[/« L’homme le plus puissant du monde,
c’est celui qui est le plus seul. »/]
Quoiqu’en dise Ibsen par la bouche du Dr Stockmann, l’homme isolé n’est pas plus puissant que le troupeau. La boutade du penseur s’émousse contre le roc de la réalité. Si haut que domine sa tête altière, il lui faut descendre des nuages et satisfaire, comme chacun de nous, à ses besoins physiques. Il doit encore pour sa santé intellectuelle échanger quelques idées, si pauvre qu’en soit le dessin, avec ceux qu’il juge si bas au-dessous de lui.
L’étroitesse d’esprit peut tout aussi bien se loger une haute altitude que dans la poussière des foules, et elle n’y manquerait point si le philosophe voulait se piquer au jeu et s’isoler dans sa tour d’ivoire. Pauvre homme, quel triste retour il s’imposerait et quel aveu d’impuissance que ce retour à la vie commune ! Quelle sotte vanité est la sienne ! Il ressemble au cocher de bonne maison, vissé sur son siège faisant corps avec lui tant il semble ne pouvoir le quitter. Quel dédain pour le piéton, quel pli amer au coin de sa lèvre à la pensée qu’il lui faudra abandonner ce trône qui l’élevait à une telle hauteur au-dessus de la foule… et rentrer à l’écurie !
L’orgueil est une sottise, quel que soit le degré où il plane. Et c’est une sottise qui peut être commune aussi bien à une collectivité qu’à l’individu seul. Qu’est-ce donc que « l’élite » dont Romain Rolland a la hantise et avec lui pas mal de braves gens ayant le besoin de se croire pétri d’une pâte de choix et se cataloguant eux-mêmes, sinon encore ce sot orgueil incitant à se croire supérieur au commun ! Qu’est-ce que ces groupements d’hommes, fermés au nom d’un principe religieux, politique ou social même, malgré l’antinomie du mot, sinon l’éclat d’une supériorité dont on s’abuse, dont on est aveuglé ! Et partout, même croyance en une valeur morale supérieure, en un intellectualisme transcendant qui ne se mesure ni ne se discute, en une fierté ne trouvant pas d’équivalent dans la foule, la pauvre foule qui va son train sans conscience d’un pareil dédain. Même mépris aussi pour tous ceux qui n’ont pas été sacrés élus par le baptême dans la chapelle étroite ! Ah ! le pharisaïsme, on le trouve à tous les degrés et dans tous les milieux !
Un peuple, isolé par sa conception de la vie, par ses conquêtes, par un orgueil démesuré que lui ont donné ses victoires, sa puissance d’action, sa vitalité débordante peut se croire appelé à poser son empreinte sur les autres peuples considérés à un tel point inférieurs que ce sera bienfait de les transformer sur le type parfait, définitif, intégral et combien moral qu’il croit représenter. Nous avons sous les yeux, à cette heure d’histoire tragique, un exemple frappant d’un peuple amené ainsi par isolement, par éducation fermée à cette hypertrophie nationale.
Mais à côté de ces isolés plus ou moins volontaires ou plus ou moins conscients, penseurs, chapelles ou peuples, il y a aussi les isolés par défiance d’eux-mêmes, par inaptitude à l’action, par paresse morale ou par lassitude trop souvent justifiée par la duperie de ceux qui s’érigent en dirigeants et meneurs d’hommes, non point dans un but d’élargissement de l’action humaine mais, au contraire, dans le ferme espoir de paralyser leur volonté, de guider leur activité vers des intérêts contraires à l’intérêt général. On ne saura jamais assez quel mal profond auront fait aux individus les faiseurs de pluie et de beau temps de la politique. Jamais sorciers des temps lointains, jamais zélateurs des religions adverses, jamais fanatiques des innombrables sectes qui en sortirent n’infusèrent dans les veines de leurs suiveurs le plomb lourd du renoncement et de la passivité comme le firent nos modernes sectateurs du suffrage populaire, idolâtres du bulletin de vote, caressant l’urne des scrutins pour la puissance qu’elle leur donne, pour la mainmise qu’elle pratique sur l’ensemble des volontés ramifiées aux mains d’une oligarchie qui est bien la plus misérable caricature de la démocratie de tous les temps. Ceux-là ne réchauffent le zèle des croyants qu’à époques fixes, au moment des grands déballages de programmes charlatanesques, au son des fanfares électorales.
Que nombre de Panurges en soient revenus dégoûtés, il n’y a rien là d’étonnant ; ce qui étonne plutôt c’est que le nombre n’en soit pas plus grand encore — depuis que ce jeu dure — et que l’écœurement ne soit pas plus général. Mais, quoi ! comme il ne reste plus que ça des libertés civiques, on en use par habitude, peut être aussi dans la pensée que des temps meilleurs peuvent surgir et par un sentiment — très respectable en soi — que ce vestige décrépi des luttes du passé et ses victoires gagnées sur l’ancien régime dont on a, malgré le temps écoulé la haine encore vivace, doit être conservé. Hé ! combien encore craignent l’isolement, avec le désintérêt qui l’accompagne et se cramponnent à ce qui est — si mauvais soit-il — dans la crainte du pire !
Voilà en somme de quoi est composée la vie morale et intellectuelle d’un peuple promu aux libertés civiques depuis quelque soixante-dix années : Désintéressement de tout, insouciance des suites et par une pente toute naturelle, affaissement de la volonté, ou mieux encore usage sans foi, soupçonneux dans ses fins, de la batterie électorale, aboutissant aux mêmes déplorables résultats.
Cependant, l’initiative individuelle n’est point complètement ruinée par ces pratiques : il y a tant de domaines où elle peut s’exercer, donner des preuves de sa vitalité. C’est quelquefois pour un but momentané, d’une durée variant avec le besoin qui l’a fait naître ; qu’importe, puisqu’elle n’est point périmée parmi les hommes malgré toutes les emprises de l’État sur l’individu. L’État est parasitaire de sa nature, il ne crée rien de lui-même, mais vit de la sève des hommes, fait main basse sur tout ce qui a de la durée dans leur effort collectif, augmentant sans cesse les tentacules de sa bureaucratie insatiable. Il y a un antagonisme profond entre l’État et les individus. Celui-ci craint l’initiative de ceux-là, il semble que la lutte nécessaire pour améliorer la vie est un crime commis à son endroit, aussi fait-il sa proie de tout résultat ayant chance d’aboutir et de créer un nouveau service entrant peu ou prou dans ce qu’on appelle improprement ses attributions. Malgré tout ce frelonage incessant l’initiative individuelle poursuit sa voie et trouve toujours à s’exercer. Que d’œuvres n’avons-nous pas vu apparaître depuis le commencement de cette guerre néfaste, en dehors de toute ingérence de l’État. C’est même en de pareilles circonstances que nous voyons clairement combien l’État est nul, quand il ne nous montre pas sa parfaite incompétence et trop souvent sa nuisibilité !
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On peut se convaincre dès maintenant que cette guerre — quelle que soit son issue politique — aura des résultats heureux pour les individus. C’est bien le moins qu’on puisse attendre d’une telle catastrophe : que tout ne soit point perdu. D’abord, l’Étatisme qui trouvait dans l’organisation disciplinée de l’Allemagne son phare aveuglant tous les yeux, perdra de sa puissance de rayonnement. On ne sera plus hypnotisé par ses fameuses méthodes ; d’autres modes d’activité interviendront. Une orientation nouvelle inspirera diversement tous les pays et chacun profitera d’une période de transformation et de libre essor que les victoires de l’Allemagne, imposant le régime du sabre, de la botte éperonnée et des discours anachroniques, avaient rendue impossible. Nous assisterons à une renaissance qui ne sera certainement pas l’œuvre des États, mais bien celle des sujets, las de discipline et d’autorité et avides d’air et de liberté.
Bientôt — on en voit naître déjà les premiers signes — les hommes voudront sortir de leur isolement, pratiquer quelque active vertu nouvelle, empêcher le retour des immenses sacrifices humains, des ruines entassées par l’impéritie des gouvernements. On s’apercevra, enfin, que le joug des castes est trop lourd à supporter ; que l’esprit de renoncement aboutit au cataclysme et qu’il est temps de mettre un bâillon à l’appétit de lucre que nous offre la superposition des intérêts de la finance internationale, trouvant sa provende dans les plus horribles catastrophes, à l’intérêt général. Les événements nous auront montré que l’isolement fait obstacle aux questions qui se posent devant la conscience universelle, et que pour y répondre il faut que les individus cessent de craindre, reprennent vie, se donnent la main, échangent des idées débarrassées des entraves superstitieuses du passé. Un souffle nouveau doit passer sur le monde pour le rendre apte à la conception d’un devoir plus grand, d’une initiative exempte de l’intérêt sordide qui avait été jeté dans les âmes comme une sauvegarde contre les aspirations généreuses à une société de solidarité, de liberté et de bien-être pour tous.
[/Georges