La Presse Anarchiste

L’Évolution des Sciences de la Nature

Le chan­ge­ment, c’est la vie. Et cette pro­po­si­tion est vraie aus­si bien pour les mani­fes­ta­tions ani­males ou végé­tales que pour les concep­tions de l’homme sur la nature. L’édifice actuel des sciences bio­lo­giques est de nos jours en per­pé­tuel rema­nie­ment et il appa­rait comme très instable. La véri­té d’aujourd’hui sera reje­tée demain, comme celle d’hier l’est aujourd’hui. Pour­tant de nos jours les méthodes d’acquisition de la connais­sance sont fixées, et c’est selon ces méthodes que depuis un cer­tain temps s’effectue le grou­pe­ment, la syn­thèse des lois de la nature. Il n’en a pas tou­jours été ain­si, et il a fal­lu une suite d’efforts, une série d’essais en appa­rence infruc­tueux pour que l’homme par­vienne à uni­fier ses connaissances.

L’ouvrage de Letour­neau (La Socio­lo­gie) montre très net­te­ment le mode de for­ma­tion des idées scien­ti­fiques, il four­nit une série d’exemples illus­trant la fameuse théo­rie d’Auguste Comte sur les périodes du savoir humain. Comte admet que l’homme a pas­sé par trois états : une période reli­gieuse où les idées de l’homme se rédui­saient à des expli­ca­tions mys­tiques très simples des faits obser­vés. La plu­part du temps on sup­po­sait que les phé­no­mènes natu­rels étaient cau­sés par la pré­sence d’êtres bons on mau­vais, favo­rables ou hos­tiles à l’homme et sem­blables à lui et qui diri­geaient la nature au gré de leurs caprices. Plus tard à cette idée d’antagonisme, de fédé­ra­lisme des forces natu­relles a suc­cé­dé une période de concep­tion cen­tra­liste et l’on a vou­lu voir dans la nature une sorte d’harmonie main­te­nue par la volon­té d’un Dieu unique et diri­gée par lui vers un but déter­mi­né. C’est le mono­théisme fina­liste et spi­ri­tua­liste. Letour­neau nous montre en effet dans son ouvrage les dif­fé­rentes formes du stade reli­gieux et il nous montre même par l’observation de peu­plades à type pri­mi­tif un stade anté­rieur, le pre­mier rudi­ment de la men­ta­li­té de l’homme : ce pre­mier stade est celui que mon­traient, avant leur exter­mi­na­tion par les Anglais civi­li­sa­teurs, une peu­plade d’Océanie, les Tas­ma­niens. Leur lan­gage était rudi­men­taire, ne per­met­tait que l’expression des besoins pri­mor­diaux ain­si que l’observation des phé­no­mènes les plus visibles (le jour, la nuit, les phases de la lune, la marche des ani­maux et leurs mœurs) sans ten­ta­tive d’explication. Ceci consti­tue d’ailleurs une objec­tion irré­fu­table contre les théo­ries des théo­lo­giens qui affirment d’un ton tran­chant et sans y aller voir que l’idée de Dieu est innée dans l’homme et que c’est une preuve de la révé­la­tion. Les théo­lo­giens vont peut-être nier aux défunts tas­ma­niens la qua­li­té d’homme, ou affir­mer leur croyance en Dieu ? Après tout l’imagination des spi­ri­tua­listes n’a d’égale que leur mau­vaise foi… Le stade poly­théiste est réa­li­sé par les peu­plades de la Poly­né­sie-Malai­sie et du centre de l’Afrique ain­si que par les peu­plades de l’antiquité. Les reli­gions humaines, boud­dhistes, musul­manes et judaïques réa­lisent le type monothéiste.

Le second stade de la connais­sance humaine est d’après Comte le stade méta­phy­sique. L’homme laisse de côté les concep­tions anthro­po­mor­phiques et tous les dieux ont plus ou moins de carac­tère, depuis le dieu à tête de cha­cal des pre­miers Égyp­tiens jusqu’à l’hypothétique et incon­ce­vable pur esprit, orgueilleux et bru­tal de la tra­di­tion judéo-chré­tienne ; il a recours alors à des hypo­thèses plus com­plexes sur la consti­tu­tion du monde, sur le rôle du hasard et de la pro­ba­bi­li­té mathé­ma­tique ou sur l’harmonie pré­éta­blie des faits natu­rels ou bien encore sur la consti­tu­tion de la matière ou sur un dua­lisme oppo­sant la force active et impon­dé­rable à la matière inerte. De ces concep­tions, l’homme tire par déduc­tion et a prio­ri une série de théo­rie sur l’enchaînement des faits de la nature. Ceci a été une phase extrê­me­ment courte de la recherche humaine et quoique erro­née elle a été féconde, car elle a per­mis à l’homme par son rai­son­ne­ment de reje­ter comme vides et insuf­fi­sants tous les sys­tèmes. De cette épreuve l’esprit de révolte ou de libre exa­men s’est trou­vé inten­si­fié et l’homme reje­tant les vieux sys­tèmes, n’a plus vou­lu se fier qu’à ses propres obser­va­tions et à ses sens pour accu­mu­ler les faits d’où jailli­ra l’explication du monde. La troi­sième phase de l’évolution humaine est atteinte, elle se déroule sous nos yeux chaque jour. C’est la phase posi­ti­viste de Comte. On cherche, on accu­mule des faits prou­vés ; on les rap­proche alors les uns des autres et l’association des idées fait ger­mer une hypo­thèse dans l’esprit du cher­cheur, l’hypothèse aus­si­tôt conçue devra être sou­mise à l’épreuve des faits pour être véri­fiée et ce n’est qu’alors qu’elle sera for­mu­lée sous la forme de loi. Mais la loi scien­ti­fique n’a rien à voir avec sa paro­die, la loi judi­ciaire qui pro­cède des stades inexo­ra­ble­ment morts des états anté­rieurs et la loi judi­ciaire pré­tend asser­vir les faits à ses ordres selon des prin­cipes reli­gieux ou méta­phy­siques qu’il est sacri­lège de dis­cu­ter. La loi posi­tive n’est que l’expression tran­si­toire de notre connais­sance de faits. Notre connais­sance s’approfondissant, l’expression varie­ra et s’adaptera au nou­vel état de la science. Les faits doivent jus­ti­fier la loi. La loi sans les faits est lettre morte.

Si nous regar­dons main­te­nant l’histoire de la science, il nous sera aisé, et cela ter­mi­ne­ra cet article, de voir en rac­cour­ci les dif­fé­rentes phases de la for­ma­tion scien­ti­fique. Tout d’abord, une science rudi­men­taire, un ensemble de faits sans liens entre eux et des expli­ca­tions chao­tiques, c’est le stade poly­théiste. Puis l’explication don­née par l’idée de Dieu dont la toute-puis­sance ne connaît pas de loi et agit dans l’absurde. C’est la belle époque des créa­tions spon­ta­nées, des ani­maux étranges et des phé­no­mènes mira­cu­leux. C’est le Moyen-Âge tra­di­tio­na­liste et monothéiste.

Puis la phase méta­phy­sique appa­raît et des esprits puis­sants : Aris­tote, Bacon, Des­cartes, Pas­cal, New­ton, Lin­né pour ne citer que les plus grands, et j’en oublie, mettent de l’ordre dans la connais­sance humaine et groupent les faits autour d’une série de sciences fon­da­men­tales : Méca­nique, Phy­sique, Chi­mie, sciences natu­relles pro­pre­ment dites, c’est-à-dire concer­nant les ani­maux et les végé­taux. Il est bien enten­du que l’humanité a vu en dif­fé­rents points du globe se dérou­ler les dif­fé­rents stades et notam­ment au Moyen-Âge au même moment où les Arabes « bar­bares » conser­vaient au Monde la saine concep­tion ratio­na­liste des savants grecs, nos moines civi­li­sés et civi­li­sa­teurs erraient dans les ténèbres du mys­ti­cisme et de la « foi ».

Le der­nier effort de la période posi­tive a été et est encore, car en somme le mou­ve­ment est à peine com­men­cé et ne donne que ses pre­miers fruits en effort d’unification. C’est la ten­dance mar­xiste. On entre­voit à pré­sent que les forces phy­siques réduc­tibles à une seule, l’énergie ciné­tique, le mou­ve­ment, suf­fisent à expli­quer les faits com­plexes de la chi­mie tant orga­nique que miné­rale et que les éner­gies molé­cu­laires sont peut-être suf­fi­santes à don­ner une expli­ca­tion des phé­no­mènes mys­té­rieux de la bio­lo­gie et de la psy­cho­lo­gie des êtres ani­més jusqu’au plus dif­fé­ren­cié de ceux-ci.

Et quand on com­pare la mois­son for­mi­dable d’idées nou­velles, monisme, évo­lu­tion, phy­si­co-chi­misme que nous a don­né l’esprit de révolte et d’individualisme de la période posi­tive aux lamen­tables erreurs de la période reli­gieuse sous l’influence de l’esprit d’abnégation, vrai­ment on sent ger­mer plus fort et plus sonore en soi le grand sen­ti­ment des anar­chistes dont par­lait Colo­mer, l’hymne à la Révolte.

[/​A. Rey­mond./​]

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