La Presse Anarchiste

Léon Tolstoï – Sa vie et son œuvre (IV)

« L’homme naît par­fait. C’est le grand mot dit par Rousseau,

et cette parole reste vraie et ferme comme un roc [[L. Tol­stoï. — « Articles péda­go­giques ». Stock, p. 199.]]. »

« Mon affec­tion étrange, phy­sique pour le peuple ouvrier [[L. Tol­stoï. — « Confes­sions ». Œuvres com­plètes, p. 67.]]. »

« La pro­prié­té n’est que le moyen de jouir du tra­vail des autres [[L. Tol­stoï. — « Que devons-nous faire ? ». Œuvres com­plètes, p. 426.]]. »

« C’est pour­quoi notre œuvre à nous Russes aus­si bien que de tous
les peuples asser­vis par des gou­ver­ne­ments, n’est pas dans la substitution
d’un régime gou­ver­ne­men­tal à un autre, mais dans la suppression
de tout gou­ver­ne­ment [[L. Tol­stoï. — « Le Grand Crime ». Fas­quelle, p. 162.]]. »

Néga­teur de l’autorité, volon­taire de la révolte, l’anarchiste est l’homme doué d’intelligence logique, ani­mé de la haine du men­songe, astreint à la plus grande sin­cé­ri­té, pos­sé­dé par l’amour du peuple, voué à la bon­té. Tol­stoï fut-il cet homme-là ?

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Nul pam­phlé­taire n’asséna sur les diverses formes de gou­ver­ne­ment et leurs titu­laires res­pec­tifs d’aussi ter­ribles coups et aus­si effi­caces. S’il est pos­sible de dis­cu­ter l’originalité des idées, car « tout est dit, et l’on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes et qui pensent » en retour, il faut s’incliner devant la clar­té, la force, la beau­té de l’expression. Pareille ampleur dans l’élaboration équi­vaut à un renou­vel­le­ment de la matière. Et sou­ve­nons-nous que le pre­mier ouvrage de pure cri­tique sociale Que devons-nous faire ? parut en 1884. Beau­coup des concep­tions de l’auteur, deve­nues banales aujourd’hui, parais­saient neuves à ce moment. Com­bien de théo­ri­ciens et pro­pa­gan­distes ulté­rieurs lui en emprun­tèrent sans le dire.

Sur­pris de voir les pay­sans et ouvriers entiè­re­ment dépos­sé­dés de leurs moyens et ins­tru­ments de tra­vail, curieux de s’expliquer ce phé­no­mène para­doxal, le pro­prié­taire d’Iasnaïa-Poliana médi­ta la ques­tion avec sa bonne foi habi­tuelle et arri­va à la seule conclu­sion hon­nête : les pro­duc­teurs de la terre et de l’usine sont dépouillés de la matière et du fruit de leur labeur au pro­fit d’une mino­ri­té d’oisifs et de para­sites par le stra­ta­gème d’une enti­té, l’État. « Cette super­sti­tion… consiste à affir­mer que l’homme n’a pas seule­ment des devoirs envers l’homme, mais qu’il en a de plus impor­tants envers un être ima­gi­naire. Pour la théo­lo­gie, cet être ima­gi­naire c’est Dieu ; pour la science poli­tique, cet être ima­gi­naire, c’est l’État » [[L. Tol­stoï. — « Que devons-nous faire ? »… Œuvres com­plètes. Stock, p. 307.]]. Sous le fal­la­cieux pré­texte d’assurer l’ordre, la jus­tice et la paix, en réa­li­té pour main­te­nir une socié­té inhar­mo­nique, fon­dée sur l’iniquité, déchi­rée de luttes intes­tines, l’État recourt aux vieilles armes du bri­gan­dage pri­mi­tif ; le men­songe et la vio­lence. Cette pure abs­trac­tion a cepen­dant des appé­tits for­mi­dables, exige des peuples réduits en escla­vage le tri­but de leur argent et de leur sang sous la forme des impôts et du ser­vice militaire.

C’est que les prêtres du culte poli­tique entendent vivre dans l’opulence et satis­faire des besoins mul­ti­pliés par l’oisiveté, géné­ra­trice de vices et tur­pi­tudes. « Un homme d’État ver­tueux est une contra­dic­tion aus­si fla­grante qu’une pros­ti­tuée chaste, un ivrogne sobre, ou un bri­gand paci­fique [[L. Tol­stoï. — « Guerre et révo­lu­tion ». Fas­quelle, p. 44 et 31.]] ». « Les gou­ver­nants sont tou­jours les plus mau­vais, les plus insi­gni­fiants, cruels, immo­raux et par-des­sus tout les plus hypo­crites des hommes. Et ce n’est point là le fait du hasard, mais bien une règle géné­rale, la condi­tion abso­lue de l’existence du gou­ver­ne­ment » [[L. Tol­stoï. — « Guerre et révo­lu­tion ». Fas­quelle, p. 44 et 31.]]. Tol­stoï les connais­sait bien, lui qui par sa situa­tion fami­liale et sociale fut appe­lé à vivre long­temps dans l’intimité de la classe diri­geante russe. Il ne croyait pas davan­tage à leur com­pé­tence : « Les hommes faillibles ne peuvent pas deve­nir infaillibles par ce seul fait qu’ils se réunissent en une assem­blée à laquelle ils donnent le nom de Sénat ou quelqu’autre ana­logue » [[L. Tol­stoï. — « Le Salut est en vous ». p. 205, 327.]]. Les consti­tu­tions monar­chiques, libé­rales ou démo­cra­tiques ren­forcent encore le des­po­tisme d’antan par l’extrême dilu­tion de la res­pon­sa­bi­li­té et l’assurance d’une qua­si-impu­ni­té. « Dans l’ancien temps on accu­sait les tyrans des crimes com­mis ; tan­dis qu’aujourd’hui des for­faits impos­sibles sous les serons se com­mettent sans qu’on puisse en accu­ser per­sonne » [[L. Tol­stoï. — « Le Salut est en vous ». p. 205, 327.]].

Le par­le­men­ta­risme moderne donne ain­si une appa­rence de légi­ti­mi­té aux fic­tions spo­lia­trices issues de la four­be­rie des oppres­seurs coa­li­sés. « L’esclavage contem­po­rain est dû évi­dem­ment aux lois humaines sur la terre, sur les impôts, sur la pro­prié­té » [[L. Tol­stoï. — « Les Rayons de l’aube ». Stock, p. 341, 357.]]. « Les lois sont les règles ins­ti­tuées par les hommes qui dirigent la vio­lence orga­ni­sée » [[L. Tol­stoï. — « Les Rayons de l’aube ». Stock, p. 341, 357.]]. « L’affranchissement des hommes n’est donc pos­sible que par la des­truc­tion des gou­ver­ne­ments » [[L. Tol­stoï. — « Les Rayons de l’aube ». Stock, p. 341, 357.]]. Mais, disent les défen­seurs de l’État, si les gou­ver­ne­ments dis­pa­rais­saient, la socié­té serait bou­le­ver­sée de fond en comble, détruite par le déchaî­ne­ment des haines, des convoi­tises, des pas­sions. « Le méchant domi­ne­rait le bon », affirment les tar­tufes de la poli­tique et répète après eux la cohorte innom­brable des naïfs. Or « ce ne sont pas les meilleurs mais les pires qui ont tou­jours été au pou­voir et qui y sont encore » [[L. Tol­stoï. — « Le Salut est en vous », p.255,]]. Le ren­ver­se­ment des ins­ti­tu­tions poli­tiques et la sup­pres­sion des lois avec tout l’appareil de leurs sanc­tions iniques et cruelles non seule­ment n’aggraveront pas le mal, mais le dimi­nue­ront, puisqu’ils bri­se­ront entre les mains des méchants leurs armes les plus puis­santes, le par­le­ment et l’armée.

Sans conteste, une ortho­doxie liber­taire n’existe pas, ne peut pas exis­ter. Cepen­dant, au cours du xixe siècle sur­tout, le clas­se­ment de notions bien défi­nies pré­ci­sa un ensemble doc­tri­nal appe­lé anar­chisme. Les cita­tions pré­cé­dentes per­mettent d’y rat­ta­cher d’une manière caté­go­rique la pen­sée tolstoïenne.

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L’impuissance des gou­ver­ne­ments à faire régner l’ordre et la paix entre les indi­vi­dus comme entre les nations, la faillite de leur mis­sion pour ain­si dire his­to­rique, l’énorme accu­mu­la­tion de leur crimes et de leurs vio­lences les condamnent sans appel, imposent la des­truc­tion des formes actuelles de la socié­té éta­blies sur et pour l’État. Un chan­ge­ment aus­si radi­cal dans l’organisation tra­di­tion­nelle consti­tue une révo­lu­tion. Le pro­phète des temps nou­veaux l’annonça pro­chaine, ter­rible, sans la sou­hai­ter telle ni la maudire.

Dès 1893, il écri­vait : « Est-ce que nous pou­vons, nous, à la veille de la guerre sociale effrayante et meur­trière auprès de laquelle, comme disent ceux qui la pré­parent, les hor­reurs de 93 seront des enfan­tillages, est-ce que nous pou­vons par­ler du dan­ger » [[Léon Tol­stoï. — « Le Salut est en vous ». Per­rin, p. 273 et 368.]] hypo­thé­tique inven­té par les gou­ver­nants pour main­te­nir et aug­men­ter leurs arme­ments ? « Il est dou­teux que n’importe quelle révo­lu­tion puisse être plus funeste pour la grande masse du peuple que l’ordre, ou plu­tôt le désordre actuel, avec ses vic­times habi­tuelles du tra­vail sur­hu­main, de la misère, de l’ivrognerie, de la débauche, et avec toutes les hor­reurs de la guerre pro­chaine qui englou­ti­ra en une année plus de vic­times que toutes les révo­lu­tions du siècle pré­sent » [[Léon Tol­stoï. — « Le Salut est en vous ». Per­rin, p. 273 et 368.]].

Mal­gré sa convic­tion de la révolte néces­saire, mal­gré sa sym­pa­thie avouée pour les révo­lu­tion­naires, Tol­stoï n’approuvait pas l’activité des par­ti­sans de la rébel­lion armée, blâ­mait leur méthode regar­dée par lui comme illo­gique, impuis­sante et nui­sible. Le mal pro­fond dont souffre l’humanité pro­vient de la vio­lence orga­ni­sée, sys­té­ma­ti­sée, gou­ver­ne­men­tale. Il ne peut être com­bat­tu par une iden­tique vio­lence révo­lu­tion­naire. L’axiome mar­xiste, « la force accou­cheuse des socié­tés », s’applique à la marche his­to­rique des groupes sociaux jusqu’à ce jour et pen­dant l’ère ancienne et longue de la domi­na­tion bru­tale, auto­cra­tique, consti­tu­tion­nelle ou répu­bli­caine. Il est péri­mé, inadé­quat, inopé­rant pour l’avènement d’une ère nou­velle et pro­chaine de déli­vrance indi­vi­duelle, d’association volon­taire, d’assistance fra­ter­nelle, d’organisation libertaire.

Sans aucun doute une révo­lu­tion poli­tique n’apporterait aucun chan­ge­ment dans le régime d’oppression impi­toyable. « Si les pré­dic­tions de Marx s’accomplissaient, il n’en résul­te­rait qu’un dépla­ce­ment du des­po­tisme. Actuel­le­ment ce sont les capi­ta­listes qui dominent, mais, alors vien­drait le tour des ouvriers et de leurs repré­sen­tants… Marx se trompe lorsqu’il sup­pose que les capi­taux pri­vés pas­se­ront au gou­ver­ne­ment, et que ce gou­ver­ne­ment, qui repré­sen­te­ra le peuple, les pas­se­ra aux ouvriers. Le gou­ver­ne­ment ne repré­sente pas le peuple, il est com­po­sé la plu­part du temps d’éléments qui dif­fèrent peu des capi­ta­listes… Aus­si le gou­ver­ne­ment n’abandonnera-t-il jamais les capi­taux aux ouvriers. Que le gou­ver­ne­ment pré­tende repré­sen­ter le peuple, c’est une fic­tion, une impos­ture » [[L. Tol­stoï. — « Jour­nal intime des quinze der­nières années de sa vie ». Ed. Agence géné­rale de librai­rie, p. 277 et sui­vante.]]. Les ensei­gne­ments don­nés par la révo­lu­tion et l’état bol­che­viste offrent à cha­cun la pos­si­bi­li­té de déci­der qui, de Marx ou de Tol­stoï avait raison.

Pas davan­tage, une révo­lu­tion éco­no­mique ne pro­cu­re­rait au pro­lé­ta­riat sa libé­ra­tion même par la sup­pres­sion du patro­nat et du sala­riat. Les modes pré­sents de la fabri­ca­tion indus­trielle empri­sonnent les ouvriers dans les usines, les rivent à la machine, les condamnent à la pro­duc­tion inten­sive. Et cela conti­nue­rait après le triomphe de la « doc­trine socia­liste, qui consi­dère la mul­ti­pli­ca­tion des besoins comme un indice de civi­li­sa­tion » [[L. Tol­stoï. — « Conseils aux diri­gés ». Fas­quelle, p. 6, 11, 13.]]. En décré­tant bien­fai­sante la fameuse « loi de la divi­sion du tra­vail », l’économie poli­tique offi­cielle et aus­si la dis­si­dente consacrent l’incapacité de l’homme à se suf­fire par son propre labeur, sup­priment l’artisan, enchaînent les esclaves volon­taires ou incons­cients du même métier à la barre com­mune de la grande manu­fac­ture. Or, « seul l’affranchissement de la terre peut amé­lio­rer le sort des ouvriers [[L. Tol­stoï. — « Conseils aux diri­gés ». Fas­quelle, p. 6, 11, 13.]]… et la pos­si­bi­li­té de vivre sur la terre, de s’en nour­rir par son tra­vail, a été et res­te­ra tou­jours une des prin­ci­pales condi­tions de la vie indé­pen­dante et heu­reuse » [[L. Tol­stoï. — « Conseils aux diri­gés ». Fas­quelle, p. 6, 11, 13.]]. « L’affranchissement, le peuple russe ne peut l’atteindre que par l’abolition de la pro­prié­té fon­cière et par la recon­nais­sance de la terre comme bien natio­nal » [[L. Tol­stoï. — « Le Grand Crime ». Fas­quelle, p. 44, 196.]].

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Devant l’inanité du socia­lisme mar­xiste, il ne reste plus au cher­cheur affa­mé de véri­té qu’à scru­ter la doc­trine anar­chiste pour en déter­mi­ner la valeur pratique.

En prin­cipe, Tol­stoï se trouve en com­mu­nau­té d’idées avec God­win, Prou­dhon, Bakou­nine, Kro­pot­kine, Tucker et Stir­ner : « Tous les anar­chistes, comme on nomme les pro­pa­ga­teurs de cette doc­trine, s’accordent pour répondre à la pre­mière ques­tion : pour détruire réel­le­ment l’autorité, il ne faut point recou­rir à la force, mais recon­naître tout d’abord son carac­tère inutile et nocif. À la deuxième ques­tion, — com­ment pour­rait-on orga­ni­ser une socié­té sans gou­ver­ne­ment ? — les anar­chistes répondent diver­se­ment » [[L. Tol­stoï. — « Le Grand Crime ». Fas­quelle, p. 44, 196.]]. Les uns font appel à la rai­son, à un idéa­lisme supé­rieur ; croient, après la dis­pa­ri­tion de l’État éta­bli par l’usurpation et main­te­nu par le men­songe, au triomphe de la véri­té et des notions du bien com­mun, de la jus­tice, du pro­grès. Les autres, nour­ris de concep­tions maté­ria­listes, laissent à l’intérêt indi­vi­duel, déli­vré des contraintes exté­rieures, le soin de s’épanouir har­mo­nieu­se­ment et de s’unir à d’autres sui­vant cer­taines affi­ni­tés pour fon­der des grou­pe­ments où le bon­heur de tous serait fait du bon­heur de chacun.

Tol­stoï se croyait moins naïf et n’attribuait pas à des enti­tés ima­gi­naires le pou­voir de main­te­nir par­mi les peuples la paix et la Féli­ci­té sans l’intermédiaire d’une règle pré­cise, iné­luc­table. « Tous les théo­ri­ciens anar­chistes, hommes éru­dits et intel­li­gents, depuis Bakou­nine et Prou­dhon jusqu’à Reclus, Max Stir­ner et Kro­pot­kine, démontrent irré­fu­ta­ble­ment l’illogisme et la noci­vi­té de l’État ; et cepen­dant, dès qu’ils se mettent à par­ler de l’organisation sociale en dehors des lois humaines qu’ils nient, ils tombent d’ans le vague, la loqua­ci­té, l’éloquence, se lancent dans les conjec­tures les plus fan­tai­sistes. Cela pro­vient de ce que tous ces théo­ri­ciens anar­chistes mécon­naissent la loi divine com­mune à tous les hommes, puisqu’en dehors de la sou­mis­sion à une seule et même loi, humaine ou divine, aucune socié­té ne sau­rait exis­ter. Il n’est pos­sible de se libé­rer de la loi humaine que sous condi­tion de la recon­nais­sance de la loi divine com­mune à tous » [[L. Tol­stoï. — « La Révo­lu­tion russe ». Fas­quelle. 1907, p. 89, 90.]].

Mais, dans l’hypothèse où ce « Dieu » ne serait pas une enti­té ima­gi­naire dans le genre du « bien public », de la « jus­tice », de « l’intérêt géné­ral », nous savons com­ment son apôtre lui refu­sait toute méchan­ce­té ; lui déniait l’esprit de ven­geance ; lui attri­buait la suprême indul­gence, qui inter­dit les juge­ments, les condam­na­tions, les obli­ga­tions, les sanc­tions et ne pro­mulgue aucune loi, puisqu’une loi est par défi­ni­tion une vio­lence. Par mégarde peut-être, en recréant Dieu à son image, Tol­stoï le dépouilla de l’autorité, en fit un pur liber­taire. Lui-même, à son corps défen­dant et à l’instar de Christ, de Bakou­nine, d’Élisée Reclus, de Kro­pot­kine, fut un pauvre homme, un simple anarchiste.

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Par­ti­san de la révolte, convain­cu de la néces­si­té et de l’imminence d’une révo­lu­tion, com­ment Tol­stoï rem­plit-il la mis­sion pour laquelle il se sen­tait désigné ?

Tout d’abord par la pro­pa­gande achar­née contre l’emploi de la force maté­rielle envers l’adversaire, la dif­fu­sion ver­bale et écrite de la thèse de la non-résis­tance au mal : « Au lieu de com­prendre qu’il est dit : ne t’oppose pas au mal ou à la vio­lence par le mal ou la vio­lence ; on com­prend (et je crois même à des­sein) : ne t’oppose pas au mal, c’est-à-dire sois‑y indif­fé­rent. Or, lut­ter contre le mal est le seul but exté­rieur du chris­tia­nisme, et le com­man­de­ment sur la non-résis­tance au mal par le mal est don­né comme le moyen le plus effi­cace de le com­battre avec suc­cès » [[L. Tol­stoï. — « Conseils aux diri­gés ». Fas­quelle, p. 118.]]. « C’est pour­quoi, autant pour garan­tir plus sûre­ment la vie, la pro­prié­té, la liber­té et le bon­heur des hommes… nous accep­tons de tout cœur le prin­cipe fon­da­men­tal de la non-résis­tance » [[L. Tol­stoï. — « Le Salut est en vous ». Per­rin, p. 8.]]. Car « la pire des pertes c’est celle de vies humaines, dou­lou­reuse, inutile, irré­pa­rable » [[L. Tol­stoï. — « Guerre et révo­lu­tion ». Fas­quelle, p. 84, 92.]]. Pour­quoi vou­loir réa­li­ser l’idéal du bon­heur humain par le meurtre ? « La grande Révo­lu­tion fran­çaise a été l’enfant ter­rible qui, au milieu de l’enthousiasme de tout un peuple, devant la pro­cla­ma­tion des grandes véri­tés révé­lées et devant l’impuissance de la vio­lence, a expri­mé sous une forme can­dide, toute l’ineptie de la contra­dic­tion dans laquelle se débat­tait alors et se débat encore l’humanité : liber­té, éga­li­té, fra­ter­ni­té, ou la mort » [[L. Tol­stoï. — « La Révo­lu­tion russe ». Fas­quelle. 1907, p. 89, 90.]].

La façon la plus simple, la plus facile, la plus effi­cace d’anéantir le des­po­tisme et l’État réside dans la non-par­ti­ci­pa­tion à son fonc­tion­ne­ment. « Tout gou­ver­ne­ment sait com­ment, avec quoi se défendre contre les révo­lu­tion­naires ; aus­si ne craint-il pas ses enne­mis exté­rieurs. Mais que peut-il faire contre les hommes qui démontrent l’inutilité et même la noci­vi­té de toute auto­ri­té, qui ne com­battent pas le gou­ver­ne­ment, mais sim­ple­ment l’ignorent, peuvent s’en pas­ser et, par consé­quent, refusent d’y par­ti­ci­per » [[L. Tol­stoï. — « Le Salut est en vous ». Per­rin, p. 244.]]. Les véri­tables des­truc­teurs de la tyran­nie monar­chique ou par­le­men­taire seront ceux qui refu­se­ront l’impôt et le ser­vice mili­taire, ne vote­ront pas, ne prê­te­ront pas ser­ment, n’iront pas en jus­tice. Tol­stoï fut offi­cier d’artillerie, juge de paix, mais à cin­quante-cinq ans, après sa conver­sion, refuse d’être juré. Sa femme paie les impôts à sa place.

Il serait vain de son­ger à bâtir un nou­vel édi­fice social avant la trans­for­ma­tion de la vie morale et maté­rielle de cha­cun, sans renon­cer indi­vi­duel­le­ment aux vani­tés de la gloire et aux pri­vi­lèges de la for­tune. Qui pré­tend renou­ve­ler la face du monde doit com­men­cer par réfor­mer sa propre exis­tence. Éter­nel pré­cur­seur, Rous­seau four­nit à son dis­ciple russe le modèle d’une révo­lu­tion domes­tique. Cet ancien appren­ti gra­veur, au début de es suc­cès lit­té­raires, sur le point d’être pré­sen­té au Roy de France et d’en rece­voir une pen­sion, luit la Cour, vend ses habits bro­dés, choi­sit pour com­pagne une humble et igno­rante ser­vante d’auberge, prend le métier de copiste de musique, vit et meurt dans une médio­cri­té dédo­rée. Par­ti de plus haut, le boyard mos­co­vite n’alla pas si loin. Cepen­dant tan­dis que le fier répu­bli­cain gene­vois fré­quen­tait exclu­si­ve­ment les palais des grands, l’anarchiste d’lsnaïa, vêtu en mou­jick, par­ta­geait la peine des pay­sans ; labou­rait, mois­son­nait, fau­chait et fanait en leur com­pa­gnie. Il voyait dans le tra­vail manuel ci le retour à la, terre deux condi­tions indis­pen­sables de la réno­va­tion humaine.

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« Tout ce que je viens de dire peut être rame­né à cette véri­té simple, indis­cu­table et acces­sible à tous pour que la bonne vie se géné­ra­lise, il faut que les hommes soient bons. Quant au moyen de réa­li­ser ce but, il n’en est qu’un : c’est que cha­cun de nous s’efforce à être bon » [[L. Tol­stoï. — « Le Grand Crime ». Fas­quelle, p. 225.]].

L’amour et la bon­té : la théo­rie et la pra­tique de l’enseignement tol­stoïen. Aimer même son enne­mi, c’est-à-dire ne pas avoir d’ennemis, ne se connaître que des frères heu­reux ou mal­heu­reux, sages ou éga­rés, igno­rants ou éclai­rés. Être bon, c’est-à-dire faire aux autres ce que vous vou­driez qu’ils vous fassent, par­ta­ger leurs joies, sou­la­ger leurs peines, les aider et les secourir.

Les écrits de Tol­stoï res­pirent la bon­té, l’amour, cette soli­da­ri­té pro­fonde qui unit les hommes sous les diver­gences appa­rentes. Son acti­vi­té péda­go­gique en est impré­gnée, et les docu­ments publiés [[L. Tol­stoï. — « Sur l’instruction du Peuple » et « Articles péda­go­giques ». Tomes XIII et XIV des « Œuvres com­plètes ». Stock.]] sur l’école d’Isnaïa-Polina livrent de déli­cieux can­tiques à la gloire de l’enfance. Pour bien ins­truire les jeunes, il faut les connaître, les lais­ser libres et sur­tout les aimer. Et l’instituteur impro­vi­sé appli­quait la bonne méthode, puisque durant la classe les élèves s’accrochaient au dos­sier de sa chaise et, pen­dant les pro­me­nades, se dis­pu­taient sa main.

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L’étude de la vie et de l’œuvre de Tol­stoï laisse à celui qui l’entreprit un sen­ti­ment émou­vant : celui d’avoir ren­con­tré et aimé un grand écri­vain, un puis­sant ana­lyste, un apôtre ins­pi­ré, un sin­cère anar­chiste, un homme.

[/​F. Élo­su./​]

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