Avec la nouvelle conception de la mise en scène nous rendons au théâtre ce qui est au théâtre. Le théâtre naturaliste, de même que le théâtre romantique, avait traduit aussi fidèlement que possible l’œuvre du poète. Le nouveau régisseur voit quelle différence sépare le drame écrit du drame joué. Il sait qu’en mettant le drame sur la scène il crée forcément tout un organisme n’appartenant pas uniquement au drame, mais constituant à lui seul tout un autre monde, né sous les conditions de la scène, qui ne sont pas celles du livre, un monde avec ses lois, ses possibilités, son expression qui sont essentiellement du théâtre. Il s’agit, pour lui, de rendre vivant cet organisme entier, donc de réaliser, en même temps que l’œuvre du poète, une création nouvelle, différente de celle du poète et complète par elle-même.
Le théâtre est pour le régisseur nouveau, avant tout, du théâtre.
Sa mise en scène crée le spectacle scénique, expression de l’action dramatique. Le théâtre devient ce qu’il aurait du toujours être : une œuvre de la fantaisie — de la fantaisie essentiellement scénique.
C’est ainsi que la première représentation, par Max Reinhardt, du « Songe d’une nuit d’été » apporta toute une révélation.
Reinhardt avait cherché quel élément explique l’existence des elfes, des sylphes, des lutins, de Titanic, d’Oberon, de Puck, et rend plausibles la vie de ces êtres et leurs relations avec les hommes. C’est la forêt. Donc, il fallait créer : la forêt. Il fallait que la vie de ces êtres poussât, comme une plante, de la vie de la forêt même, et que ces esprits de la nature fussent de la même étoffe qu’elle. Et il lit la forêt — une forêt palpable avec ses arbres, ses herbes, sa mousse, ses eaux. On avait le soulagement de ne pas voir des arbres peints et des coulisses découpées — mais des arbres plastiques, des buissons de vraies feuilles, de l’herbe (ou ce qui donnait l’impression de l’herbe) où les pieds s’enfonçaient parmi les fleurs. La forêt, construite sur la scène rotative, nous découvrait à chaque tour des perspectives et des groupements. Les sylphes, les lutins, les elfes sortaient des buissons et d’entre les arbres, couraient à travers la forêt — ils semblaient être l’haleine même de la nature. Puck qu’on avait joué jusque-là dans un costume fantaisiste de ballet ou d’opéra, était uniquement couvert d’herbe —, il devenait enfin le vrai lutin quand il se roulait en riant dans un tas d’herbe.
La mise en scène de Reinhardt ne donnait pas l’impression d’un ballet, mais de quelque chose d’infiniment frais — frais comme la comédie de Shakespeare.
Une telle idée : rendre palpable la forêt, n’est, certes, qu’un aboutissement du naturalisme. Nous pourrions reprocher, aujourd’hui, à cette manifestation le trop de réalisme, le trop « vrai ». Aussi le premier essai de Reinhardt, tout en révélant l’esprit nouveau, fut-il moins définitif quant à ses formes d’expression. Plus tard, il sut profiter des procédés de simplification, de synthèse, établis par des réformateurs dogmatiques. La mise en scène, à peine sortie du théâtre naturaliste, s’épure donc, et en même temps s’enrichit de procédés plus modernes.
C’est ainsi que dans l’« Othello » de Reinhardt l’atmosphère de Venise et de Chypre fut donnée par quelques traits suggestifs. Une vision subite et intense de Venise : une rencontre nocturne de gondoles dans un canal étroit, à la lumière des torches. Un pan de mur, une fenêtre, une ruelle en fente Venise est là. Le port de Chypre : non pas une description détaillée d’un port — rien qu’une digue énorme derrière laquelle s’élèvent quelques mats avec leurs pavillons. Nous devons à Reinhardt toute une série de mises en scène qui — très loin des débuts naturalistes — donnent des solutions de simplification fort intéressantes. C’est de la sorte que nous avons vu Reinhardt évoquer l’atmosphère d’« Aglavaine et Selysette » par le rythme de draperies figurant un jardin.
Bien que Reinhardt n’ait pu toujours éviter les tentations du réalisme, il serait fort injuste d’adresser à tout son œuvre le reproche d’être uniquement naturaliste. Au contraire, à travers la variété de ses solutions scéniques nous reconnaissons le caractère du vrai régisseur, qui sait demander au drame même le style de sa réalisation au lieu d’approcher l’œuvre du poète avec un système arrêté. Si, dans l’autre camp, les utilisateurs intransigeants ont fait des tentatives plus radicales, nous pouvons leur reprocher un je ne sais quoi de théorique, de sectaire, il leur manque la plénitude, l’ampleur, cette richesse de la fantaisie qui caractérise l’œuvre du régisseur accompli.
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Un résultat devait rester acquis au théâtre avec la première mise en scène de Reinhardt : le remplacement entier et radical du décor peint par le décor plastique. La conception du décor plastique a pu se modifier dans la suite : depuis le « Songe d’une nuit d’été », elle forme la base même de la mise en scène moderne.
D’aucuns voudraient, aujourd’hui, nous faire croire que le principe du décor plastique implique en lui-même le réalisme. Il y a là erreur. Non seulement le décor plastique permet une synthèse dans une très large mesure, mais souvent il y pousse.
La peinture, qu’elle soit stylisée ou non, ne connaît pas de limites : un paysage, une architecture peuvent figurer avec tous leurs détails sur un panneau décoratif. La simplification ne touche que la forme picturale et demeure une question de peinture, et non de théâtre. Et même, le décor cubiste peint n’est, en somme, qu’une illustration du cubisme, ce n’est pas le cubisme appliqué au théâtre.
L’exécution plastique ne sera possible que si nous réduisons le décor à l’essentiel. Si nous demandons au peintre la représentation d’un jardin ou d’un paysage exotique, il stylise la nature, mais nous donne encore le paysage entier — exemple : les décors de Bakst nui, avec un goût décoratif parfait, nous présente, en plans cernés de contours, tout le feuillage des arbres, des rochers, des clairières, et même le ciel et les nuages. La représentation plastique d’un jardin ou d’un paysage n étant pas possible avec tous les détails de la nature, elle demande, au contraire, que nous fassions un choix des éléments scéniques. C’est ce choix qui donne l’expression.
Le décor plastique exige donc du metteur en scène des recherches beaucoup plus intéressantes que les effets bien trop naïfs du décor peint ; il se trouve, par là, plus près de notre intellectualité moderne. Le décor pictural, quoi qu’on dise — qu’il soit décoratif, cubiste ou expressionniste, relève, en fait, de la même recherche d’une satisfaction facile et produit un aussi grand non-sens scénique que le décor trompe‑l’œil d’antan.
Le décor plastique a pu se développer grâce à une invention technique : la scène tournante — qui a ouvert à la mise en scène des possibilités imprévues. Il est incompréhensible qu’à Paris des metteurs en scène se plaisent à méconnaître les avantages d’une innovation qu’une expérience de quinze années a pleinement justifiée.
Par le fait qu’on peut bâtir sur la scène rotative avant la représentation non seulement le décor d’une scène, mais de toute ou presque toute la pièce, les changements de décor s’opèrent en un clin d’œil, quelquefois sans baisser le rideau, d’autres fois en pleine lumière, avec les acteurs passant d’une partie de la scène dans l’autre. La plaque tournante permet, en outre, l’utilisation de la scène dans toutes les profondeurs, elle la découvre jusqu’au fond, ou bien elle la présente courte ; elle nous laisse voir encore d’un décor dans un autre, de sorte que les dimensions mêmes de chacun des décors peuvent exprimer l’atmosphère de la scène qui s’y déroule.
Mais, nous dit-on, c’est là une restriction que la scène tournante vous impose : Avec elle, vous ne pouvez plus créer vos décors librement, vous êtes enchaîné par l’interdépendance des constructions.
Certes, pour placer sur le plateau des scènes différentes, chaque centimètre doit être utilisé. C’est, en partie, un calcul d’architecte. Les scènes seront combinées de façon que le des d’un décor joue comme face dans le décor opposé, ou bien qu’un décor passe au-dessus d’un autre, ou entre deux autres.
Mais ces obligations offrent-elles tant de désavantage ? Ne voyons-nous pas l’architecte tirer parti des conditions d’un terrain irrégulier, s’en inspirer même, pour arriver à des solutions plus intéressantes, plus variées, imprévues ? Les possibilités de combinaison sur la scène tournante sont presque aussi inépuisables que les combinaisons du jeu d’échec, et présentent toujours au spectateur quelque chose de neuf au lieu de répéter les mêmes éléments.
En outre, il est bien entendu que la scène rotative ne s’impose pas toujours — elle n’existe que quand on le veut, puisque la plaque tournante fait simplement partie du plateau entier. Si l’on veut monter une pièce sans la scène rotative, il suffit de ne pas la faire tourner.
La scène tournante, enfin, s’adapte à n’importe quelle tendance de mise en scène, elle offre bien plus de liberté et de possibilités que les différents systèmes scéniques arrêtés qui, imaginés pour réaliser une unique conception esthétique, forcent chaque pièce dans le même lit de Procuste prépayé d’avance. La scène rotative n’est qu’une aide technique ; ce n’est point un système esthétique.
Surtout, la facilité de changements que nous offre là scène tournante a permis de développer le jeu par le moyen des différences de niveau et des escaliers — ressource scénique des plus importantes. L’escalier autorise toute une rythmique du jeu, non seulement l’organisation d’un jeu de masses, mais l’expression par l’attitude, la position de l’acteur dans l’espace qui l’entoure (par exemple : un homme qui, seul, isolé, descend lentement un grand escalier, un personnage placé sur les marches en opposition à d’autres massés au pied de l’escalier, montées et descentes). Si l’escalier n’était pas monté sur la plaque tournante, il faudrait un entr’acte interminable pour l’enlever. Un demi-tour de la scène tournante, et l’escalier n’existe plus. Mieux encore, le praticable auquel il aboutit, nous offrira, de l’autre côté, une possibilité de jeu toute nouvelle.
La scène tournante est encore favorable aux scènes de plein-air. Le paysage sur la scène moderne, se trouve souvent réduit à des indications insuffisantes. On a vu de ces scènes de plein-air jouées devant le rideau — à la « Comédie Montaigne » ou au « Vieux Colombier ». Cet expédient n’est, évidemment, qu’un pis-aller, conséquence de la rigidité du système scénique de ces théâtres. Un art théâtral qui prétend créer l’atmosphère de chaque scène ne devrait pas se satisfaire à si bon compte. La scène tournante avec son ciel-coupole ou son ciel-panorama offre indubitablement des solutions tout autres.
Enfin, la construction plastique, facilitée par la scène tournante, a mis en valeur un facteur essentiel de la mise en scène : la lumière. La lumière directe, la lumière des projecteurs des torches, des bougies, si elle tombe sur un décor, peint en surface plane, n’y changera rien, elle y fera une tache claire, ou, tout au plus, le teindra si elle est colorée. Tout autre est son effet sur le décor plastique : Chaque profil, chaque colonne, chaque arbre jettera son ombre aussi bien que les personnages, et dans ce jeu d’ombre et de lumière le metteur en scène trouvera un élément extrêmement important de l’expression psychologique. Il pourra développer toute une gamme d’expression par la lumière, et trouver, par exemple, des effets rembranesques d’une intensité d’expression incomparable.
L’expression par le choix des traits essentiels, l’expression par les proportions de la scène, l’expression par les différences de niveau, l’expression par la lumière — autant d’éléments scéniques nouveaux que l’art du théâtre doit au décor plastique.
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La mise en scène plastique a nécessité la présence, au théâtre, d’un nouveau collaborateur : le metteur en scène, qui doit être artiste, assez homme de théâtre pour concevoir la présentation scénique du drame, et, cri même temps, assez architecte, peintre pour la réaliser par des moyens visuels et plastiques. L’emploi de deux titres l’un pour l’autre a pu créer une confusion à cet égard : On a retiré son importance an titre de régisseur en appelant metteur en scène, le régisseur qui s’occupe de la réalisation du drame par la parole, qui répète avec les acteurs et règle leur jeu, leurs mouvements ; nous n’avons pas encore de régisseur qui soit en même temps metteur en scène, c’est-à-dire peintre, architecte, technicien, ainsi que le veut la scène moderne. Reinhardt, régisseur, avait bien compris la difficulté quand il s’assurait le concours du peintre Ernst Stern comme metteur en scène.
Le nouveau metteur en scène n’a rien de commun avec le peintre-artiste auquel on commande des maquettes. Ses qualités de peintre, d’architecte ne suffiront point pour faire de lui un homme de théâtre, un metteur en scène, s’il n’est attaché au théâtre par des liens psychologiques, s’il n’a du théâtre un sens inné. Pour que ses créations puissent répondre aux besoins de la scène, ne lui faut-il pas, de par sa nature même, quelque chose de l’acteur en lui, qu’il soit lui acteur caché ? Car ceci doit être dit : un homme entièrement étranger à l’art de l’acteur ne saurait servir le théâtre.
Le metteur en scène doit être sensible non seulement à l’art de l’acteur, mais encore aux intentions dramatiques du poète. Pour cela il se rapproche du régisseur, mais en ayant les dons nécessaires du metteur en scène spécialisé dans la réalisation visuelle.
Ce nouveau metteur en scène étudie les pièces comme le régisseur, assiste aux répétitions, collabore avec le régisseur au règlement des mouvements scéniques, combine l’éclairage de la scène, s’occupe des masques des acteurs — et, naturellement, dessine décors et costumes.
On le nomme, en Allemagne, « Ausstattungsleiter ». En France, il n’existe pas. Différence fondamentale entre l’organisation du théâtre moderne en Allemagne et en Russie et l’organisation du théâtre en France. La mise en scène, à l’étranger, donne des résultats fort intéressants grâce à cette collaboration étroite entre le régisseur et le metteur en scène. Les hommes de théâtre parisiens ne veulent, à aucun prix, accepter la nécessité de cette répartition de l’ouvrage. Les régisseurs les plus, modernes reprochent au théâtre allemand ce qu’ils appellent un système de spécialisation, et proclament que seul le régisseur — qu’ils nomment « metteur en scène » — doit s’occuper du décor et du costume.
Conséquences : Ou bien le régisseur se borne aux moyens scéniques dont il se sent sûr — et alors, nous le voyons se cramponner à un principe de stylisation préconçu, forçant toutes les pièces dans le cadre étroit qu’il choisit, parce qu’en dehors de là il se sent perdu, — ou bien il se voit forcé de recourir au même artiste dont il voulait débarrasser la scène : le peintre.
Le théâtre, en France, se débat donc entre deux systèmes insuffisants, si même il ne déclare pas que le décor n’a pas d’importance et qu’on peut se passer de lui. Un tel appauvrissement, qui se pare d’un air de modernisme extrême, nous met bien loin de l’œuvre scénique intégrale que nous rêvons. Et dans l’entretemps le « Ausstattungsleiter » a créé, à l’étranger, une tradition entière de mise en scène moderne.
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Si une conception trop réaliste compromettait parfois l’œuvre de Reinhardt, le danger qui venait de sa fantaisie débordante, toujours inquiet, n’était pas moins grand. Le défaut de ce génie scénique, c’est sa surabondance. Déjà, dans le Songe d’une nuit d’été, le mouvement continu des elfes et des sylphes pouvait sembler excessif. Dans d’autres essais de Reinhardt, le déploiement de personnages inutiles en mouvement perpétuel frisait l’obsession. Telle la Mégère apprivoisée, où il maintenait une atmosphère de gaieté par un mouvement étourdissant, des intermezzi de clowns sautants, grimpants et dégringolants un grand escalier.
Il n’en est pas moins que Reinhardt, tenté de faire éclater le cadre étroit de la scène, cherchait de nouvelles ressources scéniques et qu’un mouvement théâtral des plus intéressants est dû à sa surabondance même.
C’est ainsi que, dans la construction des « Kammerspiele », il supprimait la rampe et réunissait par trois marches la scène à l’auditoire. Celte innovation s’est généralisée depuis : d’où le jeu devant le proscénium et sur les marches, toute une amplification de la mise en scène. D’où encore de nouvelles solutions au problème de l’éclairage de l’avant-scène.
L’acteur sur l’avant-scène — et c’est là une difficulté que je ne vois pas toujours résolue — l’acteur risque, en sortant du cadre de la scène, de dépasser les limites de son monde imaginaire. Nous ne pouvons plus croire alors à ses actions — l’illusion théâtrale est menacée. Le seul moyen de retenir dans son monde fictif l’acteur qui vient sur l’avant-scène, c’est la lumière. La limite entre le monde réel et le monde imaginaire disparaissant avec la nouvelle disposition du jeu de la scène, c’est à la lumière de la reformer. Dans les théâtres nouvellement construits, l’architecte élargit donc le cadre du proscenium et insère des herses dans l’architrave. Cependant, cette adaptation de l’architecture ne permet pas toujours de sauvegarder l’unité scénique.
La réalisation d’un monde entier sur la scène tournante du « Deutsches Theater », la construction d’un « Théâtre des deux-cent » — les Kammerspiele — ne satisfait pas encore l’esprit inquiet de Reinhardt. Ce fut ensuite l’idée du « théâtre des cinq mille » qui le hanta, autrement dit, le grand amphithéâtre de l’Antiquité. Dans une salle de fêtes amphithéâtrale il ressuscita avec Œdipe roi la tragédie antique. Ensuite, dans un cirque, il monta un « Miracle » moyenâgeux. Dix ans plus tard, il devait voir construit en ciment et en fer le théâtre de son rêve, le Théâtre des milliers.
Deux facteurs devraient concourir à faciliter l’illusion dans l’amphithéâtre : l’énormité de la distance, et la grandeur surhumaine des pièces : tragédies antiques ou mystères. Mais on ne joue pas toujours de la tragédie antique, et la distance n’est pas la même pour toutes les places. L’acteur ne porte plus de masque, il ne marche plus sur des cothurnes ; il est un pauvre homme comme nous, jouant la comédie au milieu de nous, grimé et costumé. Quels moyens scéniques pourront, dès lors, créer le monde dont il a besoin ?
Les amphithéâtres actuels sont construits pour d’autres fins : les exhibitions du cirque et le cinéma. Ils sont pour le metteur en scène un instrument imparfait, presque inadaptable, et de proportions malheureuses. Le seul amphithéâtre moderne qui ait été construit spécialement pour la tragédie est le « Grosse Schauspielhaus » à Berlin, ouvert en 1920. Nous devons donc considérer son aménagement comme représentant jusqu’à présent l’amphithéâtre modèle.
En principe l’amphithéâtre continue l’usage antique : développer dans l’ovale de 1’« orchestre » les chœurs et les foules. Dans le grand théâtre de Reinhardt l’orchestre, et, par suite, tout l’amphithéâtre est d’une forme allongée. Il jouit donc de l’avantage de l’axe optique du théâtre traditionnel. Le jeu des acteurs peut être réglé sur un axe unique qui n’existe pas dans le cirque.
La plus grande partie de l’action se déroule entre l’orchestre et la scène surélevée, sur le plateau de l’avant-scène. Cette avant-scène qui, dans les cirques actuels, nous construisons péniblement au moyen de praticables et de marches, fournit à Reinhardt toutes les différences de niveau en s’élevant ou en s’abaissant devant l’orchestre et la scène même. Il a donc imaginé — et c’est là un progrès de grande importance — une avant-scène qui est mobile dans le sens vertical et dans toutes ses parties. D’autre part, il place l’orchestre sur un plancher mobile. Autant d’innovations qui permettent de varier le rythme du jeu par des différences de plans, pour créer un monde imaginaire en développant le rythme spatial, le rythme troidimensional.
Par le fait que son amphithéâtre n’a pas de proscénium et que le rideau n’est qu’une continuation de l’architecture de la salle, Reinhardt peut jouer sur l’avant-scène à scène fermée sans jouer u devant le rideau n. L’ouverture de la scène n’étant point indiquée, il joue devant un mur d’architecture faisant partie de la salle.
La scène proprement dite porte des décors plastiques, elle est, par conséquent, munie d’une plaque tournante pour les changements de décor et d’un panorama circulaire qui sert, en outre, de porte-voix. Si l’on considère que dans le cirque actuel nous sommes forcés de jouer devant un seul décor fixe, on saisit facilement l’avantage qu’offre la combinaison d’une scène moderne avec l’amphithéâtre.
Cependant, le décor de la scène ne peut suffire à l’acteur sûr l’avant-scène et dans l’orchestre. C’est donc encore de la lumière que nous allons attendre la création du monde imaginaire où se meut l’acteur.
Quand l’auditoire se trouve dans l’ombre, si le plan qu’occupe l’acteur est, au contraire, éclairé, la différence entre le monde réel et le monde fictif apparait immédiatement. Les jeux de la lumière feront ressortir le mouvement de l’acteur, opposeront un acteur, un groupe, il d’autres acteurs, à d’autres groupes, les changements de clarté, d’obscurité et de couleur exprimeront l’atmosphère psychologique du drame.
En somme, abstraction faite du décor de la scène proprement dite, l’amphithéâtre ne dispose que de deux moyens d’expression : rythmique des plans et variations d’éclairage. Certes, le metteur en scène tirera parti des groupements, du jeu des masses. Mais cela ne suffit pas : l’amphithéâtre doit encore développer un autre facteur scénique.
Jusqu’ici l’acteur apparaissait toujours au théâtre de la même façon : il avait beau se tourner, se montrer en profil, de dos — tous les spectateurs le voyaient dans le cadre de la scène d’un seul côté. Avec le jeu de l’amphithéâtre, l’acteur se trouve au milieu de nous, visible de tous les côtés à la fois, et sa création doit devenir entièrement plastique. L’acteur dans l’amphithéâtre est exposé comme un monument sur une place publique ; qu’il participe donc à l’irréalité monumentale par un nouveau style du geste et du corps. Il n’a plus l’ambiance de la scène ; il lui faut, par conséquent, recréer par ses propres moyens autour de lui l’espace imaginaire. La vraie mise en scène dans l’amphithéâtre, c’est la création, par l’acteur, d’un rythme physique, d’un rythme de jeu ; c’est un nouveau style d’art dramatique.
Pour avoir entrepris de jouer dans l’amphithéâtre avant que l’acteur n’eût trouvé le style nouveau de son art, le régisseur a exposé le théâtre à des risques qu’il était pourtant facile de prévoir : La parole de l’acteur, son jeu n’étant pas adaptés encore à l’espace, se perdait facilement ; restait, cependant, le mouvement des chœurs et des masses, le spectacle. D’où cette alternative ou bien représenter des, pièces où ce sont les masses qui deviennent les protagonistes — tel le « Danton » où Reinhardt a mis sur la scène le Paris de la Révolution — ou bien se réduire à la pièce à spectacle. Précédemment, déjà Reinhardt avait joué au « Deutsches Theater » une pantomime « Sumurun » (qu’on a pu voir au Vaudeville en 1912). Ce fut un succès ; il demanda donc aux poètes des pantomimes pour l’amphithéâtre. Le mouvement théâtral, parti du théâtre naturaliste avec ses décors d’intérieurs pauvres nous conduit ainsi à travers la mise en scène du drame classique et moderne, à la pantomime du cirque.
Ce n’est qu’avec la création d’un nouveau style d’art dramatique que l’amphithéâtre peut révéler tous ses avantages. Mais un style dramatique ne se crée pas indépendamment de la vie. La vie elle-même, es nouvelles conditions sociales inspireront peut-être un art nouveau et, par suite, un grand art du théâtre. Certes, le jeu dans l’amphithéâtre répond déjà à certaines tendances sociales de notre temps. Ne nous y trompons pas, cependant chaque fois que le théâtre fut une communion entre la foule et la scène — ce que veut être l’amphithéâtre — un culte, un même ensemble d’idées unissait l’auditoire au théâtre. L’auditoire du théâtre antique est la réunion de tout un peuple qui dans le même sentiment religieux prie avec les prières du chœur, siège comme aréopagite, participe à l’action. De même l’auditoire des Mystères. Mais nous ne sommes pas des Grecs de l’Antiquité, ni des croyants du Moyen Âge. Et nous avons beau ressusciter la tragédie antique ou les mystères chrétiens, le théâtre des milliers ne sera possible que lorsqu’un nouvel ordre social nous aura donné un culte commun, un même ensemble d’idées. À ce moment pourra apparaître la nouvelle tragédie et le nouvel art dramatique de l’amphithéâtre. Tout ce que nous tenterons jusque-la ne saurait être qu’un travail préparatoire, une œuvre de précursion.
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