La Presse Anarchiste

Max Reinhardt

Avec la nou­velle concep­tion de la mise en scène nous ren­dons au théâtre ce qui est au théâtre. Le théâtre natu­ra­liste, de même que le théâtre roman­tique, avait tra­duit aus­si fidè­le­ment que pos­sible l’œuvre du poète. Le nou­veau régis­seur voit quelle dif­fé­rence sépare le drame écrit du drame joué. Il sait qu’en met­tant le drame sur la scène il crée for­cé­ment tout un orga­nisme n’appartenant pas uni­que­ment au drame, mais consti­tuant à lui seul tout un autre monde, né sous les condi­tions de la scène, qui ne sont pas celles du livre, un monde avec ses lois, ses pos­si­bi­li­tés, son expres­sion qui sont essen­tiel­le­ment du théâtre. Il s’agit, pour lui, de rendre vivant cet orga­nisme entier, donc de réa­li­ser, en même temps que l’œuvre du poète, une créa­tion nou­velle, dif­fé­rente de celle du poète et com­plète par elle-même.

Le théâtre est pour le régis­seur nou­veau, avant tout, du théâtre.

Sa mise en scène crée le spec­tacle scé­nique, expres­sion de l’action dra­ma­tique. Le théâtre devient ce qu’il aurait du tou­jours être : une œuvre de la fan­tai­sie — de la fan­tai­sie essen­tiel­le­ment scé­nique.

C’est ain­si que la pre­mière repré­sen­ta­tion, par Max Rein­hardt, du « Songe d’une nuit d’été » appor­ta toute une révélation.

Rein­hardt avait cher­ché quel élé­ment explique l’existence des elfes, des sylphes, des lutins, de Tita­nic, d’Oberon, de Puck, et rend plau­sibles la vie de ces êtres et leurs rela­tions avec les hommes. C’est la forêt. Donc, il fal­lait créer : la forêt. Il fal­lait que la vie de ces êtres pous­sât, comme une plante, de la vie de la forêt même, et que ces esprits de la nature fussent de la même étoffe qu’elle. Et il lit la forêt — une forêt pal­pable avec ses arbres, ses herbes, sa mousse, ses eaux. On avait le sou­la­ge­ment de ne pas voir des arbres peints et des cou­lisses décou­pées — mais des arbres plas­tiques, des buis­sons de vraies feuilles, de l’herbe (ou ce qui don­nait l’impression de l’herbe) où les pieds s’enfonçaient par­mi les fleurs. La forêt, construite sur la scène rota­tive, nous décou­vrait à chaque tour des pers­pec­tives et des grou­pe­ments. Les sylphes, les lutins, les elfes sor­taient des buis­sons et d’entre les arbres, cou­raient à tra­vers la forêt — ils sem­blaient être l’haleine même de la nature. Puck qu’on avait joué jusque-là dans un cos­tume fan­tai­siste de bal­let ou d’opéra, était uni­que­ment cou­vert d’herbe —, il deve­nait enfin le vrai lutin quand il se rou­lait en riant dans un tas d’herbe.

La mise en scène de Rein­hardt ne don­nait pas l’impression d’un bal­let, mais de quelque chose d’infiniment frais — frais comme la comé­die de Shakespeare.

Une telle idée : rendre pal­pable la forêt, n’est, certes, qu’un abou­tis­se­ment du natu­ra­lisme. Nous pour­rions repro­cher, aujourd’hui, à cette mani­fes­ta­tion le trop de réa­lisme, le trop « vrai ». Aus­si le pre­mier essai de Rein­hardt, tout en révé­lant l’esprit nou­veau, fut-il moins défi­ni­tif quant à ses formes d’expression. Plus tard, il sut pro­fi­ter des pro­cé­dés de sim­pli­fi­ca­tion, de syn­thèse, éta­blis par des réfor­ma­teurs dog­ma­tiques. La mise en scène, à peine sor­tie du théâtre natu­ra­liste, s’épure donc, et en même temps s’enrichit de pro­cé­dés plus modernes.

C’est ain­si que dans l’« Othel­lo » de Rein­hardt l’atmosphère de Venise et de Chypre fut don­née par quelques traits sug­ges­tifs. Une vision subite et intense de Venise : une ren­contre noc­turne de gon­doles dans un canal étroit, à la lumière des torches. Un pan de mur, une fenêtre, une ruelle en fente Venise est là. Le port de Chypre : non pas une des­crip­tion détaillée d’un port — rien qu’une digue énorme der­rière laquelle s’élèvent quelques mats avec leurs pavillons. Nous devons à Rein­hardt toute une série de mises en scène qui — très loin des débuts natu­ra­listes — donnent des solu­tions de sim­pli­fi­ca­tion fort inté­res­santes. C’est de la sorte que nous avons vu Rein­hardt évo­quer l’atmosphère d’« Agla­vaine et Sely­sette » par le rythme de dra­pe­ries figu­rant un jardin.

Bien que Rein­hardt n’ait pu tou­jours évi­ter les ten­ta­tions du réa­lisme, il serait fort injuste d’adresser à tout son œuvre le reproche d’être uni­que­ment natu­ra­liste. Au contraire, à tra­vers la varié­té de ses solu­tions scé­niques nous recon­nais­sons le carac­tère du vrai régis­seur, qui sait deman­der au drame même le style de sa réa­li­sa­tion au lieu d’approcher l’œuvre du poète avec un sys­tème arrê­té. Si, dans l’autre camp, les uti­li­sa­teurs intran­si­geants ont fait des ten­ta­tives plus radi­cales, nous pou­vons leur repro­cher un je ne sais quoi de théo­rique, de sec­taire, il leur manque la plé­ni­tude, l’ampleur, cette richesse de la fan­tai­sie qui carac­té­rise l’œuvre du régis­seur accompli.

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Un résul­tat devait res­ter acquis au théâtre avec la pre­mière mise en scène de Rein­hardt : le rem­pla­ce­ment entier et radi­cal du décor peint par le décor plas­tique. La concep­tion du décor plas­tique a pu se modi­fier dans la suite : depuis le « Songe d’une nuit d’été », elle forme la base même de la mise en scène moderne.

D’aucuns vou­draient, aujourd’hui, nous faire croire que le prin­cipe du décor plas­tique implique en lui-même le réa­lisme. Il y a là erreur. Non seule­ment le décor plas­tique per­met une syn­thèse dans une très large mesure, mais sou­vent il y pousse.

La pein­ture, qu’elle soit sty­li­sée ou non, ne connaît pas de limites : un pay­sage, une archi­tec­ture peuvent figu­rer avec tous leurs détails sur un pan­neau déco­ra­tif. La sim­pli­fi­ca­tion ne touche que la forme pic­tu­rale et demeure une ques­tion de pein­ture, et non de théâtre. Et même, le décor cubiste peint n’est, en somme, qu’une illus­tra­tion du cubisme, ce n’est pas le cubisme appli­qué au théâtre.

L’exécution plas­tique ne sera pos­sible que si nous rédui­sons le décor à l’essentiel. Si nous deman­dons au peintre la repré­sen­ta­tion d’un jar­din ou d’un pay­sage exo­tique, il sty­lise la nature, mais nous donne encore le pay­sage entier — exemple : les décors de Bakst nui, avec un goût déco­ra­tif par­fait, nous pré­sente, en plans cer­nés de contours, tout le feuillage des arbres, des rochers, des clai­rières, et même le ciel et les nuages. La repré­sen­ta­tion plas­tique d’un jar­din ou d’un pay­sage n étant pas pos­sible avec tous les détails de la nature, elle demande, au contraire, que nous fas­sions un choix des élé­ments scé­niques. C’est ce choix qui donne l’expression.

Le décor plas­tique exige donc du met­teur en scène des recherches beau­coup plus inté­res­santes que les effets bien trop naïfs du décor peint ; il se trouve, par là, plus près de notre intel­lec­tua­li­té moderne. Le décor pic­tu­ral, quoi qu’on dise — qu’il soit déco­ra­tif, cubiste ou expres­sion­niste, relève, en fait, de la même recherche d’une satis­fac­tion facile et pro­duit un aus­si grand non-sens scé­nique que le décor trompe‑l’œil d’antan.

Le décor plas­tique a pu se déve­lop­per grâce à une inven­tion tech­nique : la scène tour­nante — qui a ouvert à la mise en scène des pos­si­bi­li­tés impré­vues. Il est incom­pré­hen­sible qu’à Paris des met­teurs en scène se plaisent à mécon­naître les avan­tages d’une inno­va­tion qu’une expé­rience de quinze années a plei­ne­ment justifiée.

Par le fait qu’on peut bâtir sur la scène rota­tive avant la repré­sen­ta­tion non seule­ment le décor d’une scène, mais de toute ou presque toute la pièce, les chan­ge­ments de décor s’opèrent en un clin d’œil, quel­que­fois sans bais­ser le rideau, d’autres fois en pleine lumière, avec les acteurs pas­sant d’une par­tie de la scène dans l’autre. La plaque tour­nante per­met, en outre, l’utilisation de la scène dans toutes les pro­fon­deurs, elle la découvre jusqu’au fond, ou bien elle la pré­sente courte ; elle nous laisse voir encore d’un décor dans un autre, de sorte que les dimen­sions mêmes de cha­cun des décors peuvent expri­mer l’atmosphère de la scène qui s’y déroule.

Mais, nous dit-on, c’est là une res­tric­tion que la scène tour­nante vous impose : Avec elle, vous ne pou­vez plus créer vos décors libre­ment, vous êtes enchaî­né par l’interdépendance des constructions.

Certes, pour pla­cer sur le pla­teau des scènes dif­fé­rentes, chaque cen­ti­mètre doit être uti­li­sé. C’est, en par­tie, un cal­cul d’architecte. Les scènes seront com­bi­nées de façon que le des d’un décor joue comme face dans le décor oppo­sé, ou bien qu’un décor passe au-des­sus d’un autre, ou entre deux autres.

Mais ces obli­ga­tions offrent-elles tant de désa­van­tage ? Ne voyons-nous pas l’architecte tirer par­ti des condi­tions d’un ter­rain irré­gu­lier, s’en ins­pi­rer même, pour arri­ver à des solu­tions plus inté­res­santes, plus variées, impré­vues ? Les pos­si­bi­li­tés de com­bi­nai­son sur la scène tour­nante sont presque aus­si inépui­sables que les com­bi­nai­sons du jeu d’échec, et pré­sentent tou­jours au spec­ta­teur quelque chose de neuf au lieu de répé­ter les mêmes éléments.

En outre, il est bien enten­du que la scène rota­tive ne s’impose pas tou­jours — elle n’existe que quand on le veut, puisque la plaque tour­nante fait sim­ple­ment par­tie du pla­teau entier. Si l’on veut mon­ter une pièce sans la scène rota­tive, il suf­fit de ne pas la faire tourner.

La scène tour­nante, enfin, s’adapte à n’importe quelle ten­dance de mise en scène, elle offre bien plus de liber­té et de pos­si­bi­li­tés que les dif­fé­rents sys­tèmes scé­niques arrê­tés qui, ima­gi­nés pour réa­li­ser une unique concep­tion esthé­tique, forcent chaque pièce dans le même lit de Pro­custe pré­payé d’avance. La scène rota­tive n’est qu’une aide tech­nique ; ce n’est point un sys­tème esthétique.

Sur­tout, la faci­li­té de chan­ge­ments que nous offre là scène tour­nante a per­mis de déve­lop­per le jeu par le moyen des dif­fé­rences de niveau et des esca­liers — res­source scé­nique des plus impor­tantes. L’escalier auto­rise toute une ryth­mique du jeu, non seule­ment l’organisation d’un jeu de masses, mais l’expression par l’attitude, la posi­tion de l’acteur dans l’espace qui l’entoure (par exemple : un homme qui, seul, iso­lé, des­cend len­te­ment un grand esca­lier, un per­son­nage pla­cé sur les marches en oppo­si­tion à d’autres mas­sés au pied de l’escalier, mon­tées et des­centes). Si l’escalier n’était pas mon­té sur la plaque tour­nante, il fau­drait un entr’acte inter­mi­nable pour l’enlever. Un demi-tour de la scène tour­nante, et l’escalier n’existe plus. Mieux encore, le pra­ti­cable auquel il abou­tit, nous offri­ra, de l’autre côté, une pos­si­bi­li­té de jeu toute nouvelle.

La scène tour­nante est encore favo­rable aux scènes de plein-air. Le pay­sage sur la scène moderne, se trouve sou­vent réduit à des indi­ca­tions insuf­fi­santes. On a vu de ces scènes de plein-air jouées devant le rideau — à la « Comé­die Mon­taigne » ou au « Vieux Colom­bier ». Cet expé­dient n’est, évi­dem­ment, qu’un pis-aller, consé­quence de la rigi­di­té du sys­tème scé­nique de ces théâtres. Un art théâ­tral qui pré­tend créer l’atmosphère de chaque scène ne devrait pas se satis­faire à si bon compte. La scène tour­nante avec son ciel-cou­pole ou son ciel-pano­ra­ma offre indu­bi­ta­ble­ment des solu­tions tout autres.

Enfin, la construc­tion plas­tique, faci­li­tée par la scène tour­nante, a mis en valeur un fac­teur essen­tiel de la mise en scène : la lumière. La lumière directe, la lumière des pro­jec­teurs des torches, des bou­gies, si elle tombe sur un décor, peint en sur­face plane, n’y chan­ge­ra rien, elle y fera une tache claire, ou, tout au plus, le tein­dra si elle est colo­rée. Tout autre est son effet sur le décor plas­tique : Chaque pro­fil, chaque colonne, chaque arbre jet­te­ra son ombre aus­si bien que les per­son­nages, et dans ce jeu d’ombre et de lumière le met­teur en scène trou­ve­ra un élé­ment extrê­me­ment impor­tant de l’expression psy­cho­lo­gique. Il pour­ra déve­lop­per toute une gamme d’expression par la lumière, et trou­ver, par exemple, des effets rem­bra­nesques d’une inten­si­té d’expression incomparable.

L’expression par le choix des traits essen­tiels, l’expression par les pro­por­tions de la scène, l’expression par les dif­fé­rences de niveau, l’expression par la lumière — autant d’éléments scé­niques nou­veaux que l’art du théâtre doit au décor plastique.

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La mise en scène plas­tique a néces­si­té la pré­sence, au théâtre, d’un nou­veau col­la­bo­ra­teur : le met­teur en scène, qui doit être artiste, assez homme de théâtre pour conce­voir la pré­sen­ta­tion scé­nique du drame, et, cri même temps, assez archi­tecte, peintre pour la réa­li­ser par des moyens visuels et plas­tiques. L’emploi de deux titres l’un pour l’autre a pu créer une confu­sion à cet égard : On a reti­ré son impor­tance an titre de régis­seur en appe­lant met­teur en scène, le régis­seur qui s’occupe de la réa­li­sa­tion du drame par la parole, qui répète avec les acteurs et règle leur jeu, leurs mou­ve­ments ; nous n’avons pas encore de régis­seur qui soit en même temps met­teur en scène, c’est-à-dire peintre, archi­tecte, tech­ni­cien, ain­si que le veut la scène moderne. Rein­hardt, régis­seur, avait bien com­pris la dif­fi­cul­té quand il s’assurait le concours du peintre Ernst Stern comme met­teur en scène.

Le nou­veau met­teur en scène n’a rien de com­mun avec le peintre-artiste auquel on com­mande des maquettes. Ses qua­li­tés de peintre, d’architecte ne suf­fi­ront point pour faire de lui un homme de théâtre, un met­teur en scène, s’il n’est atta­ché au théâtre par des liens psy­cho­lo­giques, s’il n’a du théâtre un sens inné. Pour que ses créa­tions puissent répondre aux besoins de la scène, ne lui faut-il pas, de par sa nature même, quelque chose de l’acteur en lui, qu’il soit lui acteur caché ? Car ceci doit être dit : un homme entiè­re­ment étran­ger à l’art de l’acteur ne sau­rait ser­vir le théâtre.

Le met­teur en scène doit être sen­sible non seule­ment à l’art de l’acteur, mais encore aux inten­tions dra­ma­tiques du poète. Pour cela il se rap­proche du régis­seur, mais en ayant les dons néces­saires du met­teur en scène spé­cia­li­sé dans la réa­li­sa­tion visuelle.

Ce nou­veau met­teur en scène étu­die les pièces comme le régis­seur, assiste aux répé­ti­tions, col­la­bore avec le régis­seur au règle­ment des mou­ve­ments scé­niques, com­bine l’éclairage de la scène, s’occupe des masques des acteurs — et, natu­rel­le­ment, des­sine décors et costumes.

On le nomme, en Alle­magne, « Auss­tat­tungs­lei­ter ». En France, il n’existe pas. Dif­fé­rence fon­da­men­tale entre l’organisation du théâtre moderne en Alle­magne et en Rus­sie et l’organisation du théâtre en France. La mise en scène, à l’étranger, donne des résul­tats fort inté­res­sants grâce à cette col­la­bo­ra­tion étroite entre le régis­seur et le met­teur en scène. Les hommes de théâtre pari­siens ne veulent, à aucun prix, accep­ter la néces­si­té de cette répar­ti­tion de l’ouvrage. Les régis­seurs les plus, modernes reprochent au théâtre alle­mand ce qu’ils appellent un sys­tème de spé­cia­li­sa­tion, et pro­clament que seul le régis­seur — qu’ils nomment « met­teur en scène » — doit s’occuper du décor et du costume.

Consé­quences : Ou bien le régis­seur se borne aux moyens scé­niques dont il se sent sûr — et alors, nous le voyons se cram­pon­ner à un prin­cipe de sty­li­sa­tion pré­con­çu, for­çant toutes les pièces dans le cadre étroit qu’il choi­sit, parce qu’en dehors de là il se sent per­du, — ou bien il se voit for­cé de recou­rir au même artiste dont il vou­lait débar­ras­ser la scène : le peintre.

Le théâtre, en France, se débat donc entre deux sys­tèmes insuf­fi­sants, si même il ne déclare pas que le décor n’a pas d’importance et qu’on peut se pas­ser de lui. Un tel appau­vris­se­ment, qui se pare d’un air de moder­nisme extrême, nous met bien loin de l’œuvre scé­nique inté­grale que nous rêvons. Et dans l’entretemps le « Auss­tat­tungs­lei­ter » a créé, à l’étranger, une tra­di­tion entière de mise en scène moderne.

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Si une concep­tion trop réa­liste com­pro­met­tait par­fois l’œuvre de Rein­hardt, le dan­ger qui venait de sa fan­tai­sie débor­dante, tou­jours inquiet, n’était pas moins grand. Le défaut de ce génie scé­nique, c’est sa sur­abon­dance. Déjà, dans le Songe d’une nuit d’été, le mou­ve­ment conti­nu des elfes et des sylphes pou­vait sem­bler exces­sif. Dans d’autres essais de Rein­hardt, le déploie­ment de per­son­nages inutiles en mou­ve­ment per­pé­tuel fri­sait l’obsession. Telle la Mégère appri­voi­sée, où il main­te­nait une atmo­sphère de gaie­té par un mou­ve­ment étour­dis­sant, des inter­mez­zi de clowns sau­tants, grim­pants et dégrin­go­lants un grand escalier.

Il n’en est pas moins que Rein­hardt, ten­té de faire écla­ter le cadre étroit de la scène, cher­chait de nou­velles res­sources scé­niques et qu’un mou­ve­ment théâ­tral des plus inté­res­sants est dû à sa sur­abon­dance même.

C’est ain­si que, dans la construc­tion des « Kam­mer­spiele », il sup­pri­mait la rampe et réunis­sait par trois marches la scène à l’auditoire. Celte inno­va­tion s’est géné­ra­li­sée depuis : d’où le jeu devant le pro­scé­nium et sur les marches, toute une ampli­fi­ca­tion de la mise en scène. D’où encore de nou­velles solu­tions au pro­blème de l’éclairage de l’avant-scène.

L’acteur sur l’avant-scène — et c’est là une dif­fi­cul­té que je ne vois pas tou­jours réso­lue — l’acteur risque, en sor­tant du cadre de la scène, de dépas­ser les limites de son monde ima­gi­naire. Nous ne pou­vons plus croire alors à ses actions — l’illusion théâ­trale est mena­cée. Le seul moyen de rete­nir dans son monde fic­tif l’acteur qui vient sur l’avant-scène, c’est la lumière. La limite entre le monde réel et le monde ima­gi­naire dis­pa­rais­sant avec la nou­velle dis­po­si­tion du jeu de la scène, c’est à la lumière de la refor­mer. Dans les théâtres nou­vel­le­ment construits, l’architecte élar­git donc le cadre du pros­ce­nium et insère des herses dans l’architrave. Cepen­dant, cette adap­ta­tion de l’architecture ne per­met pas tou­jours de sau­ve­gar­der l’unité scénique.

La réa­li­sa­tion d’un monde entier sur la scène tour­nante du « Deutsches Thea­ter », la construc­tion d’un « Théâtre des deux-cent » — les Kam­mer­spiele — ne satis­fait pas encore l’esprit inquiet de Rein­hardt. Ce fut ensuite l’idée du « théâtre des cinq mille » qui le han­ta, autre­ment dit, le grand amphi­théâtre de l’Antiquité. Dans une salle de fêtes amphi­théâ­trale il res­sus­ci­ta avec Œdipe roi la tra­gé­die antique. Ensuite, dans un cirque, il mon­ta un « Miracle » moyen­âgeux. Dix ans plus tard, il devait voir construit en ciment et en fer le théâtre de son rêve, le Théâtre des mil­liers.

Deux fac­teurs devraient concou­rir à faci­li­ter l’illusion dans l’amphithéâtre : l’énormité de la dis­tance, et la gran­deur sur­hu­maine des pièces : tra­gé­dies antiques ou mys­tères. Mais on ne joue pas tou­jours de la tra­gé­die antique, et la dis­tance n’est pas la même pour toutes les places. L’acteur ne porte plus de masque, il ne marche plus sur des cothurnes ; il est un pauvre homme comme nous, jouant la comé­die au milieu de nous, gri­mé et cos­tu­mé. Quels moyens scé­niques pour­ront, dès lors, créer le monde dont il a besoin ?

Les amphi­théâtres actuels sont construits pour d’autres fins : les exhi­bi­tions du cirque et le ciné­ma. Ils sont pour le met­teur en scène un ins­tru­ment impar­fait, presque inadap­table, et de pro­por­tions mal­heu­reuses. Le seul amphi­théâtre moderne qui ait été construit spé­cia­le­ment pour la tra­gé­die est le « Grosse Schau­spiel­haus » à Ber­lin, ouvert en 1920. Nous devons donc consi­dé­rer son amé­na­ge­ment comme repré­sen­tant jusqu’à pré­sent l’amphithéâtre modèle.

En prin­cipe l’amphithéâtre conti­nue l’usage antique : déve­lop­per dans l’ovale de 1’« orchestre » les chœurs et les foules. Dans le grand théâtre de Rein­hardt l’orchestre, et, par suite, tout l’amphithéâtre est d’une forme allon­gée. Il jouit donc de l’avantage de l’axe optique du théâtre tra­di­tion­nel. Le jeu des acteurs peut être réglé sur un axe unique qui n’existe pas dans le cirque.

La plus grande par­tie de l’action se déroule entre l’orchestre et la scène sur­éle­vée, sur le pla­teau de l’avant-scène. Cette avant-scène qui, dans les cirques actuels, nous construi­sons péni­ble­ment au moyen de pra­ti­cables et de marches, four­nit à Rein­hardt toutes les dif­fé­rences de niveau en s’élevant ou en s’abaissant devant l’orchestre et la scène même. Il a donc ima­gi­né — et c’est là un pro­grès de grande impor­tance — une avant-scène qui est mobile dans le sens ver­ti­cal et dans toutes ses par­ties. D’autre part, il place l’orchestre sur un plan­cher mobile. Autant d’innovations qui per­mettent de varier le rythme du jeu par des dif­fé­rences de plans, pour créer un monde ima­gi­naire en déve­lop­pant le rythme spa­tial, le rythme troi­di­men­sio­nal.

Par le fait que son amphi­théâtre n’a pas de pro­scé­nium et que le rideau n’est qu’une conti­nua­tion de l’architecture de la salle, Rein­hardt peut jouer sur l’avant-scène à scène fer­mée sans jouer u devant le rideau n. L’ouverture de la scène n’étant point indi­quée, il joue devant un mur d’architecture fai­sant par­tie de la salle.

La scène pro­pre­ment dite porte des décors plas­tiques, elle est, par consé­quent, munie d’une plaque tour­nante pour les chan­ge­ments de décor et d’un pano­ra­ma cir­cu­laire qui sert, en outre, de porte-voix. Si l’on consi­dère que dans le cirque actuel nous sommes for­cés de jouer devant un seul décor fixe, on sai­sit faci­le­ment l’avantage qu’offre la com­bi­nai­son d’une scène moderne avec l’amphithéâtre.

Cepen­dant, le décor de la scène ne peut suf­fire à l’acteur sûr l’avant-scène et dans l’orchestre. C’est donc encore de la lumière que nous allons attendre la créa­tion du monde ima­gi­naire où se meut l’acteur.

Quand l’auditoire se trouve dans l’ombre, si le plan qu’occupe l’acteur est, au contraire, éclai­ré, la dif­fé­rence entre le monde réel et le monde fic­tif appa­rait immé­dia­te­ment. Les jeux de la lumière feront res­sor­tir le mou­ve­ment de l’acteur, oppo­se­ront un acteur, un groupe, il d’autres acteurs, à d’autres groupes, les chan­ge­ments de clar­té, d’obscurité et de cou­leur expri­me­ront l’atmosphère psy­cho­lo­gique du drame.

En somme, abs­trac­tion faite du décor de la scène pro­pre­ment dite, l’amphithéâtre ne dis­pose que de deux moyens d’expression : ryth­mique des plans et varia­tions d’éclairage. Certes, le met­teur en scène tire­ra par­ti des grou­pe­ments, du jeu des masses. Mais cela ne suf­fit pas : l’amphithéâtre doit encore déve­lop­per un autre fac­teur scénique.

Jusqu’ici l’acteur appa­rais­sait tou­jours au théâtre de la même façon : il avait beau se tour­ner, se mon­trer en pro­fil, de dos — tous les spec­ta­teurs le voyaient dans le cadre de la scène d’un seul côté. Avec le jeu de l’amphithéâtre, l’acteur se trouve au milieu de nous, visible de tous les côtés à la fois, et sa créa­tion doit deve­nir entiè­re­ment plas­tique. L’acteur dans l’amphithéâtre est expo­sé comme un monu­ment sur une place publique ; qu’il par­ti­cipe donc à l’irréalité monu­men­tale par un nou­veau style du geste et du corps. Il n’a plus l’ambiance de la scène ; il lui faut, par consé­quent, recréer par ses propres moyens autour de lui l’espace ima­gi­naire. La vraie mise en scène dans l’amphithéâtre, c’est la créa­tion, par l’acteur, d’un rythme phy­sique, d’un rythme de jeu ; c’est un nou­veau style d’art dramatique.

Pour avoir entre­pris de jouer dans l’amphithéâtre avant que l’acteur n’eût trou­vé le style nou­veau de son art, le régis­seur a expo­sé le théâtre à des risques qu’il était pour­tant facile de pré­voir : La parole de l’acteur, son jeu n’étant pas adap­tés encore à l’espace, se per­dait faci­le­ment ; res­tait, cepen­dant, le mou­ve­ment des chœurs et des masses, le spec­tacle. D’où cette alter­na­tive ou bien repré­sen­ter des, pièces où ce sont les masses qui deviennent les pro­ta­go­nistes — tel le « Dan­ton » où Rein­hardt a mis sur la scène le Paris de la Révo­lu­tion — ou bien se réduire à la pièce à spec­tacle. Pré­cé­dem­ment, déjà Rein­hardt avait joué au « Deutsches Thea­ter » une pan­to­mime « Sumu­run » (qu’on a pu voir au Vau­de­ville en 1912). Ce fut un suc­cès ; il deman­da donc aux poètes des pan­to­mimes pour l’amphithéâtre. Le mou­ve­ment théâ­tral, par­ti du théâtre natu­ra­liste avec ses décors d’intérieurs pauvres nous conduit ain­si à tra­vers la mise en scène du drame clas­sique et moderne, à la pan­to­mime du cirque.

Ce n’est qu’avec la créa­tion d’un nou­veau style d’art dra­ma­tique que l’amphithéâtre peut révé­ler tous ses avan­tages. Mais un style dra­ma­tique ne se crée pas indé­pen­dam­ment de la vie. La vie elle-même, es nou­velles condi­tions sociales ins­pi­re­ront peut-être un art nou­veau et, par suite, un grand art du théâtre. Certes, le jeu dans l’amphithéâtre répond déjà à cer­taines ten­dances sociales de notre temps. Ne nous y trom­pons pas, cepen­dant chaque fois que le théâtre fut une com­mu­nion entre la foule et la scène — ce que veut être l’amphithéâtre — un culte, un même ensemble d’idées unis­sait l’auditoire au théâtre. L’auditoire du théâtre antique est la réunion de tout un peuple qui dans le même sen­ti­ment reli­gieux prie avec les prières du chœur, siège comme aréo­pa­gite, par­ti­cipe à l’action. De même l’auditoire des Mys­tères. Mais nous ne sommes pas des Grecs de l’Antiquité, ni des croyants du Moyen Âge. Et nous avons beau res­sus­ci­ter la tra­gé­die antique ou les mys­tères chré­tiens, le théâtre des mil­liers ne sera pos­sible que lorsqu’un nou­vel ordre social nous aura don­né un culte com­mun, un même ensemble d’idées. À ce moment pour­ra appa­raître la nou­velle tra­gé­die et le nou­vel art dra­ma­tique de l’amphithéâtre. Tout ce que nous ten­te­rons jusque-la ne sau­rait être qu’un tra­vail pré­pa­ra­toire, une œuvre de précursion.

[/​Walter Fuerst./​]

La Presse Anarchiste