La Presse Anarchiste

Désarroi et renaissance socialistes

Il est cer­tain que la guerre a flan­qué un for­mi­dable coup de matraque sur la tête des socia­listes de toutes les écoles. Un malaise dévore les grou­pe­ments, la confiance dans le mou­ve­ment est par­tie ; on est scep­tique, pes­si­miste, dés­illu­sion­né, désenchanté.

Notons qu’on l’é­tait déjà avant la guerre. On s’é­tait for­mé dans tel ou tel clan poli­tique, on y res­tait par habi­tude, par pudeur, par devoir. Mais on ne s’y sen­tait pas bien. Ou si quel­qu’un trou­vait une cer­taine joie dans le socia­lisme, ce n’é­tait pas pour longtemps.

En un mot, une crise étreint le socia­lisme, et ce n’est pas d’hier.

Deux causes prin­ci­pales, du train dont nous sommes allés jus­qu’à pré­sent, ont contri­bué à créer un état de crise chro­nique dans les rangs des socia­listes. Et il fau­dra les écar­ter pour tou­jours, si nous ne vou­lons pas que le socia­lisme soit une sorte de place publique où il y a beau­coup de pas­sants, et, au bord, quelques rares élé­ments stables, à demeure. Car le nombre est immense des gens qui viennent par­mi nous pour être socia­listes trois mois, six mois, une année. Allez cher­cher ceux qui sont là pen­dant cinq, dix ans ! Et les vieilles barbes qui durant vingt ans fré­quentent les orga­ni­sa­tions « pour se don­ner » à la cause, se comptent sur les doigts.

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Deux causes de désar­roi sont à écar­ter de notre chemin.

La pre­mière, c’est la concep­tion apo­ca­lyp­tique du socialisme.

On s’i­ma­gine en entrant dans le par­ti socia­liste, dans le syn­di­cat, dans le groupe anar­chiste, que ça y est ; que puis­qu’on est deve­nu « cama­rade », tout le monde à peu près doit avoir aus­si la « révé­la­tion ». Jusque-là on vivait dans l’a­veu­gle­ment. Mais du moment qu’on est soi-même deve­nu socia­liste, alors tout va chan­ger, et il serait vrai­ment éton­nant que la socié­té bour­geoise ne soit pas ébran­lée. On s’i­ma­gine appor­ter une puis­sance extra­or­di­naire au mou­ve­ment d’é­man­ci­pa­tion dès qu’on se qua­li­fie homme d’a­vant-garde. Com­ment, se peut-il qu’il y ait encore des pro­lé­taires qui ne soient pas « conscients » ? Et l’on vit ses idées de telle sorte que pen­dant quelque temps elles rem­plissent vos pré­oc­cu­pa­tions, vous créant toute la jour­née un cer­tain état de ten­sion qu’on reporte faci­le­ment sur l’am­biance, s’i­ma­gi­nant par là que puis­qu’on est socia­liste, tout est à peu près socia­liste… à part les « infâmes bourgeois ».

Et on s’illusionne.

Même des citoyens éprou­vés se laissent entraî­ner dans cet éner­ve­ment, dans cette hâte. On a beau connaître l’his­toire et savoir que le moindre pro­grès de la civi­li­sa­tion a exi­gé un temps énorme, on vit avec impa­tience dans l’at­tente de l’ère messianique.

On se lève le matin et l’on demande : N’y a‑t-il rien, ce n’est pas encore là ? Et le soir du troi­sième jour on est las d’attendre.

La classe bour­geoise, qui certes n’est pas au bout de son rou­leau, et qui a eu quelque chose dans le ventre lors­qu’elle a fait ses efforts d’é­man­ci­pa­tion, a mis des siècles pour sor­tir de l’as­ser­vis­se­ment main­te­nu par les sei­gneurs, obte­nir des pri­vi­lèges com­mer­ciaux, arri­ver à la puis­sance capi­ta­liste, c’est-à-dire à son hégé­mo­nie ; elle a mis quelque chose comme cinq siècles. Et en Rus­sie, cette classe bour­geoise n’est en train de s’é­man­ci­per que main­te­nant. Ç’a été long.

L’é­man­ci­pa­tion des pro­duc­teurs qui sera bien plus com­pli­quée que celle de la bour­geoi­sie — car nous ne vou­lons par rem­pla­cer la classe au pou­voir, mais recher­chons la sup­pres­sion des classes par le triomphe de la pro­duc­tion, libre­ment orga­ni­sée — la civi­li­sa­tion socia­liste met­tra beau­coup de temps éga­le­ment pour s’é­ta­blir. Et c’est pré­ci­sé­ment parce que le socia­lisme met­tra beau­coup de temps pour arri­ver à chef, que nous devons lui don­ner toutes nos forces, tous nos enthou­siasmes, toute notre pen­sée, toutes nos capa­ci­tés — sans être pres­sés quant aux résultats.

Oui, ce sera dur.

Il faut se dire que ce sera dur.

Entrons dans le socia­lisme sans nous illu­sion­ner, afin de n’être point désillusionnés.

Le socia­lisme ne sera pas appor­té par un coup de théâtre. Il n’y a rien en lui de catas­tro­phique. L’a­po­ca­lypse socia­liste ne sera pas.

S’a­gi­rait-il, à la rigueur, d’une révo­lu­tion poli­tique, on pour­rait comp­ter sur un « coup de chien ». On a fait la révo­lu­tion fran­çaise en quelques années, les mou­ve­ments de 1830, 1848 et la Com­mune de Paris en quelques jours.

La masse des­cend dans la rue ; elle est nom­breuse ; elle s’arme ; elle est bien en forme. Le gou­ver­ne­ment est désem­pa­ré ; il prend peur ; il perd le com­man­de­ment de ses troupes ; il s’es­quive. Des bar­ri­cades, des bul­le­tins de vote, des coups de fusil. La répu­blique est proclamée.

C’est simple, rapide.

Les répu­bli­cains, dont la vaillance a été belle, répé­tons-le hau­te­ment, nous ont lais­sé la tra­di­tion, la pen­sée, l’illu­sion des mou­ve­ments simples, rapides, catas­tro­phiques, apocalyptiques.

Mais sacre­bleu, c’est que le socia­lisme est bien autre chose qu’un régime poli­tique plus ou moins bien­fai­sant, une espèce de « com­mu­nisme poli­tique » qui laisse intactes les mœurs de hié­rar­chie à l’atelier, de pro­prié­taires et loca­taires à la mai­son, de ren­tiers, de diri­geants et de contri­buables dans la vie.

Pour l’é­ta­blis­se­ment du socia­lisme, il ne s’a­git de rien de moins que d’une révo­lu­tion éco­no­mique, c’est-à-dire qu’il faut que le peuple ait com­pris la néces­si­té d’une pro­fonde trans­for­ma­tion des rap­ports des indi­vi­dus entre eux. Et cette atmo­sphère socia­liste répan­due dans les ate­liers, chan­tiers, usines, dans les champs, dans la rue, dans la famille, à l’é­cole, au théâtre, par­tout, cette atmo­sphère doit se déga­ger d’un cha­cun, de tout pro­duc­teur, parent de pro­duc­teur, enfant de pro­duc­teur, voi­sin de pro­duc­teur. Alors le socia­lisme sera.

Et puis­qu’il faut que le socia­lisme obtienne beau­coup, pour être, puis­qu’il faut lui don­ner tout des forces pro­lé­ta­riennes, c’est une rai­son de plus pour qu’on ne rechigne pas, qu’on ne renasque pas, qu’on ne s’a­mer­tume pas, qu’on ne dés­illu­sionne pas. C’est une néces­si­té, au contraire, que de tout appor­ter au mou­ve­ment socia­liste sans en rien deman­der. Voi­là com­ment on peut être un élé­ment de civi­li­sa­tion. Et la joie d’ap­por­ter à l’hu­ma­ni­té un esprit civil, gré­gaire, socia­liste est si énorme, si saine, si récon­for­tante, qu’il n’y a plus moyen de s’im­pa­tien­ter sur le manque de résul­tats immédiats.

Et l’on reste socia­liste, car on sait qu’une œuvre grande ne se fait point en un jour. On ne veut plus être un enfant pénible qui lâche tout parce que la besogne est ingrate, longue, rude. On est calme, patient, mais ferme et éner­gique, parce qu’on a l’es­prit civil, gré­gaire, socia­liste, et qu’on veut être un homme de son siècle.

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Il est une autre cause de crise socialiste.

Notre socia­lisme étant très plein, on se fatigue beau­coup à le pro­pa­ger, il nous vieillit rapidement.

J’ai tou­jours été frap­pé de l’ex­tra­or­di­naire jeu­nesse des répu­bli­cains qui, dans la voie de la lutte sociale, nous ont pré­cé­dés. C’est que leur répu­bli­ca­nisme était gai, bien moins absor­bant que notre socia­lisme, infi­ni­ment plus léger. Rem­pla­ce­ment du monarque par un gou­ver­ne­ment res­pon­sable devant les chambres, suf­frage uni­ver­sel, liber­té des tran­sac­tions, ins­truc­tion obli­ga­toire, liber­té de réunion et liber­té de la presse, et c’est à peu près tout le pro­gramme répu­bli­cain. On pou­vait pro­pa­ger ces prin­cipes simples, clairs, sans se fati­guer le cer­veau, gaî­ment, en chan­tant, sur la bar­ri­cade, dans les clubs, de-ci de-là.

Puis les répu­bli­cains ont pu réa­li­ser leur pro­gramme, et la réa­li­sa­tion répu­bli­caine rayonne encore sur eux. Ils en portent une joie inté­rieure qui les rend émi­nem­ment sym­pa­thiques, confiants en eux, enthou­siastes ; ils sont bien plus jeunes que nous.

Alors quoi, parce que le socia­lisme est un mou­ve­ment très plein, parce que — Wells dixit — le socia­lisme est un chan­ge­ment total dans la trame de la vie quo­ti­dienne, nous allons en être excé­dés, fati­gués, épui­sés ? Le socia­lisme va nous écra­ser de son propre poids ?

Ne crai­gnons rien :

Le socia­lisme excède, fatigue, épuise les ama­teurs en socia­lisme, les pas­sants du socia­lisme, les demis, les quarts, les sei­zièmes de socia­listes, les grin­cheux qui vou­laient arri­ver au but sans essayer leurs jambes et leurs bras, les petio­lets de la phi­lan­thro­pie, ceux qui sont mécon­tents que leur petit « moi » ne soit point assez pri­sé par les grands de ce monde. Qu’im­porte, que nous per­dions ce déchet humain.

Mais tous ceux qui pro­duisent, fabriquent et règlent la machine, qui manient la matière, la façonnent, lui donnent une forme, la trans­forme, la pétrisse, la vivi­fie, la com­prennent, et créent, tous ceux qui veulent le res­pect de la pro­duc­tion — intel­lec­tuelle et manuelle — tous ceux-là, qui sentent la gran­deur du geste pro­duc­teur et en veulent le res­pect, tous, tant qu’ils sont, peuvent être ou sont des socia­listes de roche. En tous cas ils fini­ront par l’être.

Et si nous vou­lons en être de suite, de ces pion­niers de la socié­té de demain, pion­niers défi­ni­tifs, socia­listes com­plets, il s’a­gi­ra de tra­vailler notre socia­lisme, comme un ter­rain embrous­saillé, mais fer­tile, il s’a­gi­ra de l’ai­mer dans son his­toire, dans les efforts des vieux, dans les bar­ri­cades des com­mu­nards, dans les souf­frances des poli­tiques russes, dans les faits et gestes de la plèbe des fabriques et des bas quar­tiers, il s’a­gi­ra de s’en­fon­cer dans la dis­cus­sion des pro­blèmes socia­listes, de les sou­le­ver, de se brouiller avec des amis à cause de cela, de lut­ter contre les résis­tances des maîtres, de dépas­ser les défenses des parents ou de la police, il s’a­gi­ra de se don­ner, de don­ner beau­coup de soi pour conqué­rir le socia­lisme, de s’in­té­res­ser à toutes les nou­velles ques­tions qui se posent dans le socia­lisme, d’être soli­daires de tous les souf­frants, des oppri­més, des exploi­tés, d’être oppo­sés à la lai­deur, à la cruau­té, au para­si­tisme des impro­duc­tifs, au scan­dale du capi­tal, il s’a­gi­ra de se pro­cla­mer socia­liste parce qu’on a besoin de jus­tice, il s’a­gi­ra de le décla­rer, sans avoir peur de pas­ser pour une « poire » une grande honte à notre époque d’ar­ri­visme tech­nique — il s’a­gi­ra d’en être fier.

Ain­si, par cet entraî­ne­ment quo­ti­dien, par cette conquête per­son­nelle du socia­lisme, on devien­dra fort, résis­tant, on aura aus­si une puis­sance de rayon­ne­ment, on res­te­ra jeune, confiant, convain­cu, actif.

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Et si cela ne suf­fi­sait pas, n’a­vons-nous pas un talis­man ? On l’a dit : pen­sons à la petite fille, de dix à onze ans, mal nour­rie, mais plu­tôt jolie, mal­propre, et les mains dur­cies par les ouvrages rudes, son pauvre corps gra­cieux d’en­fant dans de mau­vais haillons, et aux pieds de grands sou­liers usés qui la blessent. Et pen­sons à tous les gros gaillards de vingt ans qui passent à côté d’elle, en la bous­cu­lant, pour se rendre au tennis.

Je vous le dis : Il y a un talis­man qui nous force à être socia­liste, à moins que nous ayons la sen­si­bi­li­té émous­sée comme celle d’une brute. Or, être une brute au ving­tième siècle, ce n’est pas possible.

Il y a de la renais­sance socia­liste dans l’air.

[/​Jean Wintsch/​]

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