La théorie exposée par M. Follin a, au moins dans sa forme, le mérite de l’originalité. M. Follin prétend que l’humanité est issue de deux types ancestraux, différents dans leur essence : le chic type et le mufle. Des croisements successifs et le vernis de l’éducation ont pu atténuer, dans son expression, la virulence du type primitif, mais si vous grattez un peu le civilisé contemporain, vous reconnaîtrez aisément ce qui constitue le substratum de son individualité.
Or, d’après M. Follin, le mufle s’épanouit, domine et lèse le chic type. Bien plus, les institutions le protègent et le consacrent : le mufle règne ; la sélection artificielle dont il est l’artisan assure sa prédominance et sa perpétuité. Que ce soit par les effets de la guerre sanglante ou par ceux, plus lents, mais peut-être plus meurtriers encore de la guerre sociale quotidienne, le chic type est condamné à être la victime du mufle.
L’individu, dit M. Follin, est la seule réalité tangible et vivante, il constitue la base et le moyen de toute société ; l’idéal sociétaire ne réside donc pas dans telle ou telle classe, dans tel ou tel parti, dans telle ou telle philosophie, car le muflisme est universel et une collection de mufles, quelle que soit la charte qui la régisse, sera toujours une collection de mufles ; une société raisonnable ne pourra se constituer que par la prépondérance du chic type.
Les institutions individualistes doivent donc avoir comme mission de préserver les chics types des violences et des manœuvres des mufles. Pour les réaliser, M. Follin préconise, dès aujourd’hui, la constitution de la Confrérie des chics types qui s’efforcera à faire régner les mœurs chictypistes : la bienveillance, la sincérité, l’indépendance d’esprit, la liberté et la responsabilité individuelles, jusqu’au jour où, ayant grandi en influence, la Confrérie des chic types pourra assurer à tous les individus la sécurité physique, intellectuelle et morale qui constitue, d’après M. Follin, l’idéal social.
Le mérite de M. Follin est d’avoir rajeuni de fort vieilles choses et de les présenter sous une forme syllogistique séduisante. Mais rien n’est nouveau sous le soleil : le mufle et le chic type c’est Horus et Set, c’est Ormuzd et Ahriman, c’est Dieu et Lucifer, c’est le Bien et le Mal qui, dans toutes les religions et dans toutes les philosophies se sont manifestés en des combats sans merci.
Mais où est le Bien, où est le Mal ? Qui est Ormuzd et qui est Arhiman ? Qui est mufle et qui est chic type ?
Laurent Tailhade, dans ses Poèmes aristophanesques, nous enseigne ceux qui règnent « Au Pays du Mufle » :
Et les sous-offs, et les vicaires aux pieds sales,
Ernest Lafleur, Labranche ou Lajeunesse,
Et Laverdure, et Poilaunez, et Bec,
Et Jean Rameau vanté pour sa finesse,
Et le cafard, et le snob et le grec,
Et Barrès-psychopompe….
Et Péladan qui pue des pieds…
Certes, bien sûr, évidemment. Mais quelle est l’opinion de Barrès et celle de Péladan ? Interrogés, ils se classeraient inévitablement dans la catégorie des chic types et déclareraient que Tailhade est le mufle des mufles. Où est le critérium ? Existe-t-il quelque part le chic type intégral ? Et à quels signes indiscutables le reconnaitrons-nous ?
Si Han Ryner ne nous avait mis en garde contre les dangers de la définition, nous nous efforcerions à définir le bien et le mal et nous les trouverions en chacun de nous en doses inégales et variables. Bien plus, chacun de nos actes est à la fois, simultanément, bon et mauvais et nous ne pourrions nous flatter d’émettre une pensée ni de commettre un geste qui satisfasse intégralement tous nos contemporains.
Dans le code de Tryphême, il n’y avait que deux articles :
1. — Ne nuis pas à ton voisin.
2. — Ceci bien compris, fais ce qu’il te plaît.
Et le roi Pausole rendait la justice sous un cerisier.
« Un premier plaideur s’avança :
— Sire, s’écria-t-il, justice contre ma femme, elle est partie avec un autre.
— Ouais, fit le roi, que veux-tu que j’y fasse ?
— Mais, sire, nous étions mariés devant l’alcade et devant le prêtre ! Elle a juré sur l’évangile…
— Et si elle t’avait juré de ne pas mourir avant trente ans, l’enverrais-tu à la prison le jour où elle aurait la peste ? Elle a juré, dis-tu : c’est le seul tort que je lui reconnaisse… Si encore elle t’abusait, si elle feignait de se plaire à toi, pour ne pas être chassée, tu pourrais… Mais elle ne te trompe pas puisqu’elle est partie. Sa franchise est irréprochable. Et pourquoi est-elle partie ? Sans doute parce qu’elle a trouvé quelqu’un de supérieur à toi par la jeunesse, par la beauté, par le caractère. Tu admets qu’une femme puisse peser tous ces arguments le jour où elle prend époux. À plus forte raison quand elle est devenue femme et que l’expérience la conseille.
— Il est pourtant écrit dans le code : « Tu ne nuiras pas à ton voisin ».
— C’est bien pour cela que je t’interdis de poursuivre ton successeur. Passons à la seconde affaire. »
Pausole était vraiment un chic type, et chic type également le ravisseur aux yeux du roi, de la femme et de l’assistance. Pourtant le mari s’en fut en murmurant : « Des mufles, des mufles ».
Et l’amant, peu de jours après, ayant trouvé bras plus jolis et plus amoureux, fut, par sa maîtresse première, proclamé le roi des mufles.
Einstein nous a enseigné la relativité universelle et Épicure a démontré que le bien se trouvait en toutes choses et dans le mal même.
La Confrérie des chics types me semble donc fort difficile à créer et je crains bien que, les difficultés étant surmontées, il n’arrive un jour où les membres se traiteront mutuellement de mufles.
Si j’admets même l’impossible : la définition du chic type et la volonté efficiente de nous efforcer vers le chictypisme, comment le pourrions-nous ? La société est là, qui nous étreint, nous harcèle, nous écrase, la société où le mufle règne. Nous voudrions être bons, généreux, bienveillants, mais la bonté est un produit comestible, l’être bon est condamné à être mangé par le mufle et la sagesse populaire l’a défini d’une phrase expressive et cruelle :
« Il est bon… comme la lune. »
Pour vivre, pour demeurer, pour ne pas être mangés, il nous faut être méchants, insensibles, hypocrites, il nous faut devenir des mufles parmi les mufles. De temps à autre, seulement, nous pouvons nous reposer du dur combat de la vie, dans l’oasis du chictypisme, parmi quelques amis rares, qui ne tardent d’ailleurs pas, le déterminisme social aidant, à devenir à leur tour des mufles, à moins que ce ne soit nous.
« Les dieux s’en vont, dit J. Laforgue. Plus que des hures. » Comment pourrions-nous être des chic types dans cette société porcine.
La solution est, comme l’a dit M. Follin, dans les institutions qui assureraient à l’individu la sécurité physique, intellectuelle et morale ; j’ajouterai : et la sécurité économique.
Mais, pour jouir de ces institutions qui engendreront le déterminisme chictypiste, il nous faut les conquérir.
C’est pourquoi nous sommes révolutionnaires ; c’est pourquoi nous hâtons la ruine des institutions présentes qui obligent l’individu, s’il ne veut pas être écrasé, à être un loup, un renard et un mufle ; c’est pourquoi, en cherchant, en cultivant et en aimant chez chaque individu le chic type qui s’y trouve toujours, nous exaspérons le mufle et nous tapons à tour de bras sur les hures.
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