La Presse Anarchiste

Revue des Revues

Les Cahiers d’Aujourd’hui ont consa­cré un superbe numé­ro spé­cial à Octave Mir­beau. Excel­lente idée, réa­li­sée presque par­fai­te­ment. Un beau cahier, sur papier solide : presque un volume. Des col­la­bo­ra­teurs tous inté­res­sants. Plu­sieurs pho­to­gra­phies du grand écri­vain ; un fac-simi­lé de manus­crit « Aux sol­dats de tous les pays », publié jadis dans l’unique numé­ro d’une revue La Rue, consa­cré à la révo­lu­tion russe de 1905. (Notons au pas­sage que cette page seule, fon­ciè­re­ment anti­mi­li­ta­riste, ruine la sotte pré­ten­tion de quelques jean-foutres vou­lant nous per­sua­der que Mir­beau renia avant sa mort ce qu’ils appe­laient ses erreurs. Ils purent séques­trer l’écrivain, tru­quer ses der­niers moments, se déme­ner inquiets et fébriles, voire même, en beaux sali­gauds qu’ils étaient, pis­ser sur sa tombe encore entrou­verte. Il n’importe : nous reli­rons, nous, Aux sol­dats de tous les pays ou telle page de la « 628-E8 », du Cal­vaire, de Din­go, de l’Abbé Jules et nous sen­ti­rons bien, mal­gré tous les Her­vé et autres gen­de­lettres, com­bien Mir­beau fut, de tout son cœur, des nôtres.)

Rete­nons le début de l’article d’Ernest Tis­se­rand qui nous le prouve encore : « La guerre. Une popote. Une popote d’étapes. Abru­ti par trois mois de Somme et par le ter­rible hiver de 1917, je me trouve selon le hasard des mou­ve­ments, à la table d’un com­man­dant qui, dans le civil, pré­side un tri­bu­nal bien pari­sien. Pré­ci­sé­ment, il ouvre les journaux.

— Tiens, cette cra­pule de Mir­beau… il est mort. »

Et la fin de celui de Charles Vil­drac nous rap­por­tant quelques paroles de Mir­beau. « Il nous prit à l’écart, Werth et moi, et nous dit, en maî­tri­sant mal sa ner­vo­si­té : « Je suis ennuyé ! Voi­là un gar­çon que j’aime beau­coup — et il dési­gnait son jar­di­nier — ; il est très conscien­cieux, intel­li­gent, amou­reux de son métier ; et de plus, il est très sen­sible. Ce matin, j’ai eu un mou­ve­ment d’impatience ; je l’ai rudoyé… J’ai peur de lui avoir fait de la peine. » Voi­là qui montre mieux, beau­coup mieux que de longs com­men­taires et de savantes ana­lyses, l’immense bon­té, l’infinie géné­ro­si­té de cette « cra­pule » comme disait élé­gam­ment le com­man­dant X… Lui qui envoyait au bagne, voire au poteau d’exécution, des jeunes sol­dats par dizaines et par cen­taines n’était pas une cra­pule. Oh, non ! Il doit même avoir la Légion d’honneur, n’est-ce pas. Tis­se­rand ? Seule­ment, nous cher­chons en vain par­mi la langue fran­çaise et même la langue verte, des mots assez ven­geurs et cin­glants pour qua­li­fier cette brute galon­née, trop lâche même pour méri­ter le nom de crapule.

Léon Werth étu­die le pes­si­misme de Mir­beau. « Nul n’était plus sen­sible que lui au magné­tisme de l’individu. Mais quel que fut l’homme incon­nu qu’il voyait pour la pre­mière fois, il le parait d’extraordinaires qua­li­tés. Il atten­dait tout de lui… Contra­dic­tion bien natu­relle : cette même géné­ro­si­té qui accor­dait tant dans l’excitation du pre­mier contact refu­sait tout dès que s’était révé­lée la bas­sesse ou l’inertie du per­son­nage. Mais qu’il fût à nou­veau en contact avec celui qui l’avait déçu, qu’il avait pla­cé si haut et qui, à l’expérience, lui sem­blait tom­ber de si haut, Mir­beau souf­frait de son propre juge­ment et n’en accor­dait point la rigueur au sen­ti­ment qu’il avait de toute pré­sence humaine. Voi­là ce que les âmes basses ne peuvent com­prendre, voi­là pour­quoi elles n’ont vu en Mir­beau qu’un homme violent, inco­hé­rent dans ses sym­pa­thies et ses haines…

Il pou­vait se réfu­gier dans les jar­dins et contem­pler les fleurs. Mais il ne savait pas oublier les hommes. Tant qu’il eut conscience, il les espé­ra simples et bons et ne se rési­gna jamais à accep­ter la moyenne com­bi­nai­son, dosée selon l’usage social, des ver­tus hypo­crites et des sadismes et huis-clos. C’est dans cette non-accep­ta­tion et dans l’oscillation jamais dimi­nuée entre ce qu’il espé­rait des hommes et sa décep­tion qu’est peut-être la gran­deur et et le tra­gique de sa vie… »

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Le Néo-Natu­rien (Juillet-Août) a cru bon de publier des Apho­rismes d’un phi­lo­sophe gene­vois et fumeux, nom­mé Camille Spiess. En voi­ci un échan­tillon : « Le péché, la coulpe sociale, la mons­truo­si­té ini­tiale de l’impureté eth­nique, est le mal roman­tique (qui est la dua­li­té hybride, psy­cho-sen­suelle ou l’antinomie psy­cho­phy­sique) de l’âne (sic) sémi­tique ou la bride de l’animal domes­tique et hybride, qui est tou­jours lié et souillé par la tache sociale ou l’attache pré­pu­tiale du sang (qui est le sang char­nel, tem­po­rel, rituel, cri­mi­nel, du métis inhu­main et chré­tien, qui est moi­tié homme et moi­tié femme ou ni l’un ni l’autre) cru­ci­fié, croi­sé, cou­pé, san­glant ou circoncis !!!

Je m’excuse auprès des cama­rades qui n’auront sans nul doute pas com­pris plus que moi. Mais j’ai vou­lu leur mon­trer en quoi consis­tait actuel­le­ment le fin du fin de la phi­lo­so­phie. Avec les poèmes dadaïstes (ou tataïstes) dont le leur ai déjà sou­mis des exem­plaires, voi­là qui fait un joli ensemble. Et je ne puis que regret­ter que le cama­rade Hen­ri Le Fèvre, fai­sant ordi­nai­re­ment preuve de plus de bon sens, se soit lais­sé attra­per lui aus­si, par ces snobs en mal de réclame.

Com­bien j’aime mieux les simples et robustes Consta­ta­tions de Gérard de Lacaze-Duthiers, en tête du même numé­ro. Cela ne pos­sède aucune qua­li­té lit­té­raire, me dira-t-on ? Eh bien, alors, flûte pour la littérature !

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Luci­fer qui publie son pre­mier numé­ro (1, rue de l’Abbaye‑d’Ainay, Lyon), donne sous la signa­ture de Dio­gène des pro­pos : Eve, sans feuille, assez rosses et amusants :

L’amour comme un ivrogne est obli­gé de mar­cher pour res­ter debout ; quand il s’arrête, il tombe.

Il faut devi­ner une femme : mais ne soyez pas trop pers­pi­cace, pour votre repos et dans votre intérêt.

Le cœur est une fleur dont les racines sont dans le ventre.

Ce sont les vieilles jambes qui courent le plus vite aux rendez-vous.

Les petites rup­tures, en amour, ren­forcent le câble.

Une femme n’est immo­bile que morte.

Il n’y a qu’un homme pour une femme ; mais ce n’est pas tou­jours le même.

Etc. Mais que mes gen­tilles lec­trices se ras­surent je ne prends pas à mon compte toutes les méchan­ce­tés de Dio­gène. Et même je conviens volon­tiers que toutes ces remarques s’appliquent aus­si bien aux hommes, dont je suis.

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La Revue de l’Époque (juillet), publie de fort beaux poèmes de Tris­tan Rémy. Voi­là de la lit­té­ra­ture moderne, telle que je l’aime. Des images neuves, des recherches ryth­miques, mais tou­jours des choses claires, que je puis com­prendre. Et non pas le nou­veau pour l’amour du nou­veau, même quand il est tota­le­ment incom­pré­hen­sible (vous ver­rez que l’un de ces jours quelque sur-dadaïste inven­te­ra quelque moyen de man­ger par les oreilles, ou par les yeux, pour ne pas faire comme tout le monde.)

Mais reve­nons au point de départ. Tris­tan Rémy est un poète, un poète moderne. Voi­ci le com­men­ce­ment de la pièce inti­tu­lée : Ennui.

Il fait froid :
les autos gre­lottent en cou­rant sous la pluie
et les arbres ébou­riffent leurs quatre plumes
et font la poule
endor­mis sur une patte.

Devant la porte, à l’asile de nuit,
le pauvre diable de bec de gaz n’a pu entrer.
Debout, il sommeille.
en regar­dant ses pieds qui marinent à l’eau
douce
et les étoiles tombées,
comme lui,
dans le ruisseau.

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Clar­té a consa­cré un cahier cahier (2 août) à l’Oubli de la guerre. Il com­prend notam­ment un beau conte de Bar­busse : La chan­son du sol­dat, des pages gouailleuses et ven­ge­resses de Jean Gal­tier-Bois­sière : Les héros, L’adjudant Le Poiss.

Il y a aus­si des notes poi­gnantes : Artois 1915, de Ray­mond Lefebvre, ter­mi­nées par ce cri de révolte : Je suis fier d’être Fran­çais, rien que pour pou­voir dire, en pen­sant à tout cela, ce mot intra­dui­sible en toute autre langue du monde, et qui exprime tous les sen­ti­ments sur ces choses MERDE !

Même consta­ta­tion — ou presque — sous la plume de René Arcos qui finit une page inti­tu­lée l’Oubli par ces lignes désa­bu­sées : (Un homme, un anti­mi­li­ta­riste, est par­ti à la guerre, mal­gré ses ser­ments. Il est tué. Sa femme le pleure, puis l’oublie.)

« Puis vint le tour de Jean­not » « J’en fais le ser­ment, celui-là n’ira pas ! » avait dit son père. Bah ! Pour com­bien d’autres la-t-on dit ? Il y a les affaires, la situa­tion acquise, les gens du quar­tier, ceux par­mi les amis qui ne com­pren­draient pas, maints sou­cis en pers­pec­tive. Qu’il parte ! Ça arran­ge­ra tout. Le gosse fait son sac. La caserne peut comp­ter sur lui. Jean­not est par­ti, comme son père, comme moi, comme nous tous. Jean-foutres que nous sommes. Il est venu en per­mis­sion avec une belle ché­chia et sa mère était bien heu­reuse d’avoir au bras un tel lapin. Avant qu’il ne reparte, son beau-père, qui est un brave homme, l’a emme­né avec des copains à je ne sais plus quelle fête grouillante de quar­tier, et ils sont mon­tés sur un manège, et ils se sont entas­sés dans un énorme vase de nuit — que c’était drôle ! — qui tour­nait, qui tour­nait aux cris furieux d’un orgue épileptique.

Et plein la chaus­sée, L’humanité spec­ta­trice se bidon­nait de les voir faire les fous dans leur grand pot de chambre.

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J’ai déjà rele­vé avec éton­ne­ment cer­tains pas­sages des Libres Pro­pos (3, rue de Gre­nelle, Paris). C’est avec plai­sir que j’épingle aujourd’hui les lignes sui­vantes : « Je veux bien consi­dé­rer cette sorte de frise à l’antique, que l’éloquence a déjà plu­sieurs fois des­si­née. Vaillant et de Mun, tous deux véné­rables par l’âge et par la fidé­li­té à soi, s’avancent l’un vers l’autre et s’embrassent. Certes, cela est immé­dia­te­ment beau ; mais par réflexion je ne puis mécon­naître que l’un des deux sacri­fie plus que l’autre. Car le noble réa­lise ici ses espé­rances et reçoit le ser­ment du pro­lé­taire, mais le pro­lé­taire ne reçoit aucun ser­ment. Ce qui est nié, en ce sacri­fice, c’est tout ce que le pro­lé­taire affir­mait de tout son vou­loir depuis qu’il affir­mait quelque chose, c’est-à-dire jus­tice, éga­li­té, paix, fra­ter­ni­té entre les hommes. Ce qui est affir­mé au contraire, c’est ce que l’officier de cui­ras­siers affir­mait de tout son vou­loir depuis qu’il affir­mait quelque chose, c’est-à-dire pou­voir fort, illé­ga­li­té, guerre. L’un aban­donne tout, et l’autre prend tout. L’un se pose et l’autre s’immole. L’un arrive au moment espé­ré. Vautre au moment redou­té. »

Certes, cela ne casse rien : je le pense comme toi, ami lec­teur. Le spec­tacle ne fut pas beau mais dou­lou­reu­se­ment triste. Et j’incline, comme Génold, à qua­li­fier Vaillant « vieux caï­man social-patriote » plu­tôt que res­pec­table. Mais il n’empêche que ceci, sous une expres­sion pon­dé­rée, modé­rée, dit exac­te­ment ce que nous pen­sons. Cer­taines per­sonnes n’aiment pas être bous­cu­lées : féli­ci­tons l’auteur des Libres Pro­pos qui cherche à les convaincre à sa manière, dou­ce­ment, par le pur raisonnement.

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Albin écrit et édite lui-même des Cro­quis Brefs (chez l’auteur, 4, rue Chau­mais, Lyon, 2 fr. la série de 10). Sont déjà parus : Rabin­dra­nath Tagore, Manuel Deval­dès, Hen­ri Zis­ly, Pierre Char­don. Idée inté­res­sante mais exé­cu­tée, il me semble, d’une façon un peu étri­quée. Trois petites pages, c’est bien peu pour étu­dier la vie et l’œuvre de Tagore. Il est vrai que pour d’autres, c’est assez. Et ceci m’amène à regret­ter aus­si le choix, le voi­si­nage de noms un peu trop dis­pa­rates, le rap­pro­che­ment d’individus de tailles vrai­ment trop inégales.

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Les Humbles réunissent sous le titre Lit­té­ra­ture et Pognon des extraits d’articles de Tol­stoï, Romain Rol­land, Han Ryner, André Colo­mer, etc. (un franc, à la Librai­rie Sociale). On y com­bat le prin­cipe de la lit­té­ra­ture ali­men­taire, envi­sa­gée comme un moyen d’existence. On y prône une lit­té­ra­ture-dis­trac­tion (n’est-ce pas cama­rades de l’Outil et la Plume ?) Lit­té­ra­ture faite libre­ment, en dehors de toute pré­oc­cu­pa­tion moné­taire, par cela même mer­veilleu­se­ment indé­pen­dante, vrai­ment pure et riche de sève vigou­reuse. Cela plai­ra certes fort peu aux lit­té­ra­teurs pro­fes­sion­nels. Mais cela m’importe fort peu.

En guise de pré­face, j’ai fait pré­cé­der ces pages d’une Lettre ouverte à Mar­cel Sau­vage, au sujet de sa col­la­bo­ra­tion à l’His­toire de la guerre par les Écri­vains com­bat­tants dont nous avons déjà par­lé ici-même.

[/​Maurice Wul­lens./​]

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