La Presse Anarchiste

Erwin Szabó et la Révolution Hongroise

[(De temps à autre quelque révo­lu­tion­naire Hon­grois, condam­né à mort, réus­sit à s’échapper des griffes du régime de Hor­thy et erre à tra­vers les fron­tières par l’Europe. Il va d’un groupe de cama­rades révo­lu­tion­naires à un autre et tra­verse de nom­breux pays jusqu’à ce qu’il trouve enfin un lien de repos en Europe orien­tale ou occi­den­tale. Tibor For­gacz était un de ces fugi­tifs. J’ai fait sa connais­sance quelque part en Europe. Ce qui le fai­sait souf­frir très par­ti­cu­liè­re­ment, lui qui était déjà si éprou­vé, ce fut le sort de sa femme. Après « a fuite celle-ci avait été empri­son­née pour acti­vi­té révo­lu­tion­naire et était expo­sée aux pires repré­sailles. Grâce à l’aide de bons cama­rades, elle réus­sit à s’échapper, et tous deux se seront bien, retrou­vés quelque part.

Un jour Tibor For­gacz écri­vit ses sou­ve­nirs sur Erwin Szabó et le mili­ta­risme en Hon­grie. Ils sont d’un charme naïf. Il les lais­sa à un cama­rade. Un autre camarde les eut à son tour et ils res­tèrent incon­nus jusqu’au jour où je trou­vai ces sou­ve­nirs et les publiai dans « De Wapens neder ». Ils me semblent assez impor­tants pour être repro­duits dans la presse révo­lu­tion­naire anti­mi­li­ta­riste inter­na­tio­nale. Ils parlent de réa­li­tés pour éveiller une vie nou­velle et meilleure.

B. de Ligt.)]

La guerre mon­diale durait encore, lorsque mou­rut Erwin Szabó.

Déjà la monar­chie trem­blait. Ce n’est qu’à l’aide des baïon­nettes qu’elle pou­vait encore se main­te­nir. Cette guerre, si longue déjà, tirait à sa fin. Szabó, ce cham­pion de la véri­té, n’a pas pu voir le grand jour du bou­le­ver­se­ment. Tout son être trem­blait du feu des évé­ne­ments qui allaient venir. Tout était en pleine décom­po­si­tion et, l’âme trou­blée, Sza­bo atten­dait la fin du mili­ta­risme : la révo­lu­tion ! Il savait qu’elle devait venir. Et il lut­tait fié­vreu­se­ment contre sa mala­die. Entre temps les armées des Amé­ri­cains et de nou­veaux dan­gers du côté des Rou­mains mena­çaient, de sorte que la monar­chie aus­tro-hon­groise cher­chait — quoique vai­ne­ment — à obte­nir une paix sépa­rée. Déjà le mot du pré­sident des ministres hon­grois : « La monar­chie vit et elle vivra » son­nait creux, lorsque Erwin Szabó gisait sur son lit de mort, déses­pé­ré, assoif­fé de vivre et dési­rant ardem­ment être encore là pour voir la chute du mili­ta­risme. Dans les der­niers jours de sep­tembre, lorsque com­men­cèrent les ter­ribles offen­sives de l’Argonne et de la Piave et que s’enflammaient les fleurs rouges de la révo­lu­tion, il mourut.

Qui était Erwin Szabó ? Nous pou­vons peut-être dire qu’il était le Dome­la Nieu­wen­huis hon­grois. Il avait vu le dan­ger latent de la social-démo­cra­tie et il a dénon­cé leur phra­séo­lo­gie poli­tique. Il com­pre­nait que la puis­sance du mou­ve­ment pro­lé­ta­rien serait bri­sée. C’était un lut­teur aux larges pré­vi­sions qui se pré­pa­rait pour une longue suite de révo­lu­tions. En cas de bou­le­ver­se­ment il vou­lait sur­tout la conquête des moyens de pro­duc­tion pour ser­vir à une pro­duc­tion basée sur la libre entente des inté­res­sés. Et c’est pour­quoi il conti­nua sa puis­sante pro­pa­gande anti­mi­li­ta­riste pen­dant la guerre mon­diale et il fut un des prin­ci­paux hommes par l’action des­quels le mili­ta­risme hon­grois s’écroula.

À la fin de l’année 1915, Erwin Szabó et ses col­la­bo­ra­teurs mas­cu­lins et fémi­nins avaient com­men­cé la lutte dan­ge­reuse pour orga­ni­ser la grève pour la paix et contre la guerre. Déjà les ouvriers s’étaient détour­nés de leurs soi-disant chefs. Et c’est contre la volon­té des chefs du par­ti social-démo­crate qu’éclata, au milieu d’une forêt de baïon­nettes, la grève mili­taire de mil­liers de tra­vailleurs. « À bas la guerre », « À bas le mili­ta­risme », « Nous exi­geons la paix immé­diate », lisait-on sur les dra­peaux. Il y avait des gré­vistes dans tous les pays. Alors sur­vinrent les chefs social-démo­crates qui firent tout ce qu’ils purent pour bri­ser la force de ces exi­gences. Que de fois crièrent-ils à la masse : « Le suf­frage éga­li­taire uni­ver­sel et secret ». Mais cette fois-ci leur manœuvre ne leur réus­sit pas. Cette fois-ci ils ne purent main­te­nir leur auto­ri­té sur les masses. La grève conti­nua. Le gou­ver­ne­ment ras­sem­bla à Buda­pest et dans toutes les villes indus­trielles des sol­dats, des canons et des mitrailleuses.

Trois jours après, mal­gré l’élan révo­lu­tion­naire qu’elle avait pris, la grève per­dit son ampleur. Pour­quoi ? Parce que les social-démo­crates avaient com­men­cé à par­le­men­ter. Mal­gré cela eux aus­si y per­dirent. Dès ce moment la dis­ci­pline du par­ti avait vécu. Les ouvriers des grandes villes indus­trielles conti­nuèrent la grève. On peut d’ailleurs se repré­sen­ter com­ment cette pre­mière ten­ta­tive anti­mi­li­ta­riste des ouvriers hon­grois fut anéan­tie par l’action cri­mi­nelle des chefs social-démocrates. 

La grande grève anti­mi­li­ta­riste était bri­sée. Mais Erwin Szabó et ses cama­rades conti­nuèrent leur action. Leur influence s’infiltra jusque dans les rangs des sol­dats. De petits groupes se glis­saient dans les casernes, les gares et les hôpi­taux pour influen­cer les sol­dats. Tous les membres mili­taient avec un cou­rage incroyable et un superbe esprit d’abnégation et de sacri­fice. Jour par jour, nuit par nuit, l’agitation conti­nua et des tracts anti­mi­li­ta­ristes furent dis­tri­bués, notam­ment aux sol­dats qui allaient rejoindre le front. Les résul­tats étaient tan­gibles. De jour en jour le nombre des déser­teurs s’accroissait. Plu­sieurs com­pa­gnies ne purent par­tir parce que la plu­part des sol­dats avaient dis­pa­ru. Les cama­rades conti­nuaient leur pro­pa­gande avec les plus belles perspectives. 

Et alors…

Au prin­temps 1916, la police de Buda­pest avait décou­vert le centre de l’organisation. Presque tous les membres du groupe Szabó furent empri­son­nés. Mais les cama­rades firent tout le néces­saire pour que Szabó lui-même ne tom­bât pas dans les mains de la police. Et l’agitation continua.

Entre temps on publia les condam­na­tions à mort contre les agi­ta­teurs et les déser­teurs. Mais le mou­ve­ment ne s’affaiblit point, il s’accrut. À tout moment des grèves par­tielles écla­taient. Des dif­fé­rents fronts des nou­velles arri­vaient disant que la dis­ci­pline mili­taire se relâ­chait. Le mécon­ten­te­ment allait gran­dis­sant. Les conseils de guerre tra­vaillaient sans relâche. Tous les jours on exé­cu­tait des condam­nés. Le com­man­dant mili­taire de Buda­pest, Luka­sic — ses propres offi­ciers l’avaient sur­nom­mé « le lâche bour­reau » — envoyait sans pitié les déser­teurs et agi­ta­teurs à la mort.

Mais le mou­ve­ment pre­nait de plus en plus d’ampleur. Une fois, les ouvriers des usines métal­lur­giques de l’État entrèrent en conflit avec la direc­tion. Le com­man­dant mili­taire essaya de résoudre ce conflit en fai­sant tirer sur les ouvriers. Il y eut des morts et des bles­sés. Déjà quelques heures après, des grèves de soli­da­ri­té écla­taient. Elles englo­bèrent toute la Hon­grie. Pen­dant huit jours les tra­vailleurs lut­tèrent héroïquement.

Entre temps le mou­ve­ment anti­mi­li­ta­riste reçut un grand appoint. Les forces révo­lu­tion­naires com­men­cèrent à s’organiser effi­ca­ce­ment, mal­gré de grandes dif­fi­cul­tés et à tra­vailler d’après des plans fixés d’un com­mun accord. Les mate­lots se sou­le­vèrent à Pola. Les sol­dats du front ita­lien se muti­nèrent. Une crise gou­ver­ne­men­tale s’ensuivit. À ce moment sur­vint la mort d’Erwin Szabó. Il mou­rut, mais son esprit sur­vé­cut. Les grou­pe­ments révo­lu­tion­naires orga­ni­sèrent une superbe démons­tra­tion anti­mi­li­ta­riste. Une masse énorme vou­lait aller devant la mai­son du grand-duc. Les rues furent bar­rées avec l’armée et la police. Mais les mani­fes­tants bri­sèrent leurs cor­dons. Les sol­dats lais­sèrent pas­ser le peuple et lorsque les offi­ciers com­man­dèrent le feu, ils refu­sèrent de tirer. Alors la police fit feu deux fois. Des morts ! Des bles­sés ! La colère du peuple fut indes­crip­tible. Le len­de­main les ouvriers for­cèrent les armu­re­ries et les arse­naux et s’armèrent. Le gou­ver­ne­ment — auquel par­ti­ci­paient aus­si deux social-démo­crates — ordon­na à la police de faire des per­qui­si­tions dans les mai­sons d’ouvriers et de confis­quer les armes. Mais la police, qui crai­gnait la ven­geance des ouvriers à cause de la ren­contre san­glante du jour pré­cé­dent, refu­sa l’obéissance. La réper­cus­sion fut énorme. La révo­lu­tion anti­mi­li­ta­riste était déjà en l’air et s’approchait… L’esprit d’Erwin Szabó por­tait ses effets…

Dans l’après-midi du 30 octobre, la nou­velle se répan­dit que le com­man­dant mili­taire essayait d’éloigner les troupes à ten­dances révo­lu­tion­naires de Buda­pest. Sous la direc­tion d’un géné­ral, les troupes de police firent pri­son­niers, dans la même après-midi, le comi­té des sol­dats révo­lu­tion­naires. Mais le peuple les déli­vra des mains de la police. Luka­sic tré­pi­gna de colère. Le soir, une grande masse, chan­tant des chan­sons révo­lu­tion­naires, par­cou­rait les rues. La masse s’accroissait tou­jours et mar­chait sur le local dans lequel le Conseil natio­nal tenait ses déli­bé­ra­tions. Ce conseil avait été for­mé quelques jours aupa­ra­vant. Il était le résul­tat d’une coa­li­tion de bour­geois et de social-démo­crates, qui crai­gnaient la révo­lu­tion et vou­laient chan­ger le gou­ver­ne­ment pour nom­mer le comte Michel Karo­lyi pré­sident du Conseil des ministres.

Dès ce moment le comi­té révo­lu­tion­naire com­men­ça à fonc­tion­ner offi­ciel­le­ment. La nou­velle était par­ve­nue que Luka­sic vou­lait éloi­gner les deux der­nières com­pa­gnies révo­lu­tion­naires. « Rete­nez-les ! » fut le pre­mier mot d’ordre du comi­té révo­lu­tion­naire. Et la masse mar­cha sur la gare.

Les minutes pas­saient. Était-ce la mort ou la vic­toire ? — Et… à peine une heure après, — écou­tez : des chan­sons révo­lu­tion­naires… les deux com­pa­gnies de guerre appa­rurent. La masse pleu­rait et jubi­lait. Ain­si, à minuit, le comi­té révo­lu­tion­naire avait ses propres sol­dats et ceux-ci occu­pèrent la cen­trale télé­pho­nique, les gares, les bureaux des postes et tous les points impor­tants. Tout ceci se pas­sait pen­dant que les membres du conseil natio­nal, les révo­lu­tion­naires bour­geois et social-démo­crates dor­maient, — comme toujours.

Lorsque ces mes­sieurs les révo­lu­tion­naires offi­ciels apprirent de bon matin tous ces évé­ne­ments, une petite troupe de sol­dats avait déjà dépo­sé le com­man­dant de la ville et désar­mé les gardes. Luka­sic et tout son état-major furent faits pri­son­niers. D’une façon mira­cu­leuse, le par­ti social-démo­crate et le conseil natio­nal chan­gèrent leurs concep­tions et étaient prêts à for­mer un gou­ver­ne­ment révolutionnaire.

La ville avait dor­mi. Toute la nuit la pluie avait tom­bé, les ponts, les casernes, les maga­sins d’approvisionnement, les postes de police étaient rapi­de­ment tom­bés entre les mains du comi­té révo­lu­tion­naire. Lorsqu’on se réveilla, le matin, on s’aperçut, tout à coup, que le sys­tème, qui avait fait de la masse des tra­vailleurs les ser­vi­teurs et les esclaves de la guerre mon­diale, s’était écrou­lé. Il s’était écrou­lé par le tra­vail d’un petit groupe de révo­lu­tion­naires. Les membres de ce groupe avaient mili­té sans peur, à l’ombre du poteau d’exécution, jusqu’à ce qu’ils eurent atteint leur but : la des­truc­tion du mili­ta­risme et la fin de la guerre.

Le mili­ta­risme et la guerre étaient finis. Un sen­ti­ment de bon­heur et de liber­té ani­mait les gens. Le len­de­main, le nou­veau ministre de la guerre pro­cla­mait son pro­gramme : « Moi, ministre de la guerre, je ne veux plus voir de soldats ».

Ceci fut la pre­mière révo­lu­tion hon­groise. Ce fut une révo­lu­tion pure­ment anti­mi­li­ta­riste, dont le but unique était la des­truc­tion du mili­ta­risme et la fin de la guerre. Et ce fut vrai­ment une révo­lu­tion de la liber­té. Elle eut, de par sa nature, encore un autre côté qui se fit jour plus tard. Je ne veux pas en par­ler ici. En tout cas les anti­mi­li­ta­ristes hon­grois ont fait leur devoir.

[/​Tibor For­gacz./​]

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