[[Voir l’article paru dans le n° 6 de la Revue. L’importance du sujet développé dans les lignes qui suivent nous fait remettre à plus tard la fin de l’étude sur la Franc-maçonnerie qui devait paraître à cette place. L.R.]]
Ou vous m’avez mal lu ou mes dires se heurtent en votre esprit à un préjugé. Dans ce dernier cas, rien d’extraordinaire. Quels furent vos initiateurs ? Pour ne nommer que les principaux, grands cœurs, fortes intelligences. Proudhon, plus logicien que sociologue, plus sociologue qu’anarchiste, Bakounine, Kropotkine lui-même, moins anarchistes que révolutionnaires, Reclus, adaptateur mal compris. Ils sont des précurseurs, seulement des précurseurs. De plus — je le jurerais sans autrement m’informer — vous avez subi l’espèce de déformation, la confusion d’idées échangées à la hâte dans un milieu de combat où chacun émet les siennes, reçoit celles du voisin avant de les clarifier comme il conviendrait. Il n’est pas jusqu’à cette dispute de mots, ce désaccord tout de surface tendant à classer nos compagnons en individualistes et en communistes, qui ne marque notre défaut d’éducation vraiment libertaire. Communisme, individualisme, dit-on, en les opposant l’un à l’autre. Comme si notre théorie fondamentale ne renfermait pas tout cela ! Nous ne sommes pas des fous, nous savons qu’il existe une société autour de nous dont il faudra toujours tenir compte. L’homme ignorer l’homme ? Hé ! le peut-il ? De plus en plus, chacun emprunte au labeur de tous ; le besoin aurait vite fait de nous en instruire. D’autre part, pris dans sa véritable acception, le vocable Anarchie (sans commandement) me paraît de nature à rassurer les plus ombrageux partisans de l’autonomie individuelle. Cette société, le tout est de la transformer ; travaillons‑y ensemble, au lieu de nous quereller. Elle ne gagne rien à ces dissensions, l’Anarchie. Quel profit de clarté pourrait-elle en retirer ? On a négligé de s’entendre sur la valeur des termes… Enfin, gardons-nous d’un danger qui nous vient de la gent littéraire. Les procédés diffèrent — j’en signalais un tout récemment — le dommage reste le même. Sur un fond plus ou moins d’anarchie, tel et tel mettent les arabesques de la fantaisie : un masque à la réalité. Fausse sagesse. Nous lui devons le dilettantisme, qui débilite, incapable d’action. D’autres, exagérant l’individualisme, se veulent en dehors de la foule, et quelques-uns, nouveaux Stylites, au-dessus, dans leur factice tour d’ivoire. Altitude, nécessité de profession : ceux-ci cultivent le snobisme ; or, de quelle importance est-il que ce nombre d’augures et de badauds se déclare pour ou contre nous ?
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J’ai affirmé ceci : l’Anarchie doit préciser, définir consciencieusement son but, le séparer de tout ce qui lui est étranger ou contraire, mettre ses moyens en concordance avec l’idéal dont elle s’inspire. Devoir d’élémentaire bonne foi. C’est la partie morale de notre programme — ce mot déplaît à certains, probablement à cause de l’usage que l’on en fait — je ne puis supposer qu’ils nous voudraient immoraux. Cela bien convenu, voici, réduite à sa plus simple expression, la partie matérielle : Reprise par la masse, des services de consommation et de production qui conditionnent la vie des peuples [[Comment cette reprise s’effectuera ? Ici nous entrons dans le champ des conjectures. Dès à présent, les lecteurs, s’ils le jugent à propos, peuvent avancer leurs hypothèses. C’est ultérieurement que je reprendrai la question.]]. Pour qu’elle ne s’en voie pas dépouiller ensuite à bref délai par des mains trop habiles, il faut qu’elle soit, à ce moment, en mesure d’assurer la continuité de ces services tout aussitôt, ce qui implique un sérieux apprentissage, de l’entraînement préalable. Une forme sociale ne s’improvise pas et il n’est pas sans inconvénient que la Révolution soit trop précipitée. Nous en avons un exemple chez les Russes. Qu’avez-vous constaté, Mauricius, Berckmann,Voline et autres, qui nous apportez, copieuse, la leçon des faits ? La duplicité, l’intrigue, l’arbitraire finissant dans l’impuissance pour le bien, mais non pas pour le mal. Uniquement, parce que les instigateurs ont eu pour collaboratrice une masse ignorante. Ce que c’est que de se croire grand homme, de taille à suppléer à tout, et que l’esprit de système conduit à d’étranges folies ! Expliquons cela plus amplement.
« La fin justifie les moyens » est une maxime cynique et le fameux Salus populi ne couvrit jamais que de mauvais desseins. De ces formules, qu’ils aient adopté celle-ci, celle-là ou les deux à la fois, logiquement ils ne pouvaient espérer — et s’ils ne l’espéraient point, que sont ces prétendus rénovateurs ? Des aventuriers, tout au plus — oui, ils ne pouvaient que par erreur grossière, esprit systématique dont je parle, espérer, escompter un résultat différent de celui qu’ils ont obtenu : une autre forme de tyrannie. Son salut, le peuple ne le trouvera qu’en lui-même, mais, s’il vous plait, par quel chemin, s’il ne vaut guère mieux, le peuple, que ses exploiteurs, ses professeurs, ses guides, que la morale qu’ils ont mise en lui, à l’église, à l’école, dans la vie ? Nombreux trop nombreux y sont les dépravés qui admirent ou envient le crime triomphant plutôt que la droiture sans éclat. Il ne déteste l’injustice que pour le mal qui lui en advient et quand le mal est déjà sur lui ; le lendemain, il y recourra sans émoi : la conscience n’est pas formée, n’est pas réelle. Et tous ces traits, je les ramène au rapport que voici : improbité, mais d’abord, insuffisance de pensée. Sachant et honnête, depuis longtemps il aurait changé son sort… Quelques mots encore pour terminer cette partie de mon exposé, un peu décousue, dépourvue d’art et (le méthode, brutale, de plus, sous la poussée du sentiment. L’essentiel est que l’idée soit juste ; peut-être l’aurais-je gâtée en la présentant autrement.
Dès le premier jour, le caractère du mouvement en Russie, la mentalité de ceux qui s’en emparaient ou l’appuyaient apparurent par un signe certain : l’embrigadement d’une « Garde Rouge ». La couleur y fait peu, imposer sa raison par la force, c’est méconnaître les forées de la raison. L’Histoire nous renseigne et la psychologie ne laisse pas de doute à cet égard : la distance — s’il en est une — est bientôt franchie qui sépare le soldat du prétorien.
Tyrannie, le bolchevisme ; tyrannie, à l’égard de tous les despotismes, et suivie des mêmes effets. On ne courbe pas une nation sous le joug de telles pratiques sans qu’elle en garde le pli, sans qu’elle en reste un peu plus avilie, corrompue et, pour longtemps, faible, timorée dans la conduite de ses destinées, la proie de tous les aigrefins. Voilà pour les jours à venir. Dans le présent, voici encore : pauvreté accrue, désordre superficiel, trouble profond, le désarroi partout. Traduite en faits, c’est là exactement la première application du marxisme ou communisme à base autoritaire. Marx, fut un esprit robuste et lourd, sans hardiesse : le bœuf au labour, à l’exception (l’un seul, prisonnier volontaire de la doctrine, mais dont le génie, malgré soi, en faisait craquer le cadre, ses disciples ne l’ont pas surpassé.
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La Révolution, recours spontané à la force contre des iniquités trop flagrantes, intolérables, autrement dit la Révolution considérée comme un coup de main ou une suite ou un ensemble de coups de mains, quel peut être son degré d’imminence ? Il y a nécessité de se le demander, car cet appel constant : Révolution ! Révolution ! finira par excéder lecteurs et auditeurs si, aujourd’hui comme hier, la chose est éternellement toute proche — de même que chez le barbier légendaire : toujours pour demain.
La Révolution, tout de la situation y prête ; mais, dans le peuple, dont l’intérêt serait d’aller à elle, la plupart sont des suiveurs : ils n’iront pas d’eux-mêmes. Par contre, une fois lancés, ils arrivent vite aux méfaits auxquels on doit s’attendre de la part d’esprits peu ouverts, ne voyant dans cet événement que l’occasion de satisfaire un instinct de déprédation. Cause d’échec, et la plus redoutable : la répression y prend son excuse, la réaction tin renouveau de vigueur. Quant aux meneurs, ils ne sont pas pressés, ils s’accommoderaient de provisoire. La Revue Anarchiste, dans son enquête sur le fonctionnarisme syndical, a parfaitement montré leur influence délétère, l’émasculation de la classe ouvrière — sous prétexte d’une entente avec le patronat, entente qui jamais ne se fit dernier… Je les ai vus à l’œuvre, ces conseillers, grands rhéteurs, dans une coopérative assez importante de production et de consommation ; ils y ont introduit l’insincérité — jusque dans les écritures — le batelage, les vilaines mœurs du mercantilisme. Syndicalisme, coopération, ils vivent là comme rats dans un fromage. Sérieusement, pensez-vous que la Révolution puisse venir par eux ? Vous remarquerez que je n’envisage dans cet examen que le prolétariat groupé. Je ne parle pas des isolés, ils comptent pour peu ; des politiciens moins encore, ils ne comptent pas.
Une autre catégorie, qui accueillerait avec satisfaction l’avènement d’un ordre nouveau, c’est la Libre-Pensée. Elle subit longtemps l’influence de la politique, elle s’en est peu à peu libérée. Elle est faite de socialistes, d’anarchisants et, en majeure partie, d’anticléricaux vieux style. Braves gens animés d’un pur prosélytisme… J’ai déjà parlé d’eux. Leurs habitudes d’esprit les prédisposent, non pas à l’emploi de la violence, mais plutôt à la persuasion. L’Anarchie trouverait dans leurs groupes, non seulement des adeptes, mais aussi d’excellents propagandistes.
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Le syndicalisme, je reviens à lui, le syndicalisme : artisans, techniciens, manouvriers, travailleurs du sol et du sous-sol, marins et mariniers, ceux des transports, de la spécialité artistique, tous m’apparaissent comme ayant, dans la période de transformation, le rôle à remplir le plus promptement, le plus immédiatement utile : actionner le fonctionnement économique social, assumer la succession du monde actuel défaillant. Point d’autre moyen d’y parvenir, je le répète, que la pratique quotidienne en s’informant de tout ; ils sont bien placés pour acquérir ce complément de connaissances, puisque les rouages de la machine immense marchent sous leurs peux. Les compétences doivent y être nombreuses. Étant une exception, ces hommes se croiraient bientôt providentiels, indispensables, deviendraient dédaigneux de la foule : l’élite ouvrière, une autre aristocratie. Nombreuses donc, variées et toujours prêtes. Ce jour-là, peut-on dire, tout aussi sera prêt du même coup.
Également, les coopératives représentent un adjuvant précieux pour la préparation à la vie nouvelle. Elles le seront encore bien mieux, si l’administration s’y maintient — ou revient, s’ils l’ont abandonnée — aux mains des camarades francs et dévoués, investis d’un court mandat, afin que tous ou presque tous se mettent au courant de la besogne. Le peuple y apprend à faire ses affaires soi-même.
J’arrête là ma dissertation. Une historiette ou, du moins, l’enseignement qui en ressort résumera les deux derniers points. Propos et circonstances, l’anecdote est aussi brève qu’instructive :
Oubliant cet avis, alors étalé en tous lieux : « Parlez peu, pensez moins », nous causions de la guerre, de ses funestes effets, les pertes en hommes et en argent, lorsque, à la vue d’un édifice de prétentieuse apparence, quelqu’un s’exclama : « Les nouveaux enrichis se mettent bien ; on voit qu’ils n’ont pas travaillé pour le roi de Prusse ! » Le sourire de complaisance accordé à ce facile jeu de mots aurait dû en être l’unique résultat ; il fut suivi d’une seconde manifestation. Piqué par le trait, un autre compagnon de route, jusque-là muet dans son coin, entra dans la conversation et y mit fin du même Coup, chacun éprouvant quelque surprise de cet exorde, au moins singulier :
« Le nombre des morts se chiffre par millions, mon pécule aussi — travaille-t-on pour s’appauvrir ?…
« Avec des chances différentes (toute action comporte son aléa), nous avons, eux et moi, collaboré à la défense commune, fait face d’heure en heure aux nécessités du jour. Ils ont servi, honoré le pays à leur manière, je l’honore et le sers à la mienne. Ma fortune, et je la voudrais plus considérable encore, affermit, j’allais dire étançonne, pour sa part, le crédit de la nation, que le monde des affaires, bon calculateur, évalue, non pas à la mesure des gestes héroïques, mais sur la base plus pratique de nos ressources financières »
Puis, après un court silence :
« Les esprits organisateurs, les hommes d’initiative sont, en quelque sorte, les gérants de l’avoir social ; qu’ils en soient aussi les détenteurs, rien de plus logique ni de plus légitime. Cette prérogative a sa contrepartie : par le seul jeu des intérêts, la moindre infériorité fait déchoir, tôt ou lard, ces privilégiés de leur fonction. Et c’est ainsi que dans l’ensemble, la direction reste aux mains des plus habiles. »
Il se leva et descendit, nous étions à la station voisine.
— Ce monsieur serait-il le propriétaire de l’espèce de château remarqué tout à l’heure, questionna l’un de nous.
— Lui-même, répondit le voyageur dont les paroles avaient amené cet incident.
J’ai rapporté la thèse fidèlement. Faut-il croire que la masse productrice est incapable de se diriger elle-même ? On peut, dans tous les cas, compléter le discours de celle conclusion, qui s’y trouve implicitement contenue :
« Si nos services vous paraissent trop chers, essayez de vous en passer. »
On ne saurait mieux dire.
[/Édouard