La Presse Anarchiste

Faut-il entrer à la C.G.T. ?

Réponse à notre camarade Le Pen [[Le Pen : « Une deuxième C.G.T. Est-elle nécessaire ? » « Le Semeur » du 18 août 1926.]].

Je pour­rais don­ner à cet article le litre sui­vant : Un front unique singulier.

Je ne le ferai pas, éncore que les argu­ments déve­lop­pés par notre ami Le Pen se retrouvent essen­tiel­le­ment dans la Révo­lu­tion Pro­lé­ta­rienne, sous là signa­ture du jeune et pré­ten­tieux Cham­bel­land, et dans l’Hu­ma­ni­té, sous la signa­ture du fiel­leux Teulade.

Le Pen avoue­ra que la Voix du Tra­vail aurait le droit, si elle ne se mon­trait pas aus­si sou­cieuse de l’in­té­rêt du mou­ve­ment syn­di­ca­liste révo­lu­tion­naire, de tirer de cette asso­cia­tion d’i­dées et de per­sonnes des conclu­sions peu flatteuses.

Je ne le ferai pas, parce que je sais que les mobiles qui ins­pirent la cam­pagne — je dis bien la cam­pagne — de Le Pen n’ont rien de com­mun avec ceux aux­quels obéissent ses « asso­ciés » mal­gré lui ; parce que je connais Le Pen de longue date et que je me refuse à lui faire l’in­jure de le pla­cer sur le même plan qu’un Teu­lade ou un Chambelland.

C’est donc en ami que je veux dis­cu­ter avec lui. Mais l’a­mi­tié n’ex­clut pas la fran­chise. Il sera, je pense, de mon avis et ne trou­ve­ra pas mal­séant que je dis­cute son argu­men­ta­tion sou­vent spé­cieuse, par­fois iro­nique et presque tou­jours de parti-pris.

Le Pen ne trouve pas une 3e C.G.T. néces­saire. C’est abso­lu­ment son droit. Mais ici, c’est le nôtre d’être d’un avis oppo­sé. Et les argu­ments, dont cer­tains devraient être fami­liers à notre cama­rade, ne manquent pas pour étayer notre raisonnement.

Le Pen trouve extra­or­di­naire que nous vou­lions consti­tuer une 3e C.G.T., alors qu’à Paris il n’y a pas de Comi­té antifasciste.

Voyons, Le Pen ! tu dois te sou­ve­nir qu’en décembre 1925 et jan­vier 1926, les syn­di­cats auto­nomes se sont adres­sés en vain aux deux C.G.T. pour com­battre ce même fas­cisme. Nous ren­drais-tu res­pon­sables du silence des autres ?

Cet échec de la réa­li­sa­tion de l’uni­té d’ac­tion, après des échecs mul­tiples — que tu connais bien — sur le ter­rain de l’u­ni­té orga­nique, tant par la faute de la C.G.T. que de la C.G.T.U., nous a défi­ni­ti­ve­ment déci­dés à faire au moins l’U­ni­té orga­nique de nos forces, afin d’être en mesure de pou­voir expo­ser un mini­mum de résis­tance au fas­cisme, puisque la C.G.T. et la C.G.T.U. se refusent à toute action concer­tée contre lui.

Ne cherche pas ailleurs les rai­sons qui nous poussent à consti­tuer la 3e C.G.T. Elles sont là. Que nous ayons pré­vu, qu’il en serait ain­si et que nous ayons pris nos pré­cau­tions, ceci est une autre affaire.

Et, quoi que tu en penses, j’af­firme qu’a­gir ain­si, c’est prendre sou­ci de l’in­té­rêt ouvrier, c’est tenir compte des évé­ne­ments, c’est agir non pas en hommes de labo­ra­toire, mais en hommes d’ex­pé­rience — et non d’expériences.

Tu dis que je fus seul, en novembre 1924, à pré­co­ni­ser une 3e C.G.T. Tu sais bien que non. Mais ceci n’au­rait d’ailleurs aucune impor­tance. Cela prouve tout sim­ple­ment que ce que j’a­vais pré­vu — et c’é­tait facile — s’est réa­li­sé, puis­qu’au­jourd’­hui nom­breux sont ceux qui acceptent, après les évé­ne­ments que tu connais, le point de vue que je défen­dais alors. C’est donc qu’il s’im­pose de lui-même, presque à tous, sauf à quelques-uns de tes amis, à toi-même, qui êtes sous le coup d’une idée fixe : ren­trer à la vieille C.G.T.

À ce sujet, per­mets-moi d’ou­vrir une large paren­thèse, qui serait plus large encore si tu ne recon­nais­sais pas cer­taines choses, très graves, à ce sujet.

J’ai, moi aus­si, été par­ti­san de l’u­ni­té totale. Je te rap­pelle qu’au len­de­main de Saint-Étienne, je sou­met­tais au Comi­té de Défense syn­di­ca­liste un point de vue à ce sujet, mis au net avec Totti.

Nos efforts n’ont pas abou­ti. Comme aujourd’­hui, les deux C.G.T. se moquaient de l’U­ni­té comme de leur pre­mier adhérent.

Nous avons ensuite, avec toi, ten­té l’u­ni­té de la mino­ri­té syn­di­ca­liste avec la C.G.T. Des lettres de Lenoir, que tu as lues, le prouvent. Quand nous avons vou­lu obte­nir des garan­ties, nos par­te­naires se sont retirés.

Après, sans nous décou­ra­ger jamais, et tou­jours avec toi, nous avons essayé de faire l’U­ni­té des deux Fédé­ra­tions du Bâti­ment. Nous avons échoué par la faute des délé­gués confé­dé­rés. Tu te sou­viens, je pense, de la conduite de Cor­dier et de quelques autres !

Tout cela, c’é­tait avant les élec­tions du Car­tel des gauches ou immé­dia­te­ment après.

À ce moment, je, croyais qu’une ren­trée mas­sive de la mino­ri­té dans l’an­cienne C.G.T. empê­che­rait celle-ci de pour­suivre sa marche à droite.

Et nous avons vécu 10 mois de Car­tel, 10 autres mois de Car­tel édul­co­ré, avec Pain­le­vé et Briand. Pen­dant tout ce temps, la C.G.T. s’est sans cesse éloi­gnée de nous, de sa doc­trine, de ses prin­cipes, de la Charte du syn­di­ca­lisme. Tu sais ce qu’elle est aujourd’hui !

Et c’est là que tu veux retour­ner ? Ne te rends-tu pas compte que la C.G.T. que tu as quit­tée en 1921 était révo­lu­tion­naire auprès de celle de 1926 ?

Tu veux redres­ser son esprit, modi­fier ses cadres, affirmes-tu. Vois un peu ce qu’ont fait nos amis qui y sont allés ? Entends-tu par­ler d’eux seule­ment ? Les ouvriers, anar­chistes com­pris, y ont leur place, dis-tu ? Oui, dans l’ab­di­ca­tion. Est-ce cela que tu veux ? Tu es un lut­teur, je le sais, mais cette lutte-là t’é­cra­se­ra si tu t’y risques. C’est celle de Sysiphe.

La roue réfor­miste conti­nue­ra de tour­ner. Tu seras broyé ou tu devras par­tir à nou­veau. Alors ! pour­quoi. y retour­ner, puisque les rai­sons qui t’ont fait par­tir sub­sistent, aggravées ?

La C.G.T. marche inexo­ra­ble­ment vers ses nou­veaux buts démo­cra­tiques. Rien ne l’empêchera, pas même le fas­cisme, entends-tu. D’Ar­ra­go­na s’en est accom­mo­dé en Ita­lie. Pour­quoi veux-tu qu’il en soit autre­ment. Ici ?

Les buts qu’elle pour­suit aujourd’­hui sont-ce les tiens ? Non. Alors qu’y veux-tu aller faire ? Te joindre aux autres anar­chistes chez, qui le démo­crate a tué l’a­nar­chiste ? Tu ne le peux ! chez toi, les convic­tions sont trop solides pour cela. On ne te tolé­re­rait pas. T’en rends-tu compte, mon cher Le Pen ?

Aujourd’­hui, nous sommes — tu le vois sans-doute — en pleine période révo­lu­tion­naire. La révo­lu­tion est com­men­cée. Cela veut dire que les objec­tifs doivent se pré­ci­ser. Com­mu­nistes, socia­listes, syn­di­ca­listes ont les leurs propres. Ils s’op­posent. Tu le sais bien.

Com­ment veux-tu que les démo­crates, les com­mu­nistes auto­ri­taires et les syn­di­ca­listes que nous sommes — et tu l’es — puissent mar­cher, vers des buts oppo­sés en sui­vant la même route ? Croire cela consti­tue l’hé­ré­sie que tu dénonces et que tu com­mets pourtant.

Devrons-nous donc aban­don­ner notre idéal, pié­ti­ner notre doc­trine, renier notre pas­sé, nous enchaî­ner au char des plus forts pour accom­plir avec eux, pour eux — et non pour la classe ouvrière — une révo­lu­tion contre laquelle nous devrions nous dres­ser le len­de­main ? Je te pose la ques­tion. Et elle mérite d’être posée, crois-moi.

Tu as, je le sais, plus de confiance que cela dans le syndicalisme.

L’U­ni­té ? Elle se fera alors, après que les tra­vailleurs auront jugu­lé tous les poli­ti­ciens, et non avec ceux-ci.

C’est cela que veut pré­pa­rer la 3e C.G.T. Et rien d’autre.

Je relève sous ta plume deux argu­ments que je retrouve, hélas ! sous celles de Teu­lade et de Cham­bel­land, ce Cham­bel­land de Monatte. Ce sont les suivants :

1° La 3e C.G.T. sera anarchiste.

2° Sa consti­tu­tion aggra­ve­ra la scission.

Quels pauvres argu­ments vas-tu cher­cher là et dans l’ar­se­nal de nos pires adversaires ?

D’eux, ça se com­prend, mais de toi ? Où diable as-tu vu que l’A.I.T. était anar­chiste ? N’est-elle pas consti­tuée de Cen­trales syn­di­cales ? Elles sont à esprit liber­taire, diras-tu ? Est-ce un crime ? Pel­lou­tier, Grif­fuelhes, Yve­tot, Pou­get n’é­taient-ils pas des liber­taires. Toi et moi que sommes-nous ?

La C.G.T. d’a­vant-guerre, celle que tu veux voir, s’en por­tait-elle plus mal ? Non, n’est-ce pas ?

Alors, que vaut l’ar­gu­ment si ces liber­taires qu’ils étaient, que nous sommes, res­tent des orga­ni­sa­teurs, des hommes qui défen­dront l’in­dé­pen­dance du syn­di­ca­lisme, comme nous l’a­vons fait. Toi par­ti, nous ferais-tu l’in­jure d’en douter ?

On conçoit aisé­ment qu’un Teu­lade, qu’un Cham­bel­land, ces girouettes, aujourd’­hui repré­sen­tants de bou­tiques poli­tiques, de C.G.T. de par­tis, sou­tiennent un tel rai­son­ne­ment, mais un Le Pen !

Non, comme disait Jau­rès, pas toi ou pas ça. 

Le deuxième argu­ment a‑t-il plus de valeur ? Pas davantage !

Qu’al­lons-nous aggra­ver qui ne soit déjà irré­mé­dia­ble­ment défi­ni­tif ? Est-ce que, en dépit de tous leurs chan­tages, de tous leurs men­songes, les deux C.G.T. ne sont pas ins­tal­lées dans la scission ?

Mais la C.G.T.U. va, un jour, dis­pa­raitre, dis-tu. Erreur ! Moi aus­si, j’ai cru cela. Aujourd’­hui, je ne le crois plus.

Si, par impos­sible, cela arri­vait, ce serait, crois-moi, l’u­ni­té des deux branches du socia­lisme, des poli­ti­ciens domi­na­teurs qui se scel­le­rait sur notre dos, sur celui du pro­lé­ta­riat. Le syn­di­ca­lisme serait un peu plus asser­vi. Et ce serait tout. Mais, je te répète, je ne crois pas à cette uni­té-là, quelque inté­rêt qu’y aient les deux cou­rants du socia­lisme tra­di­tion­nel, aujourd’­hui adver­saires et demain ennemis.

La besogne utile, en ce moment ? C’est de pour­suivre la tâche que tu as entre­prise, que tu as menée avec nous : c’est de libé­rer le syn­di­ca­lisme, de le recons­ti­tuer, de faire renaître son esprit et non d’ab­di­quer, même momentanément.

C’est, en défi­ni­tive, à cet avis que tu te ran­ge­ras. Il n’y a pas, pour toi, d’autre route à suivre que celle qui mène à la 3e C.G.T.

Tu y vien­dras, non par gageure, par dépit, par iro­nie, mais par com­pré­hen­sion, par devoir et pur rai­son­ne­ment logique, parce que ta place y est mar­quée. Je t’y attends.

[/​Pierre Bes­nard/​]

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