C’était au « Pays des Gueux ». À Perpignan. En 1900. En pleine révolte des fils de la Vigne. Les rues, hérissées de pancartes rouges, résonnaient d’éclats de clairons et roulaient soudain des rumeurs de foule. Des patrouilles de soldats martelaient les pavés aigus. Toute dehors, dans le soleil de juillet, la petite ville acclamait l’héroïsme des culs-terreux.
À travers la foule où luisaient des yeux de haine dans des masques durs, nous allions, l’ami Pellegrin et moi, tout étonnés de ce brusque réveil des Campagnes, de cette invasion de vieilles femmes traînant leurs marmailles boueuses, de solides gars, aux gestes décidés, portant sur leurs larges épaules leurs gourdes et leurs petits tonneaux.
Nous passions sur la place des Augustins ; une de ces placettes difformes de province, toute en recoins. Autour des chariots arrêtés, les paysans discutaient à voix haute, dans nette langue catalane aux mots sifflants, pleine de jurons imagés. Sur le pas des portes, des femmes et des filles d’ouvriers, en jupons courts, avec leurs tabliers jaunes et rouges claquant en plein soleil, les encourageaient du sourire brillant de leurs grands yeux noirs.
— « Mon ami, reprit Pellegrin, ceci est rare et beau. Ce sont des simples et des ignorants ; c’est à peine s’ils pourraient se faire comprendre des ouvriers du Nord, des révoltés des Usines de Paris ; — et cependant regarde, il vient de se produire spontanément, en pleine souffrance, dans ces esprits endormis depuis des siècles, un réveil admirable du grand instinct de Vie qui pousse les hommes à la révolte.
Voilà cette foule. Eh bien ! je vais te faire connaître un artiste qui vient d’elle, qui a souffert toutes ses misères, qui s’est ennobli, comme elle, en ne voulant plus les supporter, et qui veut devenir par la force de ses visions volontaires, celui qui aidera les grands gestes de délivrance de cette foule.
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— « Bonjour, Manalt ; Célestin est-il là ? » À la devanture grise d’une vieillotte épicerie de la place, nous trouvons, au milieu d’un cercle d’auditeurs, un petit homme, tout feu tout nerfs, remuant ses poings serrés, et branlant passionnément sa tête grise découverte. C’est à peine s’il nous entend ; cependant, dans l’ardeur de sa discussion, entre deux mots ronflants comme un tonnerre, il nous répond : « Oui. Oui !… Ah !… Mon frère… Célestin — en haut… toujours… »
Nous montons… — Il est des intérieurs qui semblent respirer les passions et les souffrances des êtres qui les habitent. À chaque fois que l’on me parlera de Célestin Manalt, je me rappellerai l’interminable montée, à travers l’escalier de bois de la vieille maison. Au fur et à mesure des marches gravies, s’éteignaient les éclats de voix des discussions de la rue ; c’était une obscurité silencieuse que coupait seulement, à chaque palier, sur les portes entr’ouvertes, l’apparition d’un feu de bois dans les cuisines noires où l’on fait la soupe, des pleurs de marmots que l’on torche, la plainte monotone d’une vieille femme, toute une misère étouffée que l’on devinait, en montant.
Tout en haut, au dernier palier, nous étions chez Célestin Manalt.
Une chambre d’ouvrier de province. Un vieux lit ; quelques chaises ; des murs gris. Mais immédiatement, dès l’entrée, sans que j’ai vu encore l’artiste caché derrière une chevalet, je vis que la Grandeur se mêlait à cette simplicité pauvre, qu’un héroïsme intérieur avait transfiguré la banalité de ce décor. Dans un coin sombre, une figure de plâtre fixait des yeux singulièrement volontaires ; sur les murs, en bas-reliefs, des poings se crispaient, des membres se tendaient. Toute une symphonie latente de gestes esquissés semblait monter en sourdine dans le demi-jour de cette chambre.
— « Manalt, je vous amène un ami qui vous comprendra, s’exclama Pellegrin. Montrez-lui vos œuvres. »
Interrompant son dessin, le sculpteur, simplement, me tendit la main ; et je vis, telle que je l’attendais, sa franche figure d’artisan où rêvaient des yeux d’artiste.
— « Je vais vous montrer mon travail, puisque vous le voulez », répondit-il…
Et ce fut pour moi la révélation de toute une sculpture jaillie spontanément de la souffrance d’une race. La sculpture d’un prolétaire.
D’abord, il me montra ses œuvres de début. Je regardais… Célestin Manalt, anxieux, épiait mon regard, craignant d’essuyer encore une fois, la moquerie cinglante de quelque dilettante — C’était naïf, rugueux, gauche parfois ; mais la volonté d’une époque, l’affranchissement d’une individualité se synthétisaient dans ses œuvres.
J’admirais… Alors je levais les yeux sur l’artiste ; et je vis, dans cette figure tirée par la souffrance, une telle fierté simple, une telle gravité spirituelle que je songeais soudain, en le voyant ainsi, aux pauvres artisans inconnus du Moyen-Âge qui pieusement édifièrent les Grandes Cathédrales.
[|II|]
L’œuvre d’art n’est pas la copie de la Vie présente ; parce que l’art est la vie toute entière, la vie passée aussi bien que la vie en puissance, la vie telle que l’artiste doit la créer, en lui par ses harmonies de pensées, dans l’esprit des autres par les visions que son œuvre suggère, telle qu’il doit la vouloir et l’imposer par la persuasion de son génie. C’est en cela que l’art est vraiment une force active de création. L’artiste de génie utilise, en des sensations journalières, vécues, ce qu’il a de commun avec les hommes de son temps, pour leur révéler une nouvelle synthèse de sensations ou d’idées, une vision originale. Ainsi s’explique l’incompréhension totale par la foule de l’œuvre des grands artistes précurseurs : Wagner et Debussy en musique, Renoir, Raffaëli, Claude Monet, Cézanne et Picasso en peinture ; Verlaine et Rimbaud en poésie, Rodin en sculpture, ont été, à leurs débuts, très logiquement, nécessairement méconnus. Ils ont fort heureusement surpris le goût du public. Ils ont suscité des mouvements d’indignation qui ont secoué la conscience humaine. Mais cet étonnement même a provoqué une transformation de la vision commune. Par la ténacité de leur volonté de voir originalement, par la force de leur individualité, ils ont réussi à convaincre l’esprit des hommes, à leur donner la magique illusion qui rend réel et normal ce qui apparut au premier abord fantastique.
Mais l’illusion artistique, la vision ne se grave profondément dans l’imagination des hommes et ne devient pas vivante si elle est superficielle, inféconde. La conscience des hommes a une tendance éternelle, infinie, à s’élargir. Elle a soif d’espace ; elle a faim d’action. L’œuvre d’art vraiment créatrice est celle qui lui donne les sensations les plus riches, la joie la plus haletante, le désir le plus irrésistible de vivre et de créer.
Pour répondre à cette volonté des hommes l’artiste doit surpasser cette volonté. Il doit réaliser un double prodige.
D’abord c’est un prodige de sensibilité et d’enthousiasme. L’artiste doit avoir vécu la vie quotidienne, des hommes, avoir souffert de leurs pauvres souffrances, aspiré de leurs espoirs chimériques. Il doit connaître ses ascendances personnelles, son propre tempérament, et choisir son milieu d’observation. Il doit avoir conscience aussi des immenses correspondances de nos impressions naturelles ; il doit connaître l’émotivité de ses contemporains, les aspirations de son temps, le roman journalier de l’humanité, et les complexités infinies de l’écheveau de la pensée humaine avant de songer à transformer la pensée humaine. Il ne doit pas oublier, non plus, que nous sommes de la Nature, que des souvenirs et des besoins indispensables nous lient à la matière ; il doit connaître l’humanité, son mal et son espoir, son inharmonie présente et son désir d’harmonie ; il doit être humain avant de songer à créer de l’humain.
Alors seulement, l’artiste peut songer à réaliser l’autre prodige : le prodige de volonté et de création d’où jaillira l’œuvre forte.
L’œuvre d’art est l’affirmation la moins relative de notre moderne conception de l’« être ». Les métaphysiques concevaient l’existence comme un absolu, comme un arrêt de mouvement, comme une beauté aux lignes immuables, comme un bien pur de tout mélange. La Vie Moderne, ses exigences et ses luttes, nous ont appris que 1’« être » consistait au contraire dans une multiplicité de rapports saisie par une unité de conscience, par une force d’individuation. Pour l’esprit contemporain rien n’est absolument, isolément : toute chose existe d’autant plus qu’elle réalise plus de connexions. L’artiste vraiment créateur est celui qui sait donner à son œuvre la force d’évocation la plus émouvante et la plus étendue, afin qu’elle soit, dans l’esprit des hommes, comme une pierre jetée dans l’eau, l’occasion d’un rayonnement infini d’ondes concentriques.
Sensibilité enthousiaste, volonté créatrice, tels sont les deux prodiges incessants de l’art.
Par cette étude, nous voulons montrer comment on peut trouver, dans les conditions mêmes de l’art, l’occasion d’un art des temps nouveaux, puisant son inspiration aux sources vivifiantes du réel et renouvelant, avec sa pensée matérialiste, la formidable poussée d’enthousiasme artistique du Mysticisme médiéval.
L’œuvre du sculpteur-artisan Célestin Manalt nous servira parfaitement à discerner les tendances constitutives d’une esthétique libertaire.
[|III|]
Quelle est la nature de l’inspiration de Célestin Manalt ; quel est son tempérament d’artiste ; à quelles sources a‑t-il puisé les idées qu’il réalise dans ses œuvres ?
Manalt est un travailleur de l’art. Il est un prolétaire, un Moderne. Il n’a pas subi l’emprise artificielle des demi-éducations bourgeoises. Son âme toute neuve a mûri, excellemment, les bonnes semences de la réalité. Il n’a pas connu cette obsession de l’antiquité qui inonde nos places et nos musées d’allégories mortes, vides de sens ; loin des Écoles et des amphithéâtres, il a vécu tout simplement de la vie douloureuse du travailleur, mais il a ouvert les yeux tout grands sur les spectacles quotidiens.
À toutes les époques, l’art est une expression de la lutte de la Conscience humaine contre les forces qui veulent s’imposer à elle comme fatalité. Les périodes de l’Art sont comme les actes d’une immense tragédie : la tragédie de l’esprit, conquérant sa liberté.
Tout l’art antique est nécessairement et admirablement rempli par les transes de l’homme sous la domination des Dieux, par les tourments des Dieux sous l’emprise formidable du Destin. Pour l’imagination des Grecs, et des Latins, les statues des Zeus, des Vénus, des Vulcains, des Mercures, n’étaient pas de simples allégories, de froides allusions. Elles exprimaient des réalités vivant fortement dans la conscience des hommes ; elles correspondaient à des passions, à des souffrances, à des volontés ; elles provoquaient de véritables émotions, en remuant les croyances des hommes, en évoquant les visions de tout un monde d’illusions où le peuple avait illustré son inaltérable croyance d’un Monde d’harmonies.
Puis ce furent les temps des ardentes cathédrales où les artistes du Moyen-Âge réalisèrent génialement les élans des âmes chrétiennes vers un ciel de beauté, les affreux cauchemars où leur foi se débattait parmi les tentations de la chair. Et ce fut encore un Art vivant, puisé aux sources fécondantes du réel. Les nefs s’élevèrent superbement vers le Ciel, mais lourdes de péchés, chargées des visions effarantes de la souffrance terrestre. Les gargouilles grimacent de leurs faces torturées et, penchées vers la terre noire, semblent retenir encore l’élan harmonieux des tours vers le Ciel bleu. L’Esprit du Mal, la tentation démoniaque a remplacé le « fatum », « l’anagké ». L’âme des hommes est tourmentée encore une fois par une force anonyme et formidable, elle lutte, et l’art du Moyen-Âge exprime l’effort surhumain de toute une foule de consciences avides de s’arracher à l’étreinte brûlante des griffes de l’Enfer.
Mais voici les Temps Modernes. Les Dieux ont déserté le Ciel. L’imagination éternelle des hommes ne transporte plus ses rêves du Meilleur dans les nuages de l’Au-delà. Orgueilleusement elle se forge un Avenir d’harmonie où charpie homme serait un Dieu. Les sciences révèlent le grouillement universel et dynamique des choses naturelles ; elles nous convainquent de l’unique beauté de vivre, en nous dévoilant notre rôle dans l’évolution des êtres. En nous rendant à la Nature, elles nous donnent la volonté d’être la force la plus intense et la plus influente de toutes les forces naturelles. L’individu en apprenant qu’il n’est qu’un foyer d’action, sent frémir en lui le désir de faire briller ce foyer immortellement.
L’homme moderne a la volonté d’user de ses forces, de cueillir tous les fruits que la Vie peut mûrir, de conquérir son bonheur terrestre, car il sait bien qu’il ne peut y en avoir d’autres. Mais la Mort et ses puissances jetées en bas du Ciel, le poursuivent jusque sur sa terre. Il est encore des consciences qui n’ont pas senti la beauté du vouloir individuel ; elles se sont enfermées dans le bastion des préjugés et des idées métaphysiques. Forces d’ignorance et de laideur, elles opposent le passé de domination à l’avenir de liberté. Voici les nouveaux Dieux des temps présents : la Société, l’État, l’Autorité, la Loi ; voici le nouveau destin qui les guide : le capital. Mais la volonté des hommes est arrivée à renverser les puissances du Ciel, elle renversera bien celles de la terre ; elle s’est endurcie à la lutte contre les Dieux, elle est forte aujourd’hui d’avoir trop souffert, et il ne lui faudra plus qu’un bon élan d’enthousiasme et d’amour pour briser les vieilles idoles des peuples, se dégager des entraves artificielles, et ne plus connaître que la grande et bonne lutte pour la Vie, non plus contre les hommes, mais contre les seules nécessités naturelles de l’eau, de l’air et de la terre.
L’œuvre de Célestin Manalt est une illustration de cette époque moderne de l’évolution de la Conscience humaine. Son art veut exprimer les sentiments d’une génération de travail et de révolte se dégageant douloureusement mais avec fierté de l’emprise des fausses nécessités sociales.
Car Célestin Manalt est bien l’ouvrier de son œuvre. Ses sculptures sont sobres et simples comme lui, rugueuses presque ; leur force est toute entière dans cette simplicité ; elles ne sont qu’un geste, mais ce geste est lié à tant de souvenirs de souffrances et de luttes, à tant d’aspirations humaines, qu’il nous semble illuminer, d’un seul coup, toute la Vie d’une race, tout l’avenir d’une génération.
Célestin Manalt a vécu la vie pénible et terne du prolétaire intelligent. Avant de connaître la souffrance de l’artiste isolé, il a longuement subi les pauvres tourments de l’ouvrier contraint aux besognes lassantes et quotidiennes. Il a passé trente années à peiner douloureusement pour gagner son pain.
Et pourtant il sentait, en lui, des volontés tumultueuses de création et d’harmonie. Malgré les fatigues du métier, le soir, il lisait de belles pages qui l’illuminaient d’enthousiasme : Zola, Mirbeau, Philippe… Puis il connut J’enchantement de la musique et, tout seul, pendant les nuits froides, patiemment convaincu, il apprit le violon et se joua des airs qui lui faisaient oublier la laideur du lendemain. Mais le lendemain revenait, plus horrible encore, après les rêves de la Nuit. Alors il apprit à haïr ce qui le repoussait ; il voulut un art où il exprimerait sa révolte contre les forces anonymes qui le traquaient. Il voulut être sculpteur. Il comprit que rien n’était aussi dur et évocateur que les figures de pierre. Il se souvint des artisans enflammés du Moyen-Âge, qui, obscurément laborieux et enthousiastes comme lui, sculptèrent dans la pierre leur horreur de l’Enfer et leur désir du Ciel.
Il voulut être à son tour et pour les temps modernes, le Grand Ouvrier des bonnes haines et des rêves conscients, celui qui dresserait les inoubliables statues ébauchant les gestes de souffrance et de révolte des opprimés.
[|IV|]
Trois grandes œuvres synthétisent le tempérament artistique de Célestin Manalt.
Voici « le Méprisé ». Sauvagement campé sur ses fines jambes en arrêt, un enfant des faubourgs, au corps nerveux, relève sa face blême où luisent des yeux de souffrance sous un front volontaire. Les maxillaires saillants, il serre les dents ; tandis que, en un mouvement admirable de défense contrainte et de haine refoulée, ses petits poings osseux, au bout de ses bras d’enfant, semblent trembler de colère muette. Le bras gauche barre la poitrine et son geste agressif fait saillir la clavicule et avancer l’épaule. Le bras droit serrant le flanc est le geste qui retient la colère et donne une majesté silencieuse à la haine qui mûrit.
Ce n’est pas parmi les modèles d’Académies que Manalt a trouvé l’inspiration de son Méprisé. C’est dans la rue ; à la porte des usines où l’on refuse le travail, dans les défilés de grèves, dans le ruisseau, dans la louche promiscuité des mansardes de faubourgs, dans la Misère quotidienne où l’âme des enfants du peuple mûrit étonnamment quand elle ne sombre pas. Front têtu, mâchoire en avant et poings serrés, que nous présages-tu, petit méprisé ?… Seras-tu l’assassin que la souffrance aveugle et qui bondit, au hasard, au coin d’une rue sombre, sur le passant inconnu ? Seras-tu celui que le mépris écrase et que la colère enivre ? On ne sait pas, on ne sait pas ; ton front est bien dur et tes poings bien serrés ! Et cependant tes yeux pleins d’amertume semblent voir plus loin que ta propre colère ; tes petits yeux sont plissés si bizarrement sur tes joues contractées ! Peut-être se souviennent-ils d’avoir vu d’autres Méprisés ; peut-être rêvent-ils d’un Monde entier des Méprisés méprisant ce qui les méprise, relevant tous l’échiné et serrant tous le poing — et prenant, un beau jour, ce qu’on leur refusa. Peut-être rêvent-ils de tout cela, et de justice et de beauté ! On ne sait pas… On ne sait pas…
Voici la « Prostituée ». C’est une figure de la rue elle aussi ; une héroïne de cette tragédie de la Vie que l’artisan-sculpteur veut évoquer. Mais ici la douleur n’est plus muette. C’est la pauvre souffrance qui hurle son mal, naïvement.
Une femme, demi-nue, échevelée, tombée sur les genoux, écrasée sur le sol, allonge désespérément vers le Ciel, comme un drapeau d’appel à la Révolte, un bras immense au bout duquel frémit un poing plein de menaces.
Le Méprisé et la Prostituée sont les deux œuvres qui caractérisent le tempérament vraiment humain, vraiment moderne de Célestin Manalt. Elles sont les réalisations émouvantes d’une conscience développée aux heurts de notre société contemporaine, aux souffrances quotidiennes de la lutte pour la Vie ; elles expriment une nouvelle période du combat de l’homme contre les forces anonymes d’oppression ; elles continuent la grande tradition de l’Art glorifiant la volonté de l’individu se dégageant de l’empire formidable des mauvaises idoles du passé.
Une divinité, plus redoutable que 1’« anagké » des Grecs et que le Satan des Mystiques, tourmente les héros de ce nouvel Art. C’est un Dieu qui ne se contente pas de régner sur l’esprit des hommes, il règne aussi sur leur chair, sur leur ventre. Il ne décide plus de la destinée dans un Monde futur, mais de la destinée dans la Vie quotidienne. Il n’ordonne plus la damnation des Morts, mais celle des Vivants ; il ne s’attache ses fidèles ni par l’horreur de l’Enfer, ni par les remords de Conscience, mais par les labeurs éreintants, les sueurs de l’effort physique, la pour des coups, l’abêtissement, la faim et l’horreur de la Vie.
Célestin Manalt a sculpté dans la pierre des gestes de souffrance et de révolte qui consacrent encore une fois la beauté de la conscience humaine et du vouloir individuel, la force de délivrance de l’art, qui seuls, rendent l’homme vraiment digne de vivre.
Serait-ce que l’Artiste visionnaire croirait aux Paradis futurs où l’homme, délivré de ses mauvais génies, pourrait goûter en toute paix le bonheur absolu ? Que non pas. Son esprit est imprégné d’une philosophie naturelle et humaine qui lui rappelle à tout instant les profondes attaches de l’homme à la terre. Il sait que tout notre être doit son développement aux fruits de cette terre, que notre corps est le produit de leur assimilation, et que notre esprit lui-même doit sa raison et sa logique aux contacts incessants des nécessités naturelles. Comme les stoïciens de l’antiquité, nous distinguons les choses qui dépendent de nous de celles qui n’en dépendent pas. Mais nous avons élargi l’empire de notre volonté. Nous ne connaissons plus aujourd’hui d’autre nécessité que les nécessités matérielles qui nous donnent la vie physique et peuvent occasionner notre mort Celles-là seules ne doivent pas nous révolter. Cependant l’homme doit compter avec elles ; s’il se dégage des fausses nécessités de la Divinité et de la société, c’est pour réserver toutes les ressource » de su volonté, toutes les forces de son corps à la conquête sereine des vraies nécessités de cette nature qu’il n’arrive à vaincre qu’à force d’en saisir l’infinie richesse, de la comprendre et de revenir en elle.
Cette saine philosophie naturelle trouve son expression dans la troisième œuvre de Célestin Manalt : l’Homme et la Terre.
Imaginez dans un sillon profond de la terre, comme une plante formidable. Un homme dans l’attitude à la fois résignée et fière du paysan au travail. Tête basse, il lutte, comme un bœuf attelé à la charrue ; dans l’effort, sa croupe jaillit, son cou gonfle et les omoplates saillent. À gauche, il est pris, enserré par la terre nourricière ; là son corps ne forme qu’un bloc effrayant avec elle, et le bras y plonge comme la racine d’un arbre. À droite, d’une poussée de son bras lancé en avant et de sa jambe tendue en arrière, tous muscles tendus en un effort vigoureux, il se dégage superbement. Mais c’est en vain ; il a beau se contraindre, il est pris, il appartient à la terre. Ses yeux fixés au sol, expression brave et volontaire, montrent qu’il le comprend. Vraiment il ne doit pas avoir d’autre raison de vivre si ce n’est de devenir le plus harmonieux des produits de la terre. Il n’essaiera plus d’échafauder une vie future dans le Monde des Dieux, il n’aura plus l’orgueil stupide de vivre au-dessus des passions vivifiantes, de dédaigner l’action et de contempler, indifférent, les joies et les souffrances. Mais il voudra avec ardeur, pareil au plus bel arbre du Monde, sentir la poussée de toutes les bonnes sèves, puiser aux forces naturelles tous les éléments de son bonheur terrestre, étendre infiniment les racines puissantes qui le lient à la Matière, pour que les feuilles de ses branches gigantesques puissent frémir à la caresse des vents et à la chaleur dorée du soleil. L’homme fera de sa pensée et de son art les fleurs éclatantes de sa végétation harmonieuse.
[/André