri­vé plus d’une fois aux bas­ton­neurs de lais­ser sur le ter­rain un cadavre au crâne lit­té­ra­le­ment fracassé.

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Le fas­cisme, né de l’exploitation de la peur bour­geoise du spectre bol­che­viste a, en réa­li­té, pour point de mire le pro­lé­ta­riat en bloc, dans son ensemble, et il l’atteint par les faits les plus impres­sion­nants de des­truc­tion et de vio­lence, jus­te­ment dans ce qui peut per­mettre à la classe ouvrière d’attaquer les pro­fits capi­ta­listes, de léser les inté­rêts des bou­ti­quiers, ou dans ce qui repré­sente une érup­tion ou une inva­sion du droit prolétarien.

Ceci est si vrai, que lorsque le fas­cisme com­men­ça son offen­sive, en automne 1920, les pre­mières ins­ti­tu­tions atta­quées avec rage ne furent pas les cercles socia­listes, ni les sec­tions du par­ti socia­liste, mais les bourses du tra­vail et les coopé­ra­tives, qui ont en géné­ral un but socia­liste mais appar­tiennent aus­si à des ouvriers de divers par­tis et à des indif­fé­rents. Ce qui fut assailli dès les pre­miers ins­tants, ce ne fut pas le bol­che­visme mais la classe ouvrière tout entière en toutes ses ins­ti­tu­tions même les plus neutres, poli­tiques ou modérées.

Par­tout dans les villes et dans les cam­pagnes, le fas­cisme a tou­jours visé, dès le début, les par­tis et les ins­ti­tu­tions qui, sui­vant les dif­fé­rentes loca­li­tés, recueillaient la majo­ri­té des sym­pa­thies ou des adhé­sions ouvrières. Dans les régions de Reg­gio et de Modène les orga­ni­sa­tions réfor­mistes furent assaillies ; dans les régions de Bologne et de Fer­rare ce furent les orga­ni­sa­tions maxi­ma­listes ou uni­taires ; dans les régions de Car­rare et dans le Val d’Arno, les orga­ni­sa­tions de ten­dance anar­chistes ; à Plai­sance, à Parme et en Ligu­rie, les orga­ni­sa­tions syn­di­ca­listes ; à Tré­vise et dans la Tos­cane, les orga­ni­sa­tions répu­bli­caines ; à Ber­game et dans les autres par­ties de la Vene­tie, les orga­ni­sa­tions catho­liques. Quel­que­fois on s’en prend, pour les détruire, à de simples socié­tés de secours mutuels ou de coopé­ra­tives admi­nis­trées par des hommes aux idées les plus orthodoxes.

Ces des­truc­tions prennent un carac­tère spé­cial quand elles sont diri­gées contre les ins­tru­ments de dif­fu­sion des idées, de la pro­pa­gande de la pen­sée : impri­me­ries pri­vées ou coopé­ra­tives, biblio­thèques, librai­ries, kiosques, rédac­tions et impri­me­ries de jour­naux. Il y a des villes et des pro­vinces où la vente de cer­tains jour­naux est inter­dite, parce que ces publi­ca­tions sont adver­saires du fas­cisme et l’interdiction y est inexo­ra­ble­ment appliquée.

Tout ceci natu­rel­le­ment donne lieu à des conflits san­glants qui recom­mencent presque chaque jour. Les morts que l’on compte jusqu’à ce jour y sont innom­brables et sous la terre nue le lin­ceul funèbre enve­loppe des ouvriers de tous les par­tis et de toutes les fois : catho­liques et anar­chistes, répu­bli­cains et socia­listes, com­mu­nistes, réfor­mistes et indif­fé­rents. La seule qua­li­té qui les ait dési­gnés au revol­ver homi­cide est celle d’ouvrier, de tra­vailleur… La preuve la plus évi­dente n’est-elle pas en ce que la gué­rilla fas­ciste n’est pas diri­gée contre tel ou tel par­ti déter­mi­né mais contre la classe ouvrière en tant que classe ? On veut déman­te­ler à tout prix là cita­delle, le centre de résis­tance du pro­lé­ta­riat contre le capi­ta­lisme, on veut abattre par­tout ceux qui défendent avec le plus de suc­cès les ouvriers et qui en reçoivent la confiance, quelque soit le par­ti dans lequel ils militent.

Les fas­cistes et ceux qui se font leurs défen­seurs sou­tiennent que la vio­lence fas­ciste est une riposte à la vio­lence ouvrière ou sub­ver­sive, une sorte de rétor­sion, une consé­quence. Cela n’est pas vrai. Com­ment s’expliquerait alors l’extraordinaire vio­lence des fas­cistes sur cer­tains plages d’Italie, qui ont tou­jours été tran­quilles, dans, les­quelles les luttes poli­tiques et sociales se sont tou­jours menées très paci­fi­que­ment ou sans vio­lence appré­ciables ? Il suf­fit de citer pour exemple les pro­vinces de Reg­gio-Emi­lio, de l’Ombrie, du Cùren­ti­no, etc.

Le contraire est la véri­té, c’est-à-dire que cer­taines vio­lences pro­lé­ta­riennes dont anté­rieu­re­ment on n’avait pas eu d’exemple, eurent leur ori­gine dans la lutte avec le fascisme.

En fait il advient aujourd’hui (et cela était inévi­table), par esprit de défense, par la peur même de l’offensive, par repré­sailles, après des pro­vo­ca­tions répé­tées ou par soif de ven­geance qu’attaqués et atteints, des ouvriers essaient, à leur façon, d’imiter les fas­cistes et de leur rendre œil pour œil, dent pour dent. Cela se fait encore avec des moyens inadé­quats, tou­jours au grave risque des pro­ta­go­nistes, pla­cés entre les coups de revol­ver des fas­cistes, ceux des cara­bi­niers et l’assurance de devoir affron­ter des condam­na­tions à des années de pri­son ; mais cela a tout de même pour résul­tat que sou­vent des fas­cistes tombent frap­pés, vic­times de la mêlée qu’ils ont vou­lue eux-mêmes.

Que le nombre des fas­cistes tom­bés, quoique beau­coup infé­rieur à celui des vic­times pro­lé­ta­riennes, aille en aug­men­tant c’est faci­le­ment com­pré­hen­sible, étant don­né lu haine que les fas­cistes ne cessent de semer par leurs quo­ti­diennes bas­ton­nades, par les des­truc­tions des sièges d’organisations, par leurs incen­dies, par les dévas­ta­tions des coopé­ra­tives, par la vio­la­tion de toute les liber­tés de réunions, de paroles et de presse, par leurs façons de rendre impos­sible clans cer­taines zones l’évolution de la vie de par­ti ou d’association, d’interdire aux ouvriers toute dis­trac­tion en les, empê­chant, dans la soi­rée, de se réunir dans les cafés et dans les auberges, de vio­ler jusqu’aux domi­ciles pri­vés… Cette haine, qui aug­mente chaque jour, ne trouve pas les moyens de s’épancher ouver­te­ment, à la lumière du soleil. Cer­taines formes de repré­sailles sont inter­dites aux ouvriers, parce qu’ils ne peuvent espé­rer cette rela­tive impu­ni­té, cette liber­té de mou­ve­ment, de défen­sive et d’offensive qui est garan­tie aux fas­cistes par la com­pli­ci­té ou par la tolé­rance de la force publique et de la magistrature.

Cette com­pli­ci­té des orga­nismes de l’État, s’ajoutant à celle du capi­ta­lisme, avec le fas­cisme dans ce qu’il accom­plit de plus illé­gal, méri­te­rait tout un déve­lop­pe­ment spé­cial. Je me conten­te­rai de la signa­ler au passage.

On sait, du reste, que le fas­cisme sur­git ou tout au moins acquit sa pre­mière force, quand Bono­mi, en 1919, était ministre de la guerre dans le minis­tère Gio­lit­ti. Il y a des cir­cu­laires minis­té­rielles de l’époque qui montrent com­ment le gou­ver­ne­ment favo­ri­sa la for­ma­tion et aida l’armement d’une milice civile et poli­tique contre les par­tis pro­lé­ta­riens. Au cours des vio­lences fas­cistes anti-ouvrières cette com­pli­ci­té de la police et de l’armée s’est révé­lée tou­jours plus évi­dente. Plu­sieurs fois les fas­cistes ont été four­nis par les ques­tures et par les casernes de camions et d’armes pour les « expé­di­tions puni­tives » ; et à ces expé­di­tions plu­sieurs fois ont par­ti­ci­pé des offi­ciers en ser­vice actif, des com­mis­saires de police, des cara­bi­niers et des gardes. Il est notoire qu’il y a des com­mis­saires, des cara­bi­niers et des gardes ins­crits aux « fas­ci », et que la force publique a sou­vent accep­té l’aide des fas­cistes pour des opé­ra­tions de police.

La conni­vence de la magis­tra­ture est autre­ment évi­dente. Tan­dis qu’il n’y a pas de fait de vio­lence, vrai ou faux, grave ou léger, impu­té aux socia­listes ou aux sub­ver­sifs en géné­ral, pour les­quels il n’y ait eu de nom­breuses arres­ta­tions et dont les accu­sés sont encore en pri­son, qu’ils soient cou­pables ou inno­cents ; pour les fas­cistes c’est l’éternelle comé­die : les arrê­tés sont tou­jours absous à l’instruction, spé­cia­le­ment pour les faits les plus graves incen­dies ou homi­cides. Dans ces den­tiers temps les fas­cistes furent arrê­tés plus sou­vent ; mais pour eux l’instruction est par­tout prompte et bien­veillante, sauf quelques très rares excep­tions, pour les délits fas­cistes impli­quant de graves res­pon­sa­bi­li­tés pénales on, ne trouve jamais le cou­pable ; les arres­ta­tions et les pro­cès ne sont faits que pour les accu­sa­tions sans gra­vi­té. Et quand, par hasard, quelque condam­na­tion est pro­non­cée contre quelque fas­ciste, aus­si légère soit-elle, c’est toute une affaire d’État : la presse bour­geoise, avec una­ni­mi­té, pro­teste et les condam­nés passent dans l’histoire… jour­na­lis­tique pour des héros et des mar­tyrs. Pen­dant ce temps, s’abattent sur les sub­ver­sifs, pour Je plus petit accroc à la loi, les condam­na­tions les plus sévères.

Dans ces der­niers temps la conni­vence de la police et de la force publique avec le fas­cisme, au moins dans les grandes villes, n’est plus aus­si effron­tée que dans les pre­miers temps ; par­fois cer­taines vio­lences fas­cistes trouvent même de la part des gardes et des cara­bi­niers une cer­taine résis­tance qui donne lieu ça et là à quelques conflits spo­ra­diques. Mais, quant à la magis­tra­ture, elle appa­raît tou­jours comme la plus fidèle alliée du fascisme.

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Au Congrès fas­ciste de Rome de novembre 1921 le fas­cisme s’est consti­tué en Par­ti Natio­nal et s’est don­né à lui-même un programme.

Lisons-le et nous y trou­ve­rons, sans ambages, dans sa franche bru­ta­li­té, tout un pro­gramme de réac­tion sur le ter­rain poli­tique, éco­no­mique, spi­ri­tuel et cultu­ral qui est en sub­stance le pro­gramme du capi­ta­lisme et de l’État dans l’actuel moment poli­tique, pro­gramme mis en avant par l’intermédiaire du fas­cisme irres­pon­sable, mais qui répond en réa­li­té à la plus intime et la plus forte aspi­ra­tion de la classe domi­nante, de tous les pri­vi­lé­giés du pou­voir et de la richesse.

Le pro­gramme fas­ciste est le pro­gramme d’un par­ti né pour défendre par tous les moyens, sans en exclure la vio­lence, et par-des­sus toute consi­dé­ra­tion morale, les deux ins­ti­tu­tions fon­da­men­tales de la socié­té bour­geoise, les deux plus grandes sources de pri­vi­lège et d’injustice : l’État et la Pro­prié­té. Son but est de s’opposer avec toutes les forces dis­po­nibles au pro­grès et à la réa­li­sa­tion des deux idées qui, depuis plus d’un siècle, sont l’aspiration la plus ardente des peuples civils : la liber­té et l’égalité.

Depuis la Révo­lu­tion fran­çaise toutes les luttes qui ont été menées par les peuples, natio­na­le­ment et inter­na­tio­na­le­ment ont eu pour res­sort cette aspi­ra­tion qui, démon­trée d’une réa­li­sa­tion impos­sible en régime bour­geois et éta­tique, pour­ra seule­ment se résoudre dans le socia­lisme. Même les luttes natio­nales de la pre­mière moi­tié du xixe siècle, dont le fas­cisme abu­si­ve­ment se réclame, furent ani­mées par cette même aspi­ra­tion, par la soif d’égalité et de liber­té qui cher­cha, depuis 1789 jusqu’en 1848, dans le patrio­tisme révo­lu­tion­naire sa satisfaction.

Une grande par­tie de la lit­té­ra­ture révo­lu­tion­naire natio­nale jusqu’aux envi­rons de 1860 était, en Ita­lie et ailleurs, de ten­dance socia­liste. Il suf­fit de rap­pe­ler Gari­bal­di, qui mit son épée au ser­vice de la liber­té par­tout où se trou­vaient des oppri­més en révolte contre les oppres­seurs, sans dis­tinc­tion de natio­na­li­té et qui appe­la « l’Internationale, le soleil de l’avenir ». Maz­zi­ni, lui-même, dont les écrits de la période 1848 sont for­te­ment impré­gnés de socia­lisme, décla­rait que les pre­miers devoirs de l’homme sont envers l’Humanité, tan­dis que pour la patrie il sup­po­sait qu’un jour elle serait des­ti­née à dis­pa­raître, « quand chaque homme reflé­te­ra dans sa propre conscience la loi morale humaine. »

Qu’est-ce que le fas­cisme, qui pour­tant se dit patriote, a donc à faire avec tout cela ? Les fas­cistes à la seule vue de ces « dra­peaux de l’avenir » dont par­lait Car­duc­ci, perdent tout calme et toute facul­té de rai­son­ne­ment, et un peu de rouge les met en furie comme des tau­reaux. Le par­ti fas­ciste se met déli­bé­ré­ment contre les plus écla­tantes tra­di­tions de liber­té et de jus­tice qui consti­tuent le meilleur de l’histoire du pays ita­lien, qui s’appellent selon les temps Maz­zi­ni, Gari­bal­di et Pisa­cane, — Alfie­ri, Pari­ni et Fos­co­lo, — Bec­ca­ria, Paga­no et Romag­no­si, et qui rap­pellent l’Italie de Gior­da­no Bru­no et d’Arnaud de Bres­cia, l’Italie de la Renais­sance et des libres Communes.

Contre cette Ita­lie de lumière et de pen­sée, le fas­cisme res­sus­cite la louche tra­di­tion de la Rome des Césars, pour­rie de boue et de sang à l’intérieur et mena­çante à l’extérieur ; de la Rome des Papes voués à l’intrigue, à la véna­li­té et au népo­tisme ; de l’Italie machia­vé­lique d’Ezzelino et de César Bor­gia ; de l’Italie de la sixième jour­née, impé­ria­liste et méga­lo­mane, de Cris­pi et d’Humbert Ier. De l’antique Rome ce n’est pas la libre répu­blique que l’on res­sus­cite mais le des­po­tique et san­gui­naire Bas-Empire ; de l’Italie du « Risor­gi­men­to », le fas­cisme ne rap­pelle pas les révo­lu­tions glo­rieuses de Milan, de Venise et de Rome en 1848, mais la Sainte-Alliance contre les peuples de Met­ter­nich et de Guillaume de Prusse.

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Le pro­gramme fas­ciste n’a même pas le com­plet mérite de la fran­chise. Il a besoin de sous-enten­dus, pour cacher ses fins de conser­va­tion et d’arrivisme, pour ouvrir la voie à tous les arbi­traires et à toutes les tyran­nies du pou­voir d’État.

Le fas­cisme pré­tend vou­loir res­tau­rer le pres­tige de l’État sou­ve­rain auquel doit être subor­don­née toute liber­té des indi­vi­dus et il s’élève en pala­din de la tra­di­tion, du sen­ti­ment et de la volon­té natio­nale : mais à la condi­tion, bien enten­du, que cette tra­di­tion, ce sen­ti­ment et cette volon­té soient conformes au modèle fas­ciste. Mais si par hasard les 40 mil­lions d’italiens vivants ne vou­laient rien savoir du fas­cisme et avaient l’audace d’exprimer une autre volon­té, alors le pro­gramme fas­ciste en appelle aux morts et déclare :

« La nation n’est pas la simple somme des indi­vi­dus vivants mais un orga­nisme com­pre­nant la série infi­nie des géné­ra­tions, dont les par­ti­cu­liers sont des élé­ments tran­si­toires ; elle est la syn­thèse suprême de toutes les valeurs maté­rielles et imma­té­rielles de la race. »

Des mots, comme l’on voit, sonores mais sans aucun conte­nu concret et qui font seule­ment com­prendre que si la volon­té natio­nale, celle de la nation réelle, vivante et vraie, n’est pas d’accord avec lui le fas­cisme en vio­len­te­ra sans scru­pule la liber­té, au nom de la « syn­thèse suprême » et de toutes les géné­ra­tions pas­sées, depuis Romu­lus et Rémus…

Sans aucune modes­tie, le fas­cisme déclare dans son pro­gramme qu’il « aspire à l’honneur suprême de gou­ver­ner le pays » et avec cela il enterre défi­ni­ti­ve­ment toute ten­dance répu­bli­caine. Son adhé­sion à la monar­chie est impli­cite. Il laisse seule­ment per­sis­ter une vague menace, une espèce de ten­ta­tive de chan­tage, quand il dit que « les ins­ti­tu­tions poli­tiques ne sont des formes effi­caces qu’en tant que des valeurs natio­nales (c’est-à-dire le fas­cisme) y trouvent leur expres­sion et leur tutelle ». Avec cela le capi­ta­lisme le plus rétro­grade et le plus conser­va­teur vient dire à la monar­chie : « Si tu fais mon jeu, si tu me laisses le maitre de la richesse et du gou­ver­ne­ment, si tu défends mon por­te­feuille, si tu ne me casses pas les œufs dans le panier, très bien et « vive le Roi ». Mais si, par hasard, tu veux bran­ler dans le manche, croyant te sau­ver de la bour­rasque à mes dépens, si tu as des fan­tai­sies de libé­ra­lisme ou de réfor­misme, si tu flirtes avec mes rivaux du socia­lisme coopé­ra­tif et démo­cra­tique, alors non ! Alors, nous ver­rons si, t’envoyant au diable, il ne nous convient pas mieux d’instaurer une régence sur­veillée par les moines ou une répu­blique de requins ou une dic­ta­ture mili­taire. » Mais le carac­tère essen­tiel­le­ment conser­va­teur et anti­pro­lé­ta­rien du fas­cisme se mani­feste spé­cia­le­ment dans la par­tie du pro­gramme qui concerne la poli­tique sociale et économique.

Il ne faut pas, bien enten­du, se lais­ser dérou­ter par le lan­gage déma­go­gique, sin­geant la phra­séo­lo­gie du social-démo­cra­tisme, avec lequel cer­taines choses sont dites. Ce que le pro­gramme fas­ciste pro­pose sur les cor­po­ra­tions ouvrières, sur les com­pé­tences tech­niques, sur la recon­nais­sance des orga­ni­sa­tions, sur la légis­la­tion sociale, sur les ser­vices publics, etc… tout ce dont déjà par­lait dès 1917 – 18 le natio­na­liste Cor­ra­di­ni dans ses confé­rences et dans ses articles de l’Idée Natio­nale — est en réa­li­té une façon de mieux ajus­ter le bât et le frein sur le dos du pro­lé­ta­riat, un moyen d’asservir ce mini­mum d’organisation ouvrière qu’il serait pru­dent de ne pas détruire, dans l’intérêt même des fins éco­no­miques et poli­tiques du Capi­ta­lisme et de l’État. Les soi-disant « Groupes de com­pé­tence » dési­rés par le fas­cisme, com­po­sés d’ouvriers fas­cistes, affi­liés aux « Fas­ci » de gré ou de force et grou­pés par métier, ne seraient en réa­li­té que des noyaux d’ouvriers krou­mirs dres­sés pour la défense des patrons contre les ouvriers « rouges » : des « bri­seurs de grèves », comme on dit en France.

Le but conser­va­teur, capi­ta­liste du Fas­cisme sur le ter­rain éco­no­mique est clai­re­ment expri­mé dans le pas­sage où il affirme : « la fonc­tion sociale de la pro­prié­té pri­vée est en même temps un droit et un devoir ; elle est la forme d’administration que la socié­té a his­to­ri­que­ment délé­gué aux indi­vi­dus pour l’accroissement de son patri­moine. »

Pour la Pro­prié­té, comme pour l’État, faute de rai­sons posi­tives, on jus­ti­fie le pri­vi­lège par une affir­ma­tion dans les nuages, abs­traite, méta­phy­sique. Pour l’État-gendarme on invoque la « syn­thèse suprême des valeurs natio­nales » ; pour la Pro­prié­té-mono­pole on invente sans se gêner une espèce de « man­dat de confiance » déli­vré aux riches par une hypo­thé­tique socié­té. Il nous vien­drait presque l’envie de deman­der dans quelles archives se trouve l’acte nota­rié de cette délégation.

Ah ! ils peuvent par­ler de délé­ga­tion ! ou de « man­dat » admi­nis­tra­tif ! L’histoire narre aux prix de quelles larmes ruis­se­lantes et de quel sang s’est for­mée la pro­prié­té pri­vée dans tous les pays, l’Italie non excep­tée. Elle est neuf fois sur dix le fruit du vol, du bri­gan­dage ; le fruit des usur­pa­tions illé­gales et arbi­trai­re­ment léga­li­sées, du vol aux dépens du domaine et des com­munes, de pré­va­ri­ca­tions, etc., etc. Et l’on garde en Ita­lie, la mémoire du pays de Cocagne qu’elle fut pour les « patriotes » brouillons de 1860 à 1875. Com­bien de for­tunes pri­vées se sont for­mées à tra­vers tous les scan­dales du capi­ta­lisme, qui ont « hono­ré » l’Italie, de l’époque de la « Regia », à celle de la « Banque Romaine » jusqu’aux jours pré­sents de l’« Ilva », de l’« Ansal­do » et de la « Ban­ca di Sconto ».

Qu’on songe aux richesses for­mées par les moyens des jeux de banque et de bourse, vols de grand style, au détri­ment de la pro­duc­tion et du tra­vail ; qu’on pense aux nou­veaux riches de la guerre, dépouillant leur propre pays pour se vêtir eux-mêmes et qui ont envoyé à l’étranger leurs propres capi­taux. Tout cela, c’est la « pro­prié­té privée ».

Et c’est jus­te­ment à ces voleurs sans scru­pules et sans confiance que, selon le pro­gramme fas­ciste, l’Histoire et la Socié­té auraient confié l’administration du patri­moine de tous ?

S’il ne s’agissait pas de simples figures de rhé­to­rique, nous dirions jus­te­ment que l’Histoire et la Socié­té ne pou­vaient tom­ber en pires mains, et avec la plus grande cer­ti­tude de finir dans un hos­pice de mendicité.

On a dit que le par­ti fas­ciste avait copié son pro­gramme sur celui du natio­na­lisme. Cela est presque vrai. Tous savent du reste qu’au Par­le­ment, les dépu­tés fas­cistes, natio­na­listes et agraires forment presque un seul groupe ; et dans le pays, les équipes natio­na­listes coopèrent dans les expé­di­tions répres­sives anti­pro­lé­ta­riennes de plein accord avec les équipes fascistes.

La par­tie du pro­gramme qui parle d’« une uni­té natio­nale non encore atteinte, du déve­lop­pe­ment de l’armée et de la marine en concur­rence avec celles des autres nations », n’est-elle pas natio­na­liste et impérialiste ?

D’accord avec les natio­na­listes, le fas­cisme répu­die la démo­cra­tie, non pour la sur­pas­ser vers plus de liber­té, mais pour retour­ner vers les régimes abso­lu­tistes et militaristes.

Ain­si le fas­cisme, impli­ci­te­ment, aban­donne les classes moyennes qui eurent cepen­dant, et ont encore la bêtise de voir en lui une aide pour elles-mêmes. Ain­si la poli­tique cen­tra­liste, éta­tiste, mili­ta­riste et anti­dé­mo­cra­tique se range aux côtés de la grande pro­prié­té indus­trielle ter­rienne et ban­quière, qui consti­tue la vraie pro­prié­té pri­vée : la pro­prié­té qui dévore et absorbe les pro­prié­tés des petits, jus­te­ment à la faveur des crises comme celles d’aujourd’hui ou len­te­ment ou au moyen de désastres écla­tants, au cours des­quels les petits pois­sons sont man­gés par les gros. Bien qu’il y ait dans le pro­gramme fas­ciste, comme en tant d’autres pro­grammes, un ver­nis qui veut dorer la pilule, trem­per « de suave liqueur les bords du vase », ceci ne peut illu­sion­ner ni trom­per personne.

Le fas­cisme se donne bien l’air de défendre la liber­té indi­vi­duelle, mais seule­ment contre la dis­ci­pline des orga­ni­sa­tions ouvrières. Il se déclare pla­to­ni­que­ment favo­rable à la jour­née de huit heures. Mais avec les déro­ga­tions pour les néces­si­tés agri­coles ou indus­trielles. Il défend la légis­la­tion sociale, pour­vu qu’elle n’entrave pas l’industrie, c’est-à-dire ne cause aucun tort aux sei­gneurs indus­triels. Il fait espé­rer aux capi­ta­listes une pro­tec­tion de l’industrie ita­lienne contre la concur­rence étran­gère (au com­plet détri­ment, bien enten­du, des consom­ma­teurs), mais ne veut aucune pro­tec­tion ou condi­tion de faveur pour les coopé­ra­tives ouvrières. Il réclame, d’accord avec les prêtres, la liber­té d’enseignement pour les écoles et les ins­ti­tu­tions supé­rieures, c’est-à-dire pour les écoles des riches, mais il veut impo­ser une sorte de dis­ci­pline mili­taire à l’école élé­men­taire qui est l’école de la majo­ri­té des pauvres. Il en arrive même à la « nation armée », non pas dans le sens libre, comme la vou­lait Pisa­cane, mais dans celui qui veut que tout le pays soit en quelque sorte mili­ta­ri­sé. Comme on le voit, les conces­sions, les déro­ga­tions aux prin­cipes ne sont que pour le béné­fice des pri­vi­lé­giés de la for­tune. Dès qu’entre en jeu l’intérêt des déshé­ri­tés le pro­gramme fas­ciste rede­vient rigide, rébar­ba­tif, étroit.

Le fas­cisme n’a même pas un pro­gramme moderne en ce qui regarde le droit pénal et la cri­mi­na­li­té. Il indique bien une amé­lio­ra­tion hygié­nique des pri­sons et leur per­fec­tion­ne­ment, mais comme le ferait une vieille per­ruque des­sé­chée entre codes et pandectes.

Après plus d’un siècle d’études sur la cri­mi­na­li­té, après tant de « sciences posi­tives », le fas­cisme croit encore à « la fonc­tion inti­mi­da­trice » de la peine !

Mais ceci, à vrai dire, ne peut paraître étrange dans la patrie de Césare Bec­ca­ria et venant d’un par­ti qui a réta­bli pour son compte, la peine de mort après juge­ment som­maire, ou sans juge­ment aucun ; venant d’un par­ti qui, avec la matraque et le revol­ver s’érige en pala­din de cette pro­prié­té pri­vée, qu’il y a plus d’un siècle et demi, Bec­ca­ria lui-même appe­lait « le droit ter­rible et peut-être inutile ». Il existe un rap­port étroit entre cette chose et l’autre, puisque le sys­tème pénal « l’organisation de la ven­geance appe­lée jus­tice » — comme disait Kro­pot­kine — n’a jamais été autre chose, ne peut-être autre chose qu’une orga­ni­sa­tion de défense du pri­vi­lège d’État et de classe.

Ne nous arrê­tons donc pas à dis­cu­ter de la fonc­tion des « équipes de com­bat »» si tris­te­ment fameuses aux­quelles le pro­gramme fas­ciste assigne « le seul but d’endiguer les vio­lences des adver­saires et d’être en état d’accourir à la défense des inté­rêts suprêmes de la nation. » Il semble ici, qu’on veuille se moquer du monde ! Les fas­cistes qui veulent « endi­guer la vio­lence de l’adversaire » c’est la répé­ti­tion lit­té­rale de la parole biblique de celui qui avait une poutre dans l’œil et qui vou­lait enle­ver une paille de l’œil de son voisin !

Rien qu’en iden­ti­fiant les inté­rêts de la nation avec ceux des vau­tours de la Bourse et de la banque et avec les inté­rêts des requins de l’industrie et de la pro­prié­té agraire, peut-on dire que le fas­cisme par les « expé­di­tions puni­tives » de ses équipes défende les « suprêmes inté­rêts » du pays ! Mais les pro­lé­taires, quand ils voient arri­ver dans les quar­tiers popu­laires, dans les fau­bourgs et dans les vil­lages, ces équipes de la vio­lence et de la des­truc­tion pré­cé­dées du dra­peau tri­co­lore, savent bien ce qu’ils doivent en penser.

Car ils savent que le pro­gramme fas­ciste, dépouille de tous ses ori­peaux et de toutes ses franges, est un pro­gramme de lutte sans mer­ci contre eux tous : non seule­ment lutte contre le bol­che­visme ou la révo­lu­tion, ou le socia­lisme comme par­ti, mais lutte contre le pro­lé­ta­riat en masse qui, par n’importe quelle route, légale ou illé­gale peu importe, se montre impa­tient du joug, et tend à l’égalité et à la liber­té, à la libé­ra­tion de l’esclavage du sala­riat, à la fin de l’exploitation de son travail.

Les ten­dances fas­cistes, disais-je, sont en sub­stance les ten­dances de tous les pri­vi­lé­giés sur le ter­rain éco­no­mique et poli­tique. C’est la classe au pou­voir qui croit mieux se défendre en fai­sant, à toute vapeur, faire machine en arrière au char du pro­grès social, dont elle se trouve être l’arbitre.

De l’automne de 1920 à aujourd’hui, le recul s’est accen­tué chaque jour de plus en plus ; il a com­men­cé pré­ci­sé­ment au moment culmi­nant de l’ascension pro­lé­ta­rienne, quand la classe ouvrière lais­sa pas­ser, sans le rete­nir, l’instant fugi­tif durant lequel elle aurait pu avec une rela­tive éco­no­mie de sacri­fices cou­ron­ner les suc­cès qu’elle avait connus jusqu’alors par une vic­toire définitive.

Mais on ne sut pas, on ne vou­lut pas aller plus avant et il était fatal — en un moment aus­si déci­sif, où le repos était incon­ce­vable — que de l’arrêt de l’avancée pro­lé­ta­rienne le capi­ta­lisme tirât par­ti pour atta­quer à son tour. Devant l’histoire du pro­lé­ta­riat et du pro­grès civil, grave est la res­pon­sa­bi­li­té de ceux qui avaient en cet ins­tant l’honneur et la charge d’être à la direc­tion des plus fortes et plus nom­breuses orga­ni­sa­tions pro­lé­ta­riennes d’Italie, spé­cia­le­ment du par­ti socia­liste et de la Confé­dé­ra­tion géné­rale du Tra­vail — d’autant plus que « l’instant fugi­tif » auquel j’ai fait allu­sion dura assez long­temps (envi­ron deux années) pour lais­ser une marge de temps suf­fi­sante à la déci­sion et à la pré­pa­ra­tion d’une action résolutive.

L’Italie était en 1919 – 20, après la Rus­sie, le pays le plus révo­lu­tion­naire d’Europe ; tan­dis que la plu­part des pays étaient déjà en proie à la pire réac­tion mili­ta­riste, seule l’Italie parais­sait y faire excep­tion. La pous­sée en avant du mou­ve­ment pro­lé­ta­rien était impres­sion­nante : tous les par­tis révo­lu­tion­naires se gros­sis­saient des adhé­sions qu’ils gagnaient à la suite d’une guerre qui s’était faite contre l’absolue volon­té des masses popu­laires et avec des sacri­fices énormes de leur part. La révo­lu­tion avait dès lors le consen­te­ment du plus grand nombre et une part même des classes diri­geantes sem­blait s’y résigner.

Mal­gré cela, il n’y eut que des mee­tings gran­dioses certes, où les tra­vailleurs enthou­siastes accou­raient par mil­lions, mais rien que des mee­tings. Le pro­lé­ta­riat ita­lien sem­blait croire au renou­vel­le­ment du miracle de Jéri­cho il s’attendait sans doute à ce que le capi­ta­lisme et d’État dussent crou­ler, s’abîmer, au seul chant des hymnes révo­lu­tion­naires et au déploie­ment des dra­peaux rouges ou noirs. Pen­dant ce temps, les occa­sions d’agir pas­saient l’une après l’autre, sans que l’intervention volon­taire du pro­lé­ta­riat se déci­dât chan­ger la situa­tion de fait, qui res­tait tou­jours comme aupa­ra­vant : monar­chiste, mili­ta­riste et bourgeoise.

Qui ne se rap­pelle les mou­ve­ments contre la Vie chère en mai et juin 1919, se pro­pa­geant comme une traî­née de poudre par toute l’Italie, en quelques lieux avec la par­ti­ci­pa­tion des élé­ments mili­taires ? On n’avait pas encore ins­ti­tué la Garde Royale, les milices étaient fati­guées d’être gar­dées sous les armes, et l’État n’avait pas de forces sérieuses à oppo­ser à un sou­lè­ve­ment un peu vaste.

Les anar­chistes et d’autres révo­lu­tion­naires pro­po­sèrent de livrer bataille ; mais on n’en vou­lut rien faire, pour ne pas nuire à une mani­fes­ta­tion inter­na­tio­nale en faveur de la Rus­sie. Les socia­listes atten­daient monts et mer­veilles de cette mani­fes­ta­tion pro­je­tée pour les 20 et 21 juillet sui­vants elle avor­ta inter­na­tio­na­le­ment par suite de la tra­hi­son de la C.G.T. fran­çaise, et en Ita­lie, elle se dérou­la sans aucun résul­tat efficace.

Une seconde fois l’occasion se pré­sen­ta vers la fin de juin 1920, durant le sou­lè­ve­ment mili­taire d’Ancône contre la guerre d’Albanie qui jeta le désar­roi dans le gou­ver­ne­ment. Un geste auda­cieux aurait suf­fi à faire pro­cla­mer la Répu­blique, à laquelle était dis­po­sée favo­ra­ble­ment une par­tie de la bour­geoi­sie. Eh bien, les com­mu­nistes qui diri­geaient le par­ti socia­liste repous­sèrent toute idée de mou­ve­ment répu­bli­cain, parce que cela aurait conduit à une répu­blique social-démo­crate modé­rée, et ils vou­laient la dic­ta­ture com­mu­niste tout ou rien ! Ils ne com­prirent pas, ils ne rap­pe­lèrent pas que toutes les révo­lu­tions, même les plus radi­cales, com­mencent ain­si par un simple ren­ver­se­ment du gou­ver­ne­ment. Et der­rière, s’effondrent toutes les autres ins­ti­tu­tions poli­tiques et éco­no­miques, haïes du peuple. Mais rien ne se fît !

La troi­sième fois, la der­nière, fut durant l’occupation des usines, en août-sep­tembre 1920. Si ce mou­ve­ment s’était éten­du à toutes les caté­go­ries de métiers, sil avait été appuyé par les par­tis et les orga­ni­sa­tions du pro­lé­ta­riat, il aurait pu engen­drer une des révo­lu­tions les plus radi­cales et les moins san­gui­naires que l’histoire aurait eu à enre­gis­trer. À ce moment-là, la classe ouvrière était pleine d’enthousiasme et for­te­ment armée. Le gou­ver­ne­ment lui-même avoua plus tard qu’il n’avait pas alors de forces suf­fi­santes pour réduire toutes ces for­te­resses qu’étaient deve­nus les éta­blis­se­ments où s’étaient bar­ri­ca­dés les ouvriers. Mais l’occupation des usines som­bra avec la farce gio­lit­tienne prise au sérieux par les Confé­dé­ra­tions du Tra­vail, avec la pro­messe du fameux pro­jet de contrôle sur les usines.

Ce fut une douche froide. Il advint comme au com­men­ce­ment d’une retraite pour une armée qui avait jusqu’à ce jour avan­cé. Immé­dia­te­ment un sen­ti­ment de dépres­sion cou­rut les rangs ouvriers, et en retour le Gou­ver­ne­ment com­men­ça à faire sen­tir sa propre force. Ici et là com­men­cèrent les per­qui­si­tions et les arres­ta­tions. Un mois à peine après l’abandon des usines, en octobre, on arrê­tait Arman­do Bor­ghi, Erri­co Mala­tes­ta, de nom­breux rédac­teurs d’Uma­ni­ta Nova de Milan, la cama­rade Vir­gi­lia d’Andréa ; la police opé­ra la dis­so­lu­tion de l’Assemblée du Conseil géné­ral de l’Union syn­di­cale Ita­lienne, à Bologne. Arres­ta­tions d’anarchistes dans toute l’Italie et per­qui­si­tions jusque dans le plus petit centre ; l’arme la plus ano­dine trou­vée chez un mili­tant était séques­trée et ser­vait de motif à un emprisonnement.

La plu­part crurent à une mesure réac­tion­naire au seul détri­ment des anar­chistes, et égoïs­te­ment on les lais­sa seuls se débrouiller avec leurs mésa­ven­tures. Mais ce n’était là qu’un simple assaut. À ce pre­mier acte de défec­tion, de rup­ture de la soli­da­ri­té inter­pro­lé­ta­rienne, la réac­tion com­prit qu’elle avait désor­mais la route libre ; et elle conti­nua d’abord à pas lent, puis d’un mou­ve­ment pro­gres­si­ve­ment accé­lé­ré, à s’accentuer. Et comme la réac­tion clas­sique des états de siège, des lois excep­tion­nelles, des arres­ta­tions en masse, des dis­so­lu­tions d’associations n’était plus pos­sible ; comme la réac­tion de police pou­vait suf­fire pour les mino­ri­tés anar­chistes et ultra-révo­lu­tion­naires, mais était impuis­sante, insuf­fi­sante et pou­vait avoir des effets contraires au but, pour les grandes masses du pro­lé­ta­riat — on lan­ça contre celles-ci le molosse du Fascisme.

[|* * * *|]

On connaît la suite. Le pro­lé­ta­riat ita­lien, depuis 1920 pas­sa de défaite en défaite. Il vit ses orga­ni­sa­tions rui­nées, ses liber­tés fou­lées aux pieds, ses édi­fices incen­diés, ses hommes roués de coups et tués ; et il n’eut d’autre conso­la­tion que celle des suc­cès élec­to­raux qui n’arrêtèrent en aucune façon une réac­tion ren­due à ce point auda­cieuse qu’elle se fiche pas mal des lois et des légis­la­teurs et se sent capable de tout mettre sous ses pieds, pour­vu qu’elle sauve pour la mino­ri­té des pri­vi­lé­giés le por­te­feuille et le bâton du commandement.

La bour­geoi­sie n’a pas de scru­pules. Jadis démo­cra­tique et vol­tai­rienne, elle invoque aujourd’hui tous les des­po­tismes, celui du sabre et du gibet comme celui du gou­pillon et du bâillon, prompte à se jeter dans les bras d’une dic­ta­ture mili­taire ou d’un gou­ver­ne­ment de prêtres, dût-elle y perdre le par­le­ment, pour­vu que le pou­voir d’État réus­sisse par sa vio­lence à contraindre le pro­lé­ta­riat à res­ter sous le joug et à aban­don­ner toute vel­léi­té de se libé­rer de l’esclavage du sala­riat. Au fond de toute la crise qui secoue du haut en bas la socié­té ita­lienne, der­rière le « scé­na­rio » des chan­ge­ments de minis­tères, c’est tou­jours ce songe trouble d’un saut en arrière qui en consti­tue l’inavoué mais ardent ferment provocateur.

Est-ce là un songe vain, et le pro­lé­ta­riat trou­ve­ra-t-il en lui la force de secouer le joug qu’on veut aujourd’hui lui impo­ser avec une vio­lence inouïe ? Ou bien le trouble des­sein de la bour­geoi­sie réus­si­ra-t-il, fai­sant recu­ler d’un siècle la civi­li­sa­tion ita­lienne ? C’est le pro­chain et peut-être immi­nent ave­nir qui nous le dira.

[/​Rome, 15 mai 1922.

C. L. F./]

La Presse Anarchiste