Nous, anarchistes, ne pouvons pas nous désintéresser du point de vue moral. Nous ne sommes pas seulement pour les libertés économiques, mais aussi pour les autres libertés. Un régime monarchiste amènerait une régression en France, un abaissement moral, qui serait un recul pour la dignité humaine et la valeur des individus.
De même nous nous révoltons contre toute oppression — contre l’oppression qui frappe un Polonais nationaliste, persécuté par les policiers allemands ou russes.
C’est ce qui fait que je lutterai dans la mesure de mes moyens contre Guillaume II et le militarisme allemand et que je lutterai avec les alliés pour l’indépendance des Belges. Je ne puis pas me désintéresser de la violence, quelle que soit au fond la part de responsabilité qu’encourent tous les gouvernements.
Nous sommes placés ici à peu près dans la même situation que nous étions lors de l’Affaire Dreyfus — affaire à laquelle je participerais encore si c’était à refaire. Vous avez été floués, me dira-t-on — comme si nous pouvions espérer un résultat pratique. Mais nous avons eu un résultat moral, chose plus précieuse — et notre propagande avait pris une extension énorme. De fait, l’esprit de l’armée et la mentalité populaire avaient complètement changé.
Et de même que dans l’Affaire Dreyfus notre propagande dépassant une injustice particulière pour aller jusqu’à nos aspirations idéalistes sur l’abolition du militarisme — de même en cette guerre notre propagande doit dépasser les revendications d’indépendance nationale pour aller jusqu’au désarmement général, à l’abolition du militarisme.
Le fait que les gouvernements alliés sont obligés de donner comme drapeau à cette guerre un drapeau idéaliste : indépendances nationales, désarmement, etc., est une force pour notre propagande. Les promesses, même non tenues, sont le point de départ pour les revendications futures.
C’est ce qui s’est passé après 1815. Et d’ailleurs, à certains points de vue cette guerre a quelques points de ressemblance avec le soulèvement européen de 1813 contre la tyrannie napoléonienne. Nous sommes placés actuellement dans une situation un peu similaire — et non pas dans celle des guerres de 1792 pour la liberté.
Aurait-il donc fallu, comme anarchistes, subir la tyrannie napoléonienne ? Les rois n’ont pas tenu les promesses de liberté qu’ils avaient faites. C’est vrai. Mais c’est justement cette mauvaise foi qui a servi de point de départ aux mouvements révolutionnaires de 1830 à 1848. L’élan avait été donné.
Il est répugnant de voir que certains soi-disant anarchistes ne se placent qu’à un point de vue purement égoïste. On n’obtient rien que par générosité. Je veux dire que si nous voulons que notre propagande porte dans l’avenir, il ne faut pas s’attarder à la politique des petits profits. Nous nous sommes donnés dans l’Affaire Dreyfus. Nous devons nous donner maintenant — le résultat pratique importe peu. C’est le résultat moral qui compte.
Au moment où tout le monde en France risque sa peau, j’ai été écœuré de voir tant de soi-disant anarchistes chercher à se défiler, sous prétexte de maladies supposées. Aucune révolte pour un idéal, mais le simple culte de son moi. Ce sont tous des individualistes.
« Après moi la fin du monde »
[/M.P./]