Dans le numéro de septembre de la revue parisienne : Montparnasse (129, boulevard Montparnasse) j’ai surtout goûté : L’Humanisme pathétique, un bel article de Marcel Say.
… Dans les villes et jusqu’aux plus secrets refuges des campagnes, le poète sent peser lourdement sur ses épaules la chape de plomb des temps modernes qui le rive à une matière tourmentée d’où l’évasion n’est plus possible. Essayez donc de nier le métro qui vous consume, les autobus qui vous broient, la vie chère qui vous anémie, le fisc et la propriété qui vous ruinent, la guerre qui vous tue. Par quelles duperies et quel fantasme un écrivain de sous-préfecture ou de hameau prétendrait-il échapper lui-même à la loi commune ? Dans les bourgades les plus reculées, on a frémi d’avoir entendu gémir les tocsins de la mobilisation, et si l’agonie de l’Irlande et les grèves du Rand y passent inaperçues, on y sait par cœur le cours de la rente, le taux des loyers et le prix des œufs.
Plus de prébendes, de pensions, de mécénats, de fonctions publiques pour faciliter la vie matérielle aux artistes et les entretenir dans la dangereuse fiction d’une liberté conditionnelle et d’une médiocrité dorée. Un abîme s’est creusé entre la vie nonchalante, débraillée, miséreuse, mais encore supportable, au moins par éclaircies, des poètes les plus maudits d’il y a quarante ans et le servage quotidien abrutissant et monotone auquel nous sommes à peu près tous astreints. Chez les ronds de cuir, le batifolage est fini et l’œil de proie du vieil expéditionnaire, chef de groupe, qui taylorise et terrorise la chiourme des bureaux, ne tolère plus la présence et le réconfort des muses auprès des Maupassant, Dierx, Verlaine et Samain d’aujourd’hui.
Très bien. Il est évident qu’aucun artiste, fut-il le plus inactuel, le plus en dehors, ne peut se vanter d’être indépendant, économiquement, de son époque.
Mais — car il y a un mais, mon cher Marcel Say — vous oubliez un aspect du problème. Vous, savez bien que les prébendes, les pensions, les villas à la campagne et les domestiques chamarrés subsistent pour une catégorie d’écrivains (si on peut appeler ainsi ces larbins de la plume). J’aurais voulu que vous les fustigiez au passage, ces pondeurs de littérature alimentaire comme disait autrefois Gustave Téry. J’aurais voulu que vous cassiez les de ces cuistres, bons commerçants au demeurant, qui savent offrir à leur clientèle de munitionnaires et de putains emmillionnées, le plat du jour à la mode.
C’est quand je songe à eux que me révolte l’idée même d’une littérature qui nourrit son homme, à peu près comme la prostituée du carrefour entretient le mec qui l’exploite.
C’est en pensant à eux que j’ai écrit Littérature et pognon, ces humbles pages qui ne sont pas de la littérature, mais un cri de dégoût jailli du fond de moi-même.
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Je pense bien vous entretenir un jour ou l’autre des revues littéraires belges : comme chez nous, il en est de grotesques, d’autres qui sont médiocres et certaines qui se classent hors de pair par leur indépendance et leur belle tenue.
Parmi celles-ci Lumière (160, avenue d’Amérique, Anvers) que dirige M. Roger Avermaete, est incontestablement l’une des plus intéressantes. Au sommaire du dernier cahier paru (15 août), je note l’introduction de Romain Rolland à son drame : Les Vaincus, œuvre de jeunesse, récemment éditée, un remarquable conte de guerre : Alerte, d’Elie Richard qu’il faudrait citer en entier, et des poèmes de valeur. Il y a aussi une Lettre ouverte de Roger Avermaete à M. Léon Debatty, critique litté [quelques volées de bon bois vert sur les épau]raire. Il advint à celui-ci une curieuse histoire : M. le comte Henry Carton de Wiart, ex-premier ministre de Belgique, membre éminent de l’Académie belge, se pique de littérature, tout comme notre Poincarof national. Comme notre Pierre Benoit non moins national, il copie — ou fait copier — ses livres. M. Debatty l’ayant prouvé, textes à l’appui, se vit mettre à la porte du journal où il exerçait la critique littéraire. Il fit appel à trois revues : Le Thyrse, La Vie intellectuelle, la Renaissance d’Occident, qui firent la sourde oreille. Pourquoi ? Roger Avermaete nous le dit : « Consultez les documents publiant les questions des Sénateurs et des Députés avec les réponses des ministres à la date du 6 juin 1922 ? Vous y trouverez la liste des revues subsidiées par le Ministère des Beaux. Arts. C’est très intéressant. C’est même amusant et cela explique bien des choses. »
Mon, cher confrère, vous avez bien de la chance dans votre royaume de Belgique, où vous connaissez la liste des revues, entretenues comme des catins qu’elles sont, pas Bébert premier. En France, le moindre manuel d’instruction civique vous apprendra que : « Dans, une république, le peuple contrôle par ses représentants au Parlement, les recettes et les dépens de l’État ». Voire ! M. C. Poinsot, dans une brochure publiée en 1918, à la Renaissance du Livre, nous apprend qu’au budget français sont inscrits 275.000 francs pour le soutien matériel des écrivains. Mais il assure lui-même que c’est une « caisse noire » dont on ignore les bénéficiaires.
Heureux Avermaete, sujet d’un roi, mieux renseigné sur l’usage de ses impôts — c’est déjà çà, mon vieux, ne rigolez pas ! — que nous, libres citoyens de la plus libre des Républiques (comme chantent les subsidiés). Vous devriez publier ces renseignements pour la Belgique : nous passerions quelques minutes de bon temps et nous connaîtrions quelques beaux salauds de plus.
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J’ai déjà dit ma sympathie pour les Essais critiques (à Pignan, Hérault) et leur directeur Jean Azaïs. En lisant son dernier numéro, j’ai souri de la simplicité vraiment « primaire » avec laquelle il résout les problèmes de politique extérieure. Il conseille tout bonnement de ne pas payer nos dettes envers l’Amérique et l’Angleterre tant que l’Allemagne n’a pas payé. Mais n’est-ce pas une impérieuse obligation de fait que l’on peut blâmer ou légitimer, mais non éviter ? M. Azaïs ajoute : « Nous pouvons être bien tranquilles, nos ancien alliés ne nous déclareraient pas la guerre, ils n’useraient d’aucun moyen de coercition. Ils lèveraient les bras au ciel et mous laisseraient faire ». Peut-être ! Maintenant, vous savez, on peut toujours essayer moi, je m’en fous pas mal !
Heureusement, il y a pour relever ce numéro une patiente étude sur l’œuvre de M. Jean Giraudoux, auteur à la mode. Azaïs y démontre tout le clinquant faux, la verroterie pour lecteurs nègres de ces livres que les snobs dévorent et que des auteurs renommés pondent en série.
Il y a aussi, plus loin, une remarque curieuse que nous pouvons faire nôtre, à condition seulement de modifier la phrase finale et de la rendre vigoureusement affirmative :
« Un rédacteur de l’Action française, que je ne nommerai pas puisqu’il s’agit de propos privés, aime à répéter cette idée que nous trouvons chez Lasserre : le nationalisme est une vertu de décadence. M. Maurras parlant du transnationalisme du Prince de Rohan ne pense pas d’autre manière. Les gens de l’Ancien. Régime n’étaient pas nationalistes. Nous n’accepterions pas comme eux, un premier ministre italien, un généralissime allemand, un trésorier suisse. Nous sommes roulés en boule, comme le hérisson en péril. Nous ne pouvons faire différemment. »
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Les Facettes (68, Cours Lafayette, Toulon Var), consacrent un numéro spécial à Vincent Muselli. Moi je yeux bien. Mais cette poésie honnête, classique, jusqu’à la frigidité ne saurait m’émouvoir. Et puis, quel agacement. Ainsi, voyez ce vers extrait du poème Le Gargotier qui rallierait mes préférences.
Pourquoi pas « le feu qui embrase nos tentes ». Ah voilà : il y avait extase à la fin du vers précédons. Et puis l’inversion est admise en poésie. Oui, oui, je sais ; mais il n’empêche que ces formes ampoulées, artificielles au possible, me tapent sur les nerfs.
Travail du poète, dira-t-on ? Mais n’y aurait-il pas autant d’effort à calculer son rythme, à placer les assonances, les allitérations à leur meilleure place, de façon à forger une phrase bellement sonore, disposée en vers si vous voulez, mais sans s’inquiéter s’il y a bien 14 vers de douze pieds chacun, disposés en deux quatrains et deux tercets ?
Cet agacement que me donne neuf fois sur dix, l’inversion chère aux classiques, suffirait, seule, à mes yeux, pour instiller le vers libre.
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Le Groupe moderne d’art de Liège publie trimestriellement une Anthologie (28, rue Maudeville, Liège). C’est un effort louable, plein de bonnes intentions. Mais dans un article Jeune Allemagne (d’ailleurs très favorable à l’art allemand) une phrase m’a fait sursauter :
« Le peuple allemand est un esclave d’une caste de hobereaux, d’industriels — de hobereaux surtout. Sa liberté est celle, d’un engrenage qui tourne. »
Et voilà ! Nous ne sommes pas des esclaves, nous ! Oh non ! Nous avons fait notre Révolution… en 1789. Nous l’avons même recommencée en 1848 et en 1871, pour mieux assurer l’omnipotence de Loucheur et Schneider, dignes rivaux de Krupp et Stinnes. Notre engrenage à nous ne tourne pas ? Non, voyez le 2 août 1914 si ce fut merveilleusement automatique.
« Connais-toi toi-même », disait le sage. N’oublions pas cette maxime. Et, de grâce, reléguons au magasin des accessoires périmés, ces sempiternels clichés : les Anglais sont comme ceci, les Allemands comme cela, les Yakoutes comme ceci, les Péruviens comme cela, etc. etc. Partout la ménagerie humaine renferme dans des cages différentes (mais qui sont toujours des cages !) des hommes veules et lâches, des indifférents et des révoltés. Partout aussi, il y a des chefs affublés d’oripeaux, adornés de médailles, armés d’engins différents (mais toujours hélas, des chefs ! Et qui nous le font bien voir, à nous républicains de France, comme à nos frères d’Allemagne, de Russie ou de Patagonie !).
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Tenez, traduisez donc ceci en allemand et dites moi si ce n’est pas digne de la plus revancharde et pangermaniste revue de Potsdam ou d’Heidelberg.
C’est cueilli, avec des gants, dans l’Effort, revue mensuelle (51, route d’Uzès, à Nîmes).
Ô Paladins, vos fils d’un geste souverain
Moissonnaient les lauriers de la France éternelle !
Oui. Même que de temps en temps, il leur dégoulinait des éclats (de laurier) sur la gueule !
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M. Léty-Courbière, directeur d’Athéna (place de l’Odéon, Paris) a fait mieux encore. Écoutez plutôt :
Quand nos aînés… — Tac ! Tac ! grognent les mitrailleuses.
Marchons ! Marchons!…— Boum ! Boum ! répondent les obus.
… Tout est fini. Les échos mêmes se sont tus.
Sous un ardent soleil d’été mil neuf cent seize,
Huit cent Français, dans un linceul de Marseillaise,
Sont morts. C’était à Z… un hameau très connu.
Du bataillon entier, pas un n’est revenu.
Ça mérite bien un autographe de Raymond le Sinistre et une accolade de Marthe Chenal. Traduisez en allemand, remplacez Français et Marseillaise (pas grand’ chose), vous aurez un autographe de Guillaume II et la couche d’une putain berlinoise — et patriote, — au choix. Peut-être même la Croix de fer.
Marcel Azaïs qui cite ces vers dans les Essais critiques, ajoute : « Je comprends que, quand on a de pareils vers à placer, on fonde une revue. »
Moi aussi.
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La Mouette que dirige au Havre (20, rue du Perrey) Julien Guillemard, est une drôle de revue. Inégale au possible. Son directeur y publie tour à tour des pages fort belles et d’autres insignifiantes. Les collaborateurs font de même. Mais la lecture en est toujours intéressante. On y cueille des choses amusantes. Ainsi, les lignes suivantes extraites des Souvenirs de guerre de M. Henri Dutheil :
L’après-midi s’écoule sans heurt. Le courrier personnel arrive aux environs de seize heures. On fait sa correspondance. À 18 h. 30 diner pour la première équipe. La seconde suit. Quand c’est notre tour (une nuit sur deux) d’être de service, veille jusqu’à minuit… etc. etc.
L’auteur conclut : « Nous servons tout de même à quelque chose ». Je pense bien : ne serait-ce qu’à nous dégoûter de l’armée. Mais cette âme de parfait bureaucrate ne saurait nous étonner chez M. Dutheil que nous avons vu par ailleurs béatement prosterné — que dis-je, affalé à plat ventre — devant Mangin à la gueule sinistre, le Broyeur de noirs. Et dire que ce Monsieur voulait faire insérer aux Humbles des poèmes grivois, jugés trop compromettants dans les revues où il collabore d’ordinaire. Mais ça n’a pas pris.
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Le récent numéro des Humbles (en vente à la Librairie sociale) renferme diverses proses, poésies et études critiques.
Voici le dernier des trois poèmes d’Henry Malot, du groupe libertaire de Marseille :
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Buté de superbe et de vanité. La moue.
Vois ! la brute se détend au fond des yeux fouinards
Le Désir éternel s’accroche, épanoui,
au tam-tam lumineux et changeant des manèges.
Tu bois, avec jactance, des liqueurs trop vertes,
le chapeau sur l’oreille, aux terrasses des bars.
Mépris suranné de la populace. Seul…
Allons ! ne cache pas que c’est une faconde
et que tu berces des vieilles phrases romantiques,
dans ces relents brûlés, poussiéreux de friture.
Imbécile ! tu fais de la littérature.
Et aussi, d’une suite de proses intitulée Vacances, ces passages immodestement cités par… l’auteur lui-même :
Tu parlais autrefois, mon jeune ami, amoureux et poète, des feuilles du peuplier qui palpitent d’un air entendu.
Pauvre cher ami ! Les vers doivent avoir nettoyé tes os maintenant dans ce coin de Picardie, que tu repris, héros bien oublié, à l’héréditaire ennemi.
Et moi, j’ai beau m’obstiner à regarder, en souvenir de toi, les mouvants peupliers, aucune feuille ne palpite plus d’un air entendu. Ne suis-je plus amoureux, ni poète ? Et puis, où nos dix-huit ans et tous nos espoirs ? Les feuilles appellent au secours je crois entendre leur voix d’agonie. Et j’aperçois très bien leur geste, désemparé, tendu désespérément vers un infini hostile. Une flamme de bougie qui vacille et va s’éteindre. Le bras tendu d’un homme qui se noie, avant la dernière plongée. Les peupliers sont bien embêtés par cet implacable vent, qui les courbe et les recourbe, de son souffle, infatigable et sournois.
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Il y avait aussi les saules argentés dans la littérature de mes jeunes années. Je les regarde depuis un moment, ces pauvres saules, aux blessures béantes. Vraiment comme ils sont peu argentés. Ce vent de la mer secoue les feuilles, les verdit et les blanchit tour à tour au gré de leurs faces changeantes, au gré de ses vagues brusques, secouant la campagne.
Quel beau symbole, touchant prétexte à de possibles développements, lyriques et poétiques.
Comiques aussi.
[/Maurice