III. Une empêcheuse de voler en rond
Voici donc Isabelle Eberhardt sur la terre algérienne. Nous sommes en 1897 ; elle a vingt ans à peine ; elle est seule au monde et sa mère et son oncle étant morts, elle possède une petite fortune. Après un court séjour à Bône où elle apprend assez d’arabe pour se passer d’interprète, elle commence, sous ce ciel d’Afrique dont elle est depuis si longtemps amoureuse, la vie errante qui devait être la sienne jusqu’à sa fin.
Sans autre compagnon que son cheval de race pure, ayant revêtu, pour plus de commodité et aussi par goût esthétique, l’ample costume arabe, le blanc burnous du bédouin, elle laisse derrière elle les banales et tumultueuses cités du Tell, et s’élance à travers les solitudes du Sud Tunisien, de l’Est Algérien et du Sahara constantinois. « Quand on est jeune, il est des matins triomphants », chanta Victor Hugo. C’est le regard rempli d’extase et le cœur battant d’allégresse que, pendant les premiers jours de sa nouvelle existence, Isabelle avait salué les aurores du Sahara après des nuits d’une luminosité divine, où noctiluques, lucioles et verts luisants avaient éclairé son sommeil, étoiles minuscules répondant aux sourires innombrables de leurs grandes amies du ciel.
Hélas ! les plus vifs bonheurs de la terre sont aussi les plus courts, et notre jeune vagabonde ne tarda pas à voir se dresser devant le sien, sous la forme de l’autorité tracassière des bureaux arabes, un obstacle auquel elle n’avait pas songé.
Une jeune fille de vingt ans, seule, en costume arabe masculin, parcourant à cheval le Sahara à un moment de l’année où l’ardente magnificence de son soleil en éloigne les plus intrépides voyageurs, c’était déjà plus qu’il n’en fallait pour intriguer et inquiéter nos vieilles « culottes de peau ». Si vous ajoutez à cela qu’elle s’était donné partout, sur son passage, comme un jeune journaliste et écrivain musulman signant Mahmoud, vous comprendrez aisément que l’étonnement inquiet de ces messieurs ne devait pas tarder à se muer en une franche hostilité.
De cette hostilité la vaillante jeune fille fut harcelée presque jusqu’à la fin de sa tragique destinée.
Lisez plutôt les lignes suivantes qu’elle écrivait, dans la Petite Gironde, à la date du 23 avril 1903 :
« En 1900, je me trouvais à Eloued, dans l’extrême Sud-Constantinois. J’y rencontrai M. Sliman Ehnni, alors maréchal des logis de spahis ; nous nous mariâmes selon le rite musulman.
» En général, dans les territoires militaires, les journalistes sont mal vus, leur qualité d’empêcheurs de danser en rond… Tel fut mon cas : dès le début, l’autorité militaire, qui est là-bas, en même temps, administrative (bureaux arabes) me témoigna beaucoup d’hostilité ; aussi, quand nous manifestâmes, mon mari et moi, l’intention de consacrer notre mariage islamique par une union civile, l’autorisation nous en fut refusée.
» Notre séjour à Eloued dura jusqu’en janvier 1901, époque à laquelle je fus, dans Is circonstances les plus mystérieuses, victime d’une tentative d’assassinat de la part d’une sorte de fou indigène. Malgré mes efforts, la lumière ne fut pas faite sur cette histoire, lors du procès qui eut lieu en Juin 1901, devant le Conseil de guerre de Constantine.
» Au sortir du Conseil de guerre, où j’avais naturellement dû comparaître comme principal témoin, je fus brusquement expulsée du territoire algérien (et non de France) sans qu’on daignât même m’exposer les motifs de cette mesure. Je fus donc brutalement séparée de mon mari ; étant naturalisé français, son mariage musulman n’était pas valable.
» Je me réfugiai près de mon frère de mère, à Marseille, où mon mari vint bientôt me rejoindre, permutant au 9e hussards. Là, l’autorisation de nous marier nous fut accordée après enquête et sans aucune difficulté… Il est vrai que c’était en France, bien loin des proconsulats militaires du Sud-Constantinois. Nous nous mariâmes à la mairie de Marseille, le 17 octobre 1901.
» En février 1902, le rengagement de mon mari expirant, il quitta l’armée et nous rentrâmes en Algérie. Mon mari fut bientôt nommé khodja (secrétaire-interprète) à la commune mixte de Ténès, dans le nord du district d’Alger, où il est encore.
» Telle est ma vraie vie, celle d’une âme aventureuse, affranchie des mille petites tyrannies, de ce qu’on appelle les usages, le « reçu » et avide de vie au grand soleil, changeante et libre. »
Ce que la jeune Slave, aussi vaillante que modeste, ne dit pas dans ces quelques lignes où elle résuma sa courte et glorieuse existence, ce sont les trésors de dévouement, d’abnégation, qu’elle répandit autour d’elle, parmi les pauvres « meskinès » perpétuellement brimés, traqués, spoliés, martyrisés, et qu’elle ne cessa jamais de défendre de sa plume éloquente contre l’implacable vainqueur, risquant ainsi sa propre sécurité. Ce qu’elle ne dit pas, c’est que toutes les heures qu’elle ne consacrait pas à coucher sur le papier les impressions de sa vie vagabonde, à magnifier, dans l’œuvre que nous étudierons tout à l’heure, la splendeur triste du Sahara, elle les donna sans compter aux plus humbles, aux plus miséreux de ces bédouins, vaincus, résignés, qu’elle aima comme des frères et qui l’aimèrent comme une sœur de charité, dans la belle et noble acception de ce mot…
Ce qu’elle ne dit pas c’est que, pendant le dolent et prestigieux septennaire de sa vie, sous le ciel d’Afrique, alors que de sa petite fortune il ne lui restait pas un sou, elle alla errant parmi les tribus les plus misérables, rognant sur sa maigre pitance pour calmer les entrailles de l’affamé, distribuant un peu de quinine aux nomades tordus par le tehem, pansant de sa main fine et blanche l’œil purulent de l’enfançon, faisant revivre en sa mémoire tous ses souvenirs d’étudiante en médecine, et mettant ainsi sa propre misère ingénieuse et savante au service de la misère insondable qu’est la misère du Saharien.
Telle fut sa vie, passée tout entière à errer d’un bout à l’autre du Sahara, tantôt seule, tantôt en compagnie de pâtres ou de chasseurs, dont elle partageait la galette dure ou les dattes avariées ; s’attardant dans les oasis auprès des « rhamnès » misérables, heureux d’offrir à celle qu’ils appelaient leur « bon toubib » la maigre hospitalité de leurs maisonnettes de « tob », occupant ses veillées à écrire ses impressions et à noter le pays. Car Si Mahmoud avait toujours sur elle, dans la poche de son « saroual » ou dans le capuchon de son burnous, un crayon et un carnet. Et tantôt sur la crête d’une dune, tantôt au bord d’une tombe dans un cimetière arabe, tantôt encore sur la margelle d’un puits ou à l’ombre d’un palmier, elle sortait l’un et l’autre, s’asseyait et pendant des heures entières, elle écrivait.
Ce fut, en effet, la passion d’écrire qui, avec celle du Désert, de l’Arabe et de la vie nomade, remplit sa vie.
Ne disait-elle pas un jour, dans une de ses lettres au vénérable Abdul Wahab, qui fut, pour elle, un savant initiateur dans les choses d’Islam :
— « Peut-être avez-vous deviné chez moi l’ambition de me faire un nom par ma plume (chose que je n’espère pas atteindre, ambition qui reste chez moi au second plan). J’écris parce que j’aime le « processus de création littéraire » ; j’écris comme j’aime, parce que telle est ma destinée probablement… »
Elle écrivait encore, la veille du jour tragique où l’« oued » qui baignait le village d’Aïn-Sefra, débordant subitement, l’ensevelit sous une misérable hutte de boue.
Quand on retira son cadavre des décombres, on trouva près de lui un manuscrit qui n’était rien moins qu’un chef‑d’œuvre.
IV. « Dans l’ombre chaude de l’Islam »
Oui, ce livre est assurément le plus beau des quatre dont se compose l’œuvre que nous allons maintenant analyser.
Tous nos orientalistes de pacotille, coloniaux en pantoufles, globe-trotters d’antichambre, écrivassiers mâles et femelles, cacographes qui se prétendent « exotiques » pour être allés, avec un circulaire économique, de Montmartre ou de Pontoise à Biskra, tous les graphomanes, neurasthéniques et affaiblis, clients plus ou moins cossus de l’agence Cook qui éprouvent le besoin de noircir, au cours de voyages sanitaires, des tas de papiers, pâlirent de jalousie en lisant ceci :
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Le soir, un soir rouge, aux lourdes vapeurs sanglantes, sur le vide de la plaine. Au-delà de l’Oued, sur les confins du désert, un monceau de ruines rousses, des pans de mur, des assises de tours foudroyées, l’ancien ksar de Zekkour, détruit par le Sultan noir, et dont les décombres durent ainsi indéfiniment achevant lentement de s’effriter au soleil et servant de repaires aux tribus venimeuses des vipères et des scorpions.
Nous passons lentement devant cette désolation, et tout à coup une autre vision surgit, qui me secoue d’une sensation étrange.
Sur le bord de la route, une masse noire s’agitait, souffrait. Quand nous passâmes cette carcasse se dressa dans un effort saccadé : c’était un cheval, les deux pieds de derrière brisés, qui agonisait là, tout seul, dans le soir mourant.
L’étalon noir s’arc-bouta sur ses deux jambes nerveuses lancées en avant, son poitrail tremblait, et il tendait ses naseaux sanglants vers nos juments.
Soudain, son grand œil terni se rallume, et il pousse un long hennissement, dernier appel tendre vers les frémissantes femelles, comme un cri de révolte et de douleur
Djilali décroche son fusil, ajuste la bête mourante, un coup part sec, brutal : l’étalon noir roule sur le sol rouge, foudroyé, avec son regard troublé, avec son dernier cri d’amour.
Et inconsciemment, Djilali me dit dans un rire sain et puéril : « Il a de la chance ; celui-là, il est mort amoureux. «
La nuit tombe sur les ruines de Zekkour la dévastée et sur le cadavre de l’étalon noir. »
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Moi-même, quand pour la première fois, à l’étalage d’un libraire des boulevards, je lus cette page et celles d’avant et celles d’après, j’avais, le pieds dans une boue glaciale et mes mains étaient bleues de froid. Le thermomètre du prochain passage n’était pas loin de zéro.
Et pourtant, la tiédeur du soleil d’Afrique m’enveloppait, chair et âme, et dans mes prunelles éblouies par la splendeur de cette prose, passèrent la splendeur des immensités désertiques, le charme pénétrant des « ksour » et la gloire des oasis
À ma droite, un « vieux marcheur » d’une élégance douteuse, monocle à l’œil, parcourait une « cochonnerie » quelconque, tandis qu’à, ma gauche un ecclésiastique, membre sans doute de la Ligue Bérenger, feuilletait d’un index malpropre, un traité de flagellation. L’un sentait le lupanar du voisinage ; de l’autre s’exhalait une odeur de bouc.
Et pourtant, à lire l’œuvre d’Isabelle, il me semblait que j’étais loin, bien loin du Paris fangeux, dans le Sud de notre Afrique lumineuse, sous les palmiers du Figuig ou de Touggourt. Et de beaux vieillards à la longue barbe neigeuse comme leur burnous circulaient silencieux et souriants autour de moi, en même temps que des adolescents aux yeux larges, au torse de bronze fin et poli comme un miroir !
Un parfum suave de jasmin et de mandarine montait des proches jardins et j’entendais, avec le soupir des palmes roses, le chant si doux de la flûte bédouine et la voix grave d’un conteur arabe narrant la vie merveilleuse du désert. Oui, à ce point l’œuvre fiévreusement feuilletée de cette jeune lemme errante avait pris mon âme de vieux vagabond impénitent, que, malgré la boue, la brume et le froid, malgré la tristesse glaciale qui tombait du ciel parisien, j’étais bien « dans l’ombre chaude de l’islam »».
Le soir même, j’emportais le livre à la bibliothèque de la Chambre et, dans la calme tiédeur du cabinet de lecture au confortable bourgeois, je lus ces pages, avec la lenteur attentive et passionnée d’un paléographe tombé sur un palimpseste curieux. À cette heure, dans la salle des séances, on se chamaillait à propos de je ne sais plus quelle gaffe commise par l’Exécutif. Mai ni les hurlements, ni les cris, ni les frémissements des pupitres n’arrivaient jusqu’à moi dans cette « thébaïde » sacrée des livres où je me complaisais. Ah ! que j’étais loin, bien loin du Palais-Bourbon, et quel beau rêve je fis, emporté dans le steppe soleilleux, à travers le désert roux, par la fine cavale arabe de la douce et troublante « Si-Mahmoud ».
En cette hivernale après-midi, je revécus et mes livres déjà lointains et mes douze années de vagabondage dans la brousse soudanaise sous le palmiers des Antilles, et sur les arroyos chinois.
Ô le beau livre dont chaque page est éclairée, par la grande lumière d’Afrique, où l’on sent palpiter l’âme même de l’Algérie.
Lisez ces chapitres, intitulés : En route, Le drame des heures, Montagne de lumière, Souffles nocturnes, Le retour du troupeau, Puissances d’Afrique, Chercheurs d’oubli, Printemps au désert ; et vous verrez qu’ils sont dignes de figurer dans une Anthologie de la littérature exotique, à côté des plus belles pages de Fromentin et de Loti.
V. « Notes de route »
Même originalité, même maitrise, même sobriété lumineuse dans les Notes de route qui parurent deux ans après, en 1908, et qui contiennent, outre ses impressions algériennes, d’exquises sensations de la Tunisie et du Maroc. La vie vagabonde et rêveuse qu’elle mena en l’écrivant s’y reflète comme le palmier dans l’eau claire de la « séguia ».
Oui, vraiment, avant d’être écrit, ce livre, il fut rêvé et vécu par elle, au milieu de ses frères, les bédouins, dont elle nous dit la pittoresque pauvreté, la sublime simplicité.
Les pages qu’elle y consacre à dépeindre les mauvais traitements dont ils sont victimes comptent parmi les plus belles, les plus vengeresses qui aient jamais été écrites contre l’odieuse cruauté de leurs vainqueurs.
Je m’en voudrais de ne pas citer ici celles où elle décrit la façon impitoyable dont était prélevé en Tunisie le scandaleux impôt de la « Medjba », contre lequel je me suis élevé moi-même, non sans virulence, dans ma « Sueur du burnous ».
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… J’étais venu là avec un jeune Khalifa de Monastir, Si Larbi Chabet, pour récolter les arriérés de la « medjba », l’impôt de capitation que payent les indigènes dans la campagne en Tunisie.
Si Larbi ne se douta jamais que j’étais une femme, il m’appelait son frère Mahmoud, et je partageai sa vie errante et ses travaux pendant deux mois.
Partout, dans les sombres tribus indociles et pauvres, l’accueil nous fut hostile. Seuls, les burnous rouges des spahis et les burnous bleus des « deïra » en imposaient à ces hordes faméliques… Le bon cœur de Si Larbi se serrait, et nous avions honte de ce que nous faisions, lui par devoir, et moi par curiosité, comme d’une mauvaise action.
Au sortir de Moknine, séparée des oliveraies par les haies de hendi (figuiers de Barbarie) la route va, poudreuse et droite, et les oliviers semblent l’accompagner indéfiniment, onduleux comme des vagues, et argentés à leur sommet comme elles.
… Une petite mosquée fruste, d’un jaune terreux, rappelant les constructions en toub du Sud, quelques maisons de la même teinte d’ocre, quelques décombres, quelques tombeaux disséminés au hasard : c’est le premier hameau d’Amira, Sid’ Enn’ eidja.
Devant la mosquée, une petite cour envahie d’herbes folles et, au fond, une sorte de réduit voûté, à côté duquel un figuier étale ses larges feuilles, veloutées. Et là se trouve le puits, profond et glacé.
Isabelle Eberhardt nous montre alors les spahis et les deïra introduisant le cheikh, grand vieillard à profil d’aigle, aux yeux fauves, et tous les anciens de la tribu, accompagnés de leurs fils grands et maigres soys keyrs sefséris en loques, étrange ramassis de visages brûlés par le soleil et le vent, de têtes énergiques jusqu’à la sauvagerie, au regard sombre et fermé.
Le cheikh fournit de longues explications embrouillées sur un ton pleurard. À chaque instant, autour de lui, des cris éclatent, formidables, avec la véhémence soudaine de cette race violente, qui passe du silence et du rêve au tumulte. Tous affirment leur misère.
On fait l’appel, d’après une liste :
— Mohamed ben Mohammed ben Doul !
— An’ame (Présent).
— Combien dois-tu ?
— Quarante francs.
— Pourquoi ne payes-tu pas ?
— Je suis rouge-nu. (Idiotisme tunisien pour dire fakir, pauvre.)
— Tu n’as ni maison, ni jardin, ni rien ?
« D’un geste de résignation noble, le Bédouin lève la main.
— Elhal-hel Allah ! (La chance appartient à Dieu.)
— Va‑t’en à gauche.
« Et l’homme, le plus souvent s’éloigne résigné, et va s’asseoir, la tête courbée ; à mesure les spahis les enchaînent ; demain l’un des cavaliers rouges les mènera à Moknine, et de là à la prison de Monastir, où ils travailleront comme des forçats, jusqu’à ce qu’ils aient payé…
Ceux qui avouent posséder quelque chose, une pauvre chaumière, un hameau, quelques moutons sont laissés en liberté, mais le khalifa fait saisir par les deïra ce pauvre bien, pour le vendre… Et nos cœurs saignent douloureusement quand des femmes en larmes amènent la dernière chèvre, la dernière brebis à qui elles prodiguent des caresses d’adieux.
Puis, traînant avec nous une troupe morne et résignée d’hommes enchaînés, marchant à pied, entre nos chevaux, nous allons plus loin…
Chrahel, que les lettrés appellent Ischrahil.
Quelques maisons disséminées entre les oliviers plus luxuriants que partout ailleurs… Nous dressons notre tente de nomades en poil de chèvre, basse et longue.
Ives spahis et les deïra s’agitent sous leur costumes éclatants, allumant le feu, s’en vont réquisitionner la diffa, le souper de bienvenue offert de bien mauvais cœur hélas !
Si Larbi, le spahi Ahmed et moi, nous allons errer un instant dans le village, au crépuscule.
Nous trouvons une jeune femme, seule, qui cueille des figues de Barbarie.
Ahmed s’avance et lui dit :
— Donne-nous des figues, chatte ! Enlève les épines, que nous ne nous piquions pas, ô beauté !
La Bédouine est très belle et très grave.
Elle fixe sur nous le regard hostile et fermé de ses grands yeux noirs.
— La malédiction de Dieu soit sur vous ! Vous venez pour prendre notre bien !
Et elle vide violemment à nos pieds son couffin de figues, et s’en va.
Le cavalier rouge, avec un sourire félin, étend la main pour la saisir, mais nous l’en empêchons.
— Assez d’arrêter de pauvres vieux, sans toucher encore aux femmes ! dit le khalifa.
— Oh ! Sidi, je ne voulais pas lui faire du mal !
Et pourtant ces hommes revêtus de couleurs éclatantes sortent de ce même peuple dont ils connaissent la misère pour l’avoir partagée. Mais le spahi n’est plus un Bédouin, et, sincèrement, il se croit très supérieur à ses frères des tribus, parce qu’il est soldat…
… Après avoir lu ces lignes, vous ne serez pas étonné (les mille vexations, pour ne pas dire plus, dont la bonne Nomade, la Nihiliste, comme on l’appelait, fut abreuvée par l’autorité tant militaire que civile, au cours de sa brève et dolente vie.
VI. « Trimardeur »
Avec Trimardeur, Isabelle Eberhardt changez sa note et s’attaque, avec une vaillante maîtrise, au grand roman d’étude psychologique et de caractère.
Si ceux, officiers et civils, qui pendant son séjour dans les territoires militaires du Sud-Algérien, la signalèrent comme une nihiliste, inutile ou malfaisante et la traitèrent comme telle, avait lu ce livre, ils auraient vu combien furent calomnieuses leurs insinuations et odieuses leurs brimades.
Ils auraient vu que loin d’être celui du nihiliste contemplatif, aboulique, éternel malade de la volonté, ou celui du nihiliste perpétuellement agité, ne rêvant que destruction sans reconstruction, l’idéal social de la « Bonne Nomade » reposait sur une conception révolutionnaire, logique, pratique, qu’elle incarna dans son héroïne, la militante Véra Gouriewa. D’un bout à l’autre de son livre, Véra Gouriewa, dont l’auteur a pétri l’âme avec un peu de la sienne, travaille sans répit ni trêve à sauver de ce nihilisme morbide Dimitri Orschanow, le Trimardeur.
Sans lassitude, avec une patience fraternelle, elle s’efforce de lui montrer qu’un intellectuel comme lui, à qui la Nature, bonne mère, prodigua les dons les plus précieux de l’esprit et du cœur, commet un crime de lèse-humanité, en n’aidant pas de toute son énergie, de toute son intelligence, l’œuvre de reconstruction sociale à laquelle sont attachés les, révolutionnaires pratiques de Russie et de tous les autres pays.
Avec une attendrissante ténacité, elle veut l’arracher au cabaret où il passe une bonne partie de sa vie, le sevrer de l’alcool et de l’opium, dans lesquels il cherche l’exaltation de ses rêves noirs. Pour arriver à ses fins, pour mener à bien la noble tâche de soustraire une âme d’élite à la déchéance et la rendre à l’œuvre révolutionnaire, elle n’hésite pas ; de « sœur de combat » elle devient « amante », lui fait l’abandon complet de sa jeunesse et de sa beauté. Une joie profonde s’empare d’elle quand elle voit Dirnitri abandonner peu à peu avec sa vie de bouge son nihilisme contemplatif d’alcoolique et d’opiomane, pour mener avec les camarades actifs le bon combat révolutionnaire.
Mais hélas ! précaire apparait bientôt la guérison ! Voici, en effet, que surgit dans sa vie, Orlow, un nihiliste mystique qui ne croit pas à la science, la déclare incapable d’améliorer l’homme, dénie à celui-ci tout rôle spécial, et ne reconnaît d’utilité qu’à la destruction. Dimitri Orschanow se laisse griser par la faconde de cet apôtre du désespoir, et le voici réfugié à Genève, repris par sa vie crapuleuse d’antan. Profondément attristée, mais non découragée Véra la militante tentera encore une fois sa résurrection. Vains efforts ! Dimitri renonce à son amour, il s’enfuit de Genève, vient Marseille, passe ses nuits et ses jours dans les cabarets en compagnie de nervis et de prostituées jusqu’au jour prochain ou, croyant réaliser son idéal d’individualisme morbide et d’irréalisable liberté, il va bêtement s’échouer dans le bagne militariste de la Légion étrangère.
Tel est ce livre d’une forme nerveuse et sobre, d’une documentation sûre, d’une psychologie pénétrante et qui certes, est loin d’avoir obtenu le succès qu’il méritait.
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Cette étude sur l’œuvre d’isabelle Eberhardt serait incomplète si nous ne signalions « Mektoub », une longue nouvelle qui a pour cadre Tunis, les Nouvelles Algériennes, et les Contes Sahariens.
Non moins colorés, non moins vivants et minutieusement documentés que les Notes de route, ils lurent écrits pendant les trois années qui précédèrent son voyage dans l’Extrême-Sud-Oranais, sa marche ultime vers la dune d’Aïn-Sefra, où était marquée depuis toujours, la place de son tombeau.
VII. In Memoriam
Me voici arrivé au terme de cette étude qui m’a permis de revivre les jours passés à enquêter sur la vie de la Bonne Nomade à travers les blanches villes du Tell, les oasis et les dunes du Sahara.
Il n’y a pas bien .longtemps encore, je revenais pour la troisième fois dans l’Extrême-Sud-Oranais, où, partout, depuis Aïn-Sefra jusqu’à Ounif, j’avais.entcndu les Bédouins chanter les louanges de leur glorieuse amiz. J’étais allé porter des roses du Tell, des jasmins et des violettes du Télemly sur son humble tombe musulmane dans le petit cimetière désertique où elle dort en paix son dernier sommeil…
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Non loin du « ksar » aimé, sous le palmier hautain
Dont les palmes, le soir, chantent sa jeune gloire
Et bénissent le dieu qui fixa son Destin ;
Car ceux-là seuls, dont l’âme a des instincts vulgaires
Désirent de longs jours. Mais le cœur haut placé
Ne demande au Seigneur que le temps nécessaire
Pour transmettre, en courant, le flambeau du passé.
Pour la remercier de sa pitié divine,
Aux entours de sa tombe, en les soirs lumineux,
Les pâtres accordant la flûte bédouine
Lui diront la chanson qu’elle chanta pour eux…
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Dors, en paix, douce Isabelle, sous les palmiers d’Ain-Sefra ! Pour toi, je suis tenté d’implorer le sable d’or qui le recouvre, de même que Méléagre de Gadara implora le sol de l’Hellade pour son amante fauchée, comme toi, par la Mort, en son printemps :
Terre d’Afrique, sois légère
À celle qui a si peu pesé sur toi.
Oui, dors en paix, et puisses-tu, sous les fleurettes de la tombe, ouïr les fières et pieuses paroles que laissa tomber devant moi le bon caïd de Touggourt :
« Bien que morte à l’aurore de sa vie, tant qu’il y aura des nomades poussant leurs chameaux étiques, chargés de misère, depuis les oasis figuiguiennes jusqu’aux dunes de l’Oued-Souf, sa mémoire ne périra pas. »
Dors en paix ! Issue, comme une reconnaissance éternelle du Désert que ta plume a glorifié, la Légende, harmonieuse, impérissable attend ton âme au seuil des siècles futurs, peut-être même, en ces jours lointains, seras-tu la djinia bienfaisante, la fée clémente et subtile dont le pastour saharien implore les grâces pour son troupeau. Tu guériras sa brebis malade, tu rendras sa chèvre féconde, et la nuit, à cheval sur un rai de lune, tu souriras dans leurs rêves, aux chameliers endormis.
Ou peut-être encore, sous ton nom de jeune fille, poétiquement arabisé, tu deviendras la sainte, la Lella vénérée, qui repose dans la blanche koubba désertique, à l’ombre du solitaire dattier et où, entre deux étapes, viendront s’agenouiller tous les sublimes pouilleux que tu chantas.
Ô toi, la Bonne Nomade, la « Louise Michel » du Sahara, dors en paix, sous les palmiers d’Aïn-Sefra.
[/P.