La Presse Anarchiste

On peut espérer

[(L’Idée Libre avait posé cette question :

Peut-on vivre sans autorité ?

Si oui, comment ?

Si non, pourquoi ?)]

Le 18 juin j’avais répon­du dans le Jour­nal du Peuple que l’on vivait réel­le­ment dans la mesure même où l’on avait su s’affranchir de toute auto­ri­té exté­rieure. Je me refu­sais à la naï­ve­té de pro­phé­ti­ser le détail et le com­ment de l’avenir, mais je pro­je­tais vers un futur indé­ter­mi­né de vastes et flot­tantes espé­rances. L’Idée Libre d’août 1922 (ou, si vous pré­fé­rez, de ther­mi­dor 130) repro­duit géné­reu­se­ment l’intégralité de mon article et m’oppose ensuite de graves objections.

J’avais consi­dé­ré la guerre comme fille de l’autorité. Loru­lot ren­verse le rap­port : « La guerre est anté­rieure à l’autorité. C’est l’état de concur­rence bru­tale qui a ren­du néces­saires la régle­men­ta­tion et la loi. »

Je suis dis­po­sé à beau­coup de conces­sions. Ici, comme en bien des endroits, Pécu­chet consta­te­rait que « la cause et l’effet s’embrouillent ». Il me semble pour­tant que je pre­nais le mot « guerre » dans un sens un peu plus étroit que Loru­lot. Je lui fai­sais dési­gner exclu­si­ve­ment, comme il arrive, la lutte entre armées. Je me repré­sente dif­fi­ci­le­ment une armée, si rouge qu’on la veuille sup­po­ser, sans dis­ci­pline et sans chef.

Je ne veux pas m’attarder à une chi­cane de mots. Peut-être ici elle cache — et on pour­rait lui faire révé­ler — un désac­cord pro­fond. Mais n’est-ce pas relui même que nous allons ren­con­trer. Pour réfu­ter cer­tains argu­ments contre un ave­nir déli­vré de toute auto­ri­té, j’avais fait remar­quer que cer­tains pro­grès maté­riels ont modi­fié notre vie de façon impré­vi­sible et que pro­phé­ti­ser l’aviation ou la télé­gra­phie sans fil eût fait, voi­ci cent ans, enfer­mer le pro­phète. Loru­lot me réplique que « les pro­grès maté­riels ne vont pas for­cé­ment de pair avec le pro­grès moral ». Il réplique, comme il arrive aux plus avi­sés, à ce que je n’ai point dit. Il ajoute que « pour vivre sans auto­ri­té, il faut que l’homme devienne meilleur. » C’est lui qui sou­ligne et il a ter­ri­ble­ment rai­son de souligner.

Je ne recule devant aucune véri­té. J’ai médi­té autant que Loru­lot les rai­sons de déses­pé­rer. Long­temps elles m’ont convain­cu. Si je suis reve­nu à l’espoir, j’ose croire que ce n’est point par fai­blesse sen­ti­men­tale ou par prag­ma­tisme et pour les besoins de l’action. Vingt ans il m’a sem­blé qu’il n’y avait rien à attendre d’aucune époque humaine : j’ai tou­jours com­bat­tu selon mes forces. Je m’étais éta­bli par delà l’espoir sans dimi­nuer ma puis­sance de tra­vail ni ma séré­ni­té inté­rieure. Si j’espère de nou­veau après m’être mon­tré pra­ti­que­ment que nul espoir ne m’est néces­saire c’est que, pesées en toute hon­nê­te­té, les rai­sons d’espérer me semblent l’emporter un peu sur les rai­sons adverses.

Exa­mi­nons la ques­tion avec sang-froid, de Sirius, comme si elle ne nous concer­nait en rien.

Dans les siècles éclai­rés vaille que vaille à la torche fumeuse de l’histoire, je ne découvre nul pro­grès éthique ou social. Les formes poli­tiques qui nous écrasent sont déjà dis­cu­tées dans Héro­dote, coor­don­nées dans Pla­ton. Les sages furent tou­jours des êtres excep­tion­nels. Osons le mot : les sages sont ana­chro­niques à tous les temps connus. Ils ne sont aujourd’hui ni plus nom­breux que jadis, ni plus par­faits, ni mieux écou­tés, par la folie des grands et par la sot­tise des petits. Sauf en temps de révo­lu­tion ou de guerre, la per­sé­cu­tion les frappe moins bru­ta­le­ment ; elle en est peut-être plus sub­tile, plus effi­cace, plus effa­ceuse des pen­sées libératrices.

En quel contem­po­rain trou­ve­rions-nous une beau­té éthique supé­rieure à celles de Çakya-Mou­ni, de Socrate, d’Épicure, de Cléanthe, de Jésus, d’Épictète, de Dion Bouche‑d’Or ? Et quel naïf croi­ra la sagesse plus fré­quente chez nous qu’aux autres siècles ?…

Tiens ! voi­ci quelqu’un qui ostente les lec­teurs de Tol­stoï plus nom­breux que tout ce que Socrate, Jésus et Épic­tète réunis ont grou­pé d’auditeurs. Et il s’émerveille parce qu’aujourd’hui même Rabin­dra­nath Tagore et Romain Rol­land obtiennent l’audience d’un vaste public.

Ces innom­brables oreilles, prenez‑y garde ! écoutent un poète ou un conteur, non un sage. Cer­taines curio­si­tés sont même sol­li­ci­tées à des rai­sons plus super­fi­cielles, lisent sim­ple­ment des écri­vains célèbres, accordent à Rol­land ou à Tagore la même non­cha­lance amu­sée qu’à Ana­tole France, autre prix Nobel et para­digme, comme on sait, de toutes les avi­di­tés bour­geoises, de tous les sno­bismes bour­geois et de toutes les lâche­tés bour­geoises, à ce pauvre Ana­tole France qui n’a su évi­ter ni l’Académie, ni la Voie glo­rieuse, ni la for­tune et l’avarice.

Le lec­teur d’aujourd’hui reste pas­sif et inerte. Ou bien, acti­vi­té guet­teuse et hos­tile, il se ramasse alter­na­ti­ve­ment et se détend pour l’exercice de contre­dire telle « noble can­deur » et pour la vani­té de s’imaginer qu’il la réfute et la domine. Des lec­teurs atten­tifs à eux-mêmes et qui feront du livre l’outil de leur propre per­fec­tion­ne­ment, il y en a, mais il y en a moins que jamais ; cher­chons-les, si vous vou­lez, et les comptons.

Or, le pro­grès social ne peut qu’intégrer des pro­grès individuels.

À com­pa­rer les condi­tions des pro­grès maté­riels et celles du pro­grès éthique, les dif­fé­rences semblent d’abord sup­pri­mer tout espoir raisonnable. 

L’industrie s’alimente à une science que l’ouvrier n’a besoin ni de décou­vrir ni de com­prendre aux pro­fon­deurs. L’industrie est, au vrai, une rou­tine qui s’alimente à une science. Sup­po­sons que le bou­lot de chaque élec­tri­cien exige le génie d’Ampère ou de M. Bran­ly, l’électricien devient un être rare ; toute conquête dans son domaine se mani­feste triomphe pré­caire et d’un homme, non acqui­si­tion pour tou­jours et richesse de l’humanité. On refe­rait peut-être les mêmes décou­vertes indé­fi­ni­ment sans que le génie d’aujourd’hui avan­çât plus loin que celui d’hier ou d’avant-hier. Ce qui, per­met le pro­grès indus­triel, c’est, semble-t-il, que le cer­veau qui a trou­vé et les mains qui exé­cutent peuvent appar­te­nir à des êtres dif­fé­rents. Ce qui per­met le pro­grès scien­ti­fique, c’est qu’il est un peu plus facile et rapide d’apprendre les décou­vertes déjà faites que de les inven­ter : le moindre pro­fes­seur de phy­sique connaît mille véri­tés qui, expo­sées à Archi­mède, le feraient s’écrier : Je n’ai pas trouvé !

Mais chaque artiste de sagesse est son propre ini­tia­teur. On n’imagine pas quelle divi­sion du tra­vail, quelle addi­tion de connais­sances étran­gères ferait jaillir la vie de Socrate d’une autre source que la conscience de Socrate.

Ai-je dimi­nué la for­cé des objec­tions ? Les timides vont, au contraire, m’accuser de leur avoir appor­té une force nou­velle. Pour­tant je n’enferme pas éthique et socio­lo­gie dans une stag­na­tion éter­nelle ; je ne les condamne pas au pié­ti­ne­ment sur place ni à quelque rythme vain que sym­bo­li­se­rait le balan­ce­ment de la marée ou l’alternative du jour, flux de lumière, et de la nuit, reflux et aban­don aux ténèbres.

C’est pour un temps indé­ter­mi­né et peut-être long, ce n’est pas pour tou­jours que je répands ma pitié sur la foule des aveugles qui se laissent conduire, des fous qui conduisent.

Éter­nelle et inva­riable, la nature de l’homme ? Oui, Loru­lot. Comme la nature des choses. Et, comme la nature des choses, elle se mani­feste com­plexe et contra­dic­toire. N’est-ce pas mon ami Psy­cho­dore qui a appe­lé la Nature Celle-Qui-Se-Contre­dit ? Dans son chaos étu­dié, je for­ti­fie et seconde quelques élé­ments, j’en affai­blis, en contiens, en écarte d’autres ; j’opère des, rap­pro­che­ments et des sépa­ra­tions ; je modi­fie, un peu chaque jour, telles direc­tions pri­mi­tives. Vic­toire ! je par­viens à faire domi­ner net­te­ment tel Oui sur la néga­tion qui l’accompagnait. À ma nature ou à la nature des choses, je com­mande aux mêmes condi­tions : en leur obéissant.

[|* * * *|]

La néces­si­té pour obte­nir un pro­grès social que des êtres nom­breux deviennent, des savants d’eux-mêmes et rayonnent un invin­cible héroïsme interne inter­dit tout espoir. Il y a là, entre le pro­grès que je rêve et les pro­grès que je constate une dif­fé­rence essen­tielle, invincible.

Ici, je pense, est le gros nœud du problème.

Regar­dons les choses de plus près.

Tout pro­grès maté­riel a exi­gé, à ses débuts, la même union, dans un seul être, du savant et du tra­vailleur. Les mer­veilleux ancêtres pré­his­to­riques qui ont domes­ti­qué les ani­maux, qui ont créé le blé, le vin, la rose, le navire, l’écriture, il a bien fal­lu qu’ils fussent ensemble les fré­mis­sants cher­cheurs, les tâton­nants réa­li­sa­teurs. Aujourd’hui, toute inven­tion méca­nique dans un domaine un peu nou­veau n’exige-t-elle pas du savant, qu’il construise ses pre­miers modèles, fabrique en bois ou en métal sa logique qui cherche et ses trou­veuses hési­ta­tions ? Sa pen­sée fuyante ne se fixe­rait jamais si elle ne s’appuyait à des concrets immé­diats et suc­ces­sifs ; elle s’exprime par les mains avant que la parole la puisse bégayer et diri­ger d’autres mains.

Les pro­grès éthiques n’offrent donc pas ici, une exi­gence ori­gi­nale et qui les ren­drait plus impos­sibles que les autres.

Car tous les pro­fères paraissent impos­sibles avant qu’on les ait réa­li­sés. M. Thiers, homme pra­tique, démon­trait irré­sis­ti­ble­ment l’impossibilité, pour les che­mins de fer, de ces­ser d’être des jouets et de ne jamais aller plus loin que de Paris à Saint-Ger­main. Peu d’années avant que San­tos-Dumont réus­sît son pre­mier vol, l’Académie des Sciences déci­dait de ne plus accep­ter aucune com­mu­ni­ca­tion sur cet absurde « plus lourd que l’air » ridi­cule, pro­cla­mait-elle, à l’égal de la qua­dra­ture du cercle et du mou­ve­ment perpétuel.

Mais, dit-on, nul pro­grès éthique ne s’est jamais réa­li­sé. Je pour­rais — on le ver­ra tout à l’heure — répondre avec le sou­rire : qu’est-ce que ça prouve ?

Il est juste cepen­dant, de remar­quer d’abord qu’une telle néga­tion, à la rendre aus­si abso­lue, devient une erreur.

Impos­sible de conce­voir un Socrate ou un Épic­tète par­mi nos loin­tains ancêtres anthro­po­phages. L’idée de man­ger de la chair humaine sou­lève, chez les pires d’entre nous, une ter­rible répu­gnance. Les pires d’entre nous sont donc supé­rieurs aux meilleurs peut-être des hommes primitifs.

Mais l’arrêt, trop visible, de tout pro­grès éthique, depuis des mil­lé­naires ne suf­fit-il pas à consti­tuer une objec­tion décisive ?

Eh bien ! non. Mal­gré la pre­mière appa­rence, rien là de sin­gu­lier. Un cas comme un autre, d’une loi universelle.

Quand Guillaume Amon­tous ou Claude Chappe, inven­ta le télé­graphe aérien, il appor­tait — comp­tez, si vous vou­lez, après com­bien de siècles — quel naïf et pauvre per­fec­tion­ne­ment au sys­tème de signaux par quoi les assié­geants annon­cèrent à la Grèce guet­teuse, la prise de Troie ! Après des mil­lé­naires inertes, quelle course rapide vers ces mer­veilles : télé­gra­phie élec­trique, télé­gra­phie sans fil.

Depuis que l’homme rêve de voler dans les airs comme les oiseaux qu’il regarde, comme les anges et les dieux qu’il ima­gine, comme les Dédale et les Icare de ses veillées conteuses, que de mil­lé­naires vides ! Heu­reu­se­ment, tous les savants ne furent pas assez aca­dé­miques pour se faire eux-mêmes, à la contem­pla­tion de cet infi­ni désert, des déserts sans espoirs. San­tos-Dumont réus­sit un pauvre pre­mier vol lour­daud, j’allais dire un misé­rable saut de puce. Un quart de siècle suf­fit ensuite à faire de l’homme le plus puis­sant et le plus vite des oiseaux.

La concep­tion du pro­grès comme une marche simple, conti­nue, linéaire, est aus­si fausse que pos­sible, La route en lacets qui, par mille contours mon­tants, conduit jusqu’au som­met : image encore pauvre et inexacte.

Arrê­tés comme des fleuves à l’époque des grands lacs, de nom­breux pro­grès immo­biles s’accumulent, montent, s’irritent, tou­jours vain­cus, à la masse inébran­lée des mon­tagnes. Stag­na­tions éter­nelles ? Arrêts pour tou­jours ? Allons donc ! Demain peut-être l’eau sub­tile trou­ve­ra la fente que l’œil ne sau­rait décou­vrir ; ou bien elle ren­con­tre­ra une veine de terre à délayer. La voi­ci qui glisse, s’insinue, tra­vaille. Obs­curs efforts, et déjà vain­queurs, que nous igno­rons encore. Alerte ! la terre coule, croule, roule, flot inat­ten­du. Les rochers tombent, se heurtent, se brisent ; s’émiettent comme des gouttes par­mi le tor­rent et la cataracte.

À les lais­ser assez flot­tants quant aux dates, tous les espoirs humains deviennent légi­times, toutes les nobles pro­phé­ties sont des pro­messes. Si l’homme dure assez long­temps, cha­cun de ses rêves est une réa­li­té future.

Mais nulle richesse éthique ne sor­ti­ra, plante jaillie d’une graine, de la pau­vre­té des pro­grès maté­riels. Ce sont choses d’un autre ordre. La liber­té ne sera pas, comme le croyait Her­bert Spen­cer, fille de la néces­si­té. Notre vou­loir per­sé­vé­rant la crée­ra. Et il ne faut pas que ce bien exté­rieur à nous, loin de nous encore, soit un appui et un besoin de la beau­té inté­rieure, qui dépend de nous dès aujourd’hui. Nous réa­li­ser sans son­ger à l’avenir incer­tain, c’est la meilleure façon, la seule peut-être, de lui don­ner ce que nous lui pou­vons donner.

L’espérance retrou­vée ne me coûte rien : elle ne modi­fie ni ma fer­me­té ni mon action. Loin qu’elle exige des sacri­fices, elle ren­force mes rai­sons de ne jamais me sacri­fier, moi ni la pure­té de mon cœur et de mes mains.

[/​Han Ryner./​]

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