La Presse Anarchiste

Ce qui est à faire

Sur­pris par les évé­ne­ments, impuis­sants à empê­cher la guerre, ne pou­vant, davan­tage, sus­ci­ter cette révo­lu­tion qu’ils savaient être la seule solu­tion logique à lui oppo­ser, les anar­chistes, à l’heure actuelle, sont désor­ga­ni­sés et, de plus en plus, désorientés. 

Au début, ils étaient divi­sés en deux groupes : ceux qui, ne com­pre­nant pas la situa­tion, se conten­taient, sous pré­texte de fidé­li­té aux prin­cipes, de remâ­cher des argu­ments qui, très bons lors­qu’il s’a­gis­sait de com­battre une chose sous sa forme abs­traite, encore à se pré­ci­ser, n’ont plus le même poids lors­qu’il s’a­git de faits concrets et réels ; ne com­pre­nant pas que, si la guerre est une chose mons­trueuse, néfaste autant au vain­queur qu’au vain­cu, il faut autre chose que des phrases pour l’ar­rê­ter, lorsque l’un des com­bat­tants, ne vou­lant entendre aucun rai­son­ne­ment, est réso­lu de la déchaî­ner et d’as­ser­vir ceux dont il pré­pare la conquête. 

Et il y avait ceux, dont nous sommes, qui, ayant com­pris que le triomphe du Mili­ta­risme prus­sien serait l’as­ser­vis­se­ment de l’Eu­rope sous une dis­ci­pline de fer, la fin de nos espoirs d’é­man­ci­pa­tion, se sont, mal­gré leur anti­mi­li­ta­risme, — à cause de leur anti­mi­li­ta­risme — se sont ran­gés contre l’a­gres­seur, à côté de ceux qui ne fai­saient que se défendre.

Aujourd’­hui se des­sine un troi­sième élé­ment : ceux qui vou­draient voir finir la guerre et vou­draient, coûte que coûte, que l’on for­çât les bel­li­gé­rants à faire la paix.

La paix ! tous, nous la vou­lons, de toutes nos forces ; seule­ment, si nous vou­lons que cette paix soit une paix durable, défi­ni­tive, et non un armis­tice per­met­tant aux bel­li­gé­rants de se réar­mer pour de nou­velles tue­ries, ce désir de la paix, cette han­tise des mas­sacres qui ensan­glantent l’Eu­rope, l’ob­ses­sion des ruines qui vont s’ac­cu­mu­lant à chaque ins­tant, ne doivent pas nous faire perdre de vue qu’il ne peut être ques­tion de paix, tant que l’Im­pé­ria­lisme alle­mand peut se consi­dé­rer comme ayant droit de poser ses condi­tions, étant maître de la Bel­gique, d’au moins un neu­vième de la France, et d’une por­tion de la Rus­sie. N’y aurait-il, cepen­dant, pas moyen de trou­ver un ter­rain com­mun d’entente ?

Depuis un an que la folie meur­trière couche, chaque jour, les cadavres par mil­liers, entas­sant ruines sur ruines, des­truc­tions sur des­truc­tions, la réac­tion s’im­pose, non seule­ment dans les pays qui se battent, mais jusque chez les neutres. Sous pré­texte de mesures de défense, on res­treint, chaque jour, le peu de liber­té que les peuples ont conquis par des siècles de luttes. Il est temps de rap­pe­ler aux gou­ver­nants que, si les tra­vailleurs ont accep­té de prendre les armes pour se défendre contre l’as­ser­vis­se­ment par un mili­ta­risme « scien­ti­fi­que­ment » bru­tal, ce n’est pas pour voir res­ser­rer les entraves qui pesaient déjà sur eux. Il faut qu’il soit dit et redit, que si les tra­vailleurs, en vue de parer au dan­ger le plus pres­sant, ont consen­ti à ajour­ner cer­taines reven­di­ca­tions jusques après la guerre, ce n’est pas une abdi­ca­tion de leurs espoirs d’af­fran­chis­se­ment, et que, par-des­sus tout, ils entendent ne pas être menés, par leurs propres gou­ver­nants, comme des conquis ; que s’ils consentent, pour le moment, à faire cause com­mune avec leurs maîtres, ce n’est que pour être à même, la guerre finie, de faire valoir leurs reven­di­ca­tions avec d’au­tant plus de forces que leurs sacri­fices auront été plus grands ; que, en tous cas, ils entendent être trai­tés en hommes libres et non en sujets.

La guerre étant déchaî­née, nos cama­rades vou­dront-ils com­prendre qu’elle ne peut plus être arrê­tée que par la vic­toire de l’une ou de l’autre des coa­li­tions ? Que si ce n’est que l’é­pui­se­ment mutuel qui force les bel­li­gé­rants à un com­pro­mis, ce sera les choses remises en l’é­tat où elles étaient avant la confla­gra­tion : la conti­nua­tion des arme­ments stu­pides qui pré­parent les meurtres col­lec­tifs, les ruines et la dévas­ta­tion, les ren­dant inévitables.

Ce qui est à faire, c’est ame­ner l’o­pi­nion publique à com­prendre que la paix qui res­sor­ti­ra de la lutte ne sera une paix saine et durable que si le droit des peuples est res­pec­té, que si les popu­la­tions dont on se dis­pute la pos­ses­sion sont lais­sées libres de choi­sir le régime natio­nal qu’elles entendent suivre ; que si le vain­queur est assez intel­li­gent de n’u­ser de sa vic­toire que pour effa­cer les causes de fric­tions entre les peuples, que pour trou­ver des moyens d’as­su­rer la solu­tion paci­fique des conflits entre peuples.

Si c’est l’Al­le­magne qui doit dic­ter les condi­tions de paix, ce sera le triomphe de la force, ce sera, pour des siècles, la mili­ta­ri­sa­tion assu­rée de l’Eu­rope, l’im­puis­sance abso­lue de faire entendre la voix de la rai­son, de la jus­tice. Ce sera la paix, mais la paix sous un régime de fer, la paix avec un mili­ta­risme pour qui chaque être humain n’est qu’un rouage insi­gni­fiant d’une machine à broyer les volon­tés. Ce sera la fin de tous nos rêves d’é­man­ci­pa­tion future !

Oh ! sans doute, la vic­toire des alliés ne sera pas la fin de l’es­cla­vage, n’en sera même pas l’a­moin­dris­se­ment, loin de là, mais c’est la pos­si­bi­li­té de reprendre notre lutte d’é­man­ci­pa­tion, ce qui est déjà quelque chose.

Donc, pour qui veut voir les choses telles qu’elles sont, et non à tra­vers des abs­trac­tions, il est indé­niable que la paix de l’Eu­rope ne peut être obte­nue que par l’é­cra­se­ment du mili­ta­risme alle­mand et son corol­laire : l’impérialisme.

Seule­ment, ces deux monstres ne peuvent être abat­tus que par nos cama­rades alle­mands eux-mêmes. Eux seuls peuvent débar­ras­ser l’Eu­rope des ban­dits qui ont déchaî­né sur les peuples le cata­clysme effroyable qui la décime et la ruine. Il faut faire com­prendre à nos cama­rades que ceux qu’on leur a pré­sen­tés comme des enne­mis ne font que se défendre, et que, eux comme nous, n’au­ront la paix, la tran­quilli­té et la liber­té que s’ils savent se libé­rer de la ver­mine qui les suce, les épuise et les déshonore.

Quant aux neutres, s’ils ont la chance de ne pas être englo­bés dans les mas­sacres de l’heure pré­sente, si leur com­merce s’en­ri­chit en tra­fi­quant avec ceux qui se battent, ils n’en subissent pas moins des charges énormes et des ser­vi­tudes du fait de la guerre. Il sera bon de leur rap­pe­ler que, cepen­dant, c’est leur sort qui se déci­de­ra lors­qu’on trai­te­ra de la paix, et qu’ils peuvent beau­coup s’ils savent rap­pe­ler le vain­queur au res­pect du droit des vaincus.

L’heure est cri­tique, elle est aux déci­sions et non aux dis­cus­sions, sté­riles et vaines, lors­qu’il faut agir. Nos cama­rades sau­ront-ils le comprendre ?

[/​Criccieth, le 6 – 9‑1915.

Jean Grave/​]

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