Souvent la formule : « Il n’y a pas de mouvement anarchiste, il y a un milieu. anarchiste », a été employée. Si elle n’est pas rigoureusement exacte, elle souligne cependant bien tout ce qu’il y a de flou et d’inconsistant dans l’anarchisme. Le manque d’organisations solides, l’absence de programme et de statuts écrits, l’élasticité de la doctrine, son imprécision, les généralités et les contradictions qu’elle contient, constituent autant d’obstacles d’un ordre spécial qui rendent les appréciations d’ensemble et les opinions nettes difficiles à formuler.
Certes au travers de scissions, émiettements et regroupements sans nombre, les anarchistes se sont soit rassemblés en diverses organisations syndicalistes, communistes ou individualistes, soit éparpillés dans de nombreux mouvements de propagande spécialisée. Mais cela ne signifie nullement que ces organisations sont plus homogènes qu’auparavant ; les divisions subsistent, les tendances coexistent, les liens qui unissent les groupes de province et de la capitale sont lâches et mal déterminés. La mentalité et les mots d’ordre varient suivant les régions.
La doctrine, toute théorique, tirée d’un inépuisable stock de brochures inactuelles, rassemble des catégories de socialistes disparates à un point tel que seul le caractère de groupes d’études, aspect habituel des groupes anarchistes, permet de les réunir.
L’éloignement des anarchistes de la lutte sociale pendant une longue période contribua au maintien de cette situation.
Depuis le tournant du Parti communiste en 1933, l’intérêt envers les anarchistes n’a fait que croître, l’absence d’un parti révolutionnaire sain, démocratique et combattit a fait refluer vers l’anarchisme un grand nombre d’ouvriers révolutionnaires. Grâce à cet apport, le mouvement anarchiste apparaît aujourd’hui comme un secteur du mouvement ouvrier, position perdue depuis une quinzaine d’années.
Mais la maison est restée ce qu’elle était hier et les nouveaux venus restent le plus souvent ahuris devant le mobilier et le fonctionnement intérieur.
Car mon seulement les organisations anarchistes sont basées sur des éléments de doctrine touffus et confus, rassemblent des éléments fort différents, mais encore les militants eux-mêmes ne sont pas exempts de contradictions, partisans d’une théorie faite de bribes et de morceaux, assouplie par une expérience plus au moins grande.
Malgré cela il est possible de détacher quelques types de militants qui symbolisent, non une tendance idéologique ou tactique, mais une mentalité et une conception générale de la lutte sociale.
C’est l’anarchiste du gouvernement que nous voudrions essayer de définir, de situer et de critiquer.
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Parmi les libertaires, un certain nombre d’éléments actifs sentent combien les buts anarchistes sont éloignés du point de départ capitaliste et aussi combien les formules passe-partout seront des ponts fragiles le jour où la lourde réalité passera dessus. Les réactions devant ces faiblesses sont multiples. Si certains cherchent, au travers des expériences d’après-guerre, des solutions pratiques et applicables, si d’autres s’en vont rejoindre des organisations dont les formules se rapprochent des idées libertaires tout en utilisant des formes de propagande modernes, l’anarchiste de gouvernement a, lui, trouvé une combinaison qui permet de garder les saints principes intacts, sous globe, et de travailler aisément dans notre bonne démocratie française.
Dans l’ensemble, sa doctrine, ou plutôt sa phraséologie, est faite d’emprunts à la déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen, de réminiscences quarante-huitardes. C’est le fond de son état d’esprit. Dans la discussion qui l’oppose à ceux qui réclament un aliment plus solide, une logique implacable, jusqu’auboutiste, lui permet de justifier le musée des antiquités théoriques en faisant jouer les deux grands principes qui lui sont chers : Autorité et Liberté. Logique irréfutable parce qu’irréelle. Tranquille de ce côté, l’anarchiste de gouvernement envisage la possibilité d’agir. Ce passage à la terre ferme trouve sa justification dans deux ou trois formules : « Les hommes ne sont pas assez éduqués », « Tout n’est pas possible », « L’anarchisme est un idéal qui nécessite de longues périodes de lutte avant de pouvoir être atteints ».
La discipline des partis impliquant une souplesse et une soumission peu compatibles avec son esprit d’indépendance, le besoin ou le goût de l’action le polisse alors dans ces formations d’aspect indépendant : maçonnerie, libre-pensée, ligues pacifistes ou antifascistes, où le boncœurisme et les sentiments humanitaires débordent et se donnent libre cours dans de belles campagnes en compagnie d’esprits élevés venus d’autres milieux. Les traits-d’union surgissent entre des courants idéologiques et des couches sociales en apparence fort différents.
Le vocabulaire lui-même s’en ressent, les mots à majuscule planent au-dessus d’une vile réalité, dignes et pleins de poésie. Le régime n’en souffre guère, parfois il s’en réjouit et s’en sert.
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Il serait faux de parler d’anarchisme de gouvernement là où il n’y a que des anarchistes de gouvernement. Mais dans un mouvement où les organisations sont d’une souplesse miraculeuse, où la question de savoir qui est adhérent est un problème inventé par des gens de mauvaise foi, où, sous prétexte de liberté, une hiérarchie de fait s’installe avec au sommet quelques hommes dont les talents les font considérer, dans une certaine mesure, comme des panneaux publicitaires ou des curiosités pour tournées Barnum, le rôle des animateurs, des militants, des guides (que d’efforts pour désigner des chefs ayant pleine autorité, mais sans responsabilité) est bien plus grand qu’ailleurs.
La démocratie suppose l’organisation, elle y est subordonnée. Sans elle, le gâchis et l’incohérence s’installent, une dictature de clique, de boutique ou de bonzes vient s’implanter naturellement. L’anarchisme finit par ne plus voir d’existence publique qu’au travers de ces quelques hommes qui parlent, écrivent et agissent aux nom et place d’un mouvement qui pourrait se déterminer par la coopération et l’apport de chacun de ses membres, groupés autour d’une doctrine, essayant de pénétrer dans la lutte sociale comme une force sûre et vigoureuse et capable d’entrainer l’ensemble du prolétariat vers son émancipation.
Cette substitution se manifeste et se vérifie chaque fois que l’actualité éveille l’intérêt des anarchistes. Militants menacés de prison ou de mort, scandale d’oppression sur la personne d’un homme, d’une population ou d’une classe, persécutions menées par un gouvernement dictatorial, menaces réactionnaires, dressent les libertaires solidaires de ceux qui luttent et qui souffrent.
Le plus souvent, l’organisation anarchiste ne mène pas la campagne en son nom propre. Des comités se forment, englobant toutes les vieilles barbes « indépendantes », les cabotins de la larme à l’œil. L’agitation perd peu à peu son caractère révolutionnaire, elle ne s’intègre pas dans une lutte de classe permanente, rarement elle est marquée par la volonté de combat contre le régime. Il s’agit surtout d’émouvoir ce peuple de France, qui ressent un épisodique besoin de prouver combien son cœur est sensible.
Les ordres du jour pleuvent, les murs se couvrent d’affiches. Pendant ce temps l’autre travail se poursuit.
Il faut secouer très poliment, tous ceux qui, passés de l’autre côté de la barricade, ont, eux aussi, été anarchistes, syndicalistes, révolutionnaires, pacifistes, et qui maintenant — jeunesse se passe et il faut bien vivre — sont députés, ministres, occupent un poste officiel ou officieux dans le giron de cette bonne fille de République française. Démarches facilitées par des rencontres anciennes, des services rendus, des milieux fréquentés ensemble, des loges parfois communes.
Loin de nous l’idée de vouloir rester dans une tour d’ivoire hautaine et inutile. L’action révolutionnaire doit parfois utiliser le sentimentalisme des populations républicaines et radicales. Il faut, en certaines circonstances, se résoudre à parlementer avec ceux qui ont gravi les marches du pouvoir en retournant progressivement ou brusquement leur veste.
Mais il y a une distinction à faire au préalable. Si tout le mouvement est basé sur une telle agitation, sur ce bluff et ces marchandages d’antichambre, une seule chose peut et doit en résulter : la liaison avec les pouvoirs établis, l’apparentement avec la démocratie bourgeoise, la transformation de l’action révolutionnaire en vue d’une reconnaissance officieuse par les pouvoirs établis et dans des limites compatibles avec l’existence du régime, l’organisation anarchiste devenant une annexe de la « gauche » politique.
Si ces tractations ne sont qu’une forme de menace exercée par une force décidée, animant et groupant des couches importantes de la population, le mouvement reste sain.
Dans le premier cas, l’anarchisme est un pion qui peut être joué par les défenseurs du régime. Dans l’autre cas, l’anarchisme est une puissance riche en possibilités de croissance et d’influence, qui s’aguerrit au travers de combats partiels contre le régime.
Il faut choisir entre ces deux issues, car les forces libertaires, minoritaires, réduites, limitées, ne peuvent envisager le luxe d’une double-agitation.
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La bourgeoisie française fait preuve d’une extraordinaire habileté, quand il s’agit de sa défense, et les exemples ne manquent pas qui prouvent que, dans des secousses sociales sérieuses, elle n’a pas hésité à faire appel et à s’appuyer sur des forces extra-légales pour conserver sa puissance et son autorité.
Quand le « Journal du Peuple », quotidien anarchiste, naît en pleine affaire Dreyfus, approuvé par la maçonnerie et soutenu par certains clans financiers israélites, crevant aussitôt l’affaire calmée, ce n’est pas l’anarchisme qui attaque, c’est la bourgeoisie — une fraction de la bourgeoisie — qui utilise l’allant anarchiste à ses fins propres.
Quand les bandes anarchistes se battent contre les bandes antisémites, non pas sur un programme révolutionnaire, non pas en dégageant le sens général de leur lutte précise, mais en prenant parti dans une lutte entre fractions bourgeoises, ce n’est pas le mouvement anarchiste qui agit, c’est la queue de la démocratie radicale et anticléricale.
Quand, quelque temps après, une intense activité antireligieuse se déclenche, animée par des militants libertaires, mais vidée de son contenu social et sans liaison avec la lutte de classe et l’effort constant vers des solutions de force contre le régime, l’anarchisme n’apparaît pas en tant que lui-même, pratiquement et en définitive, c’est un aspect de la lutte de la bourgeoisie libérale pour s’assurer l’hégémonie.
Il résulte de cette interprétation, de cette filiation où les personnalités jouent le rôle de chaînons, une politique « réaliste » faite de concessions et d’ententes tacites, où les anarchistes de gouvernement deviennent des demi-vierges d’un nouveau genre.
Cet aspect de la défense des ministères, en dernière analyse de la défense du capitalisme, se retrouve tout au long des derniers événements, dans l’utilisation par la « gauche » des forces ouvrières mobilisées le 12 février contre le « fascisme », ce même fascisme que l’on retrouve aujourd’hui être un excellent contrepoids pour assurer la stabilité du capitalisme français ; dans l’activité des ligues pacifistes défendant la politique impérialiste de Blum lors des événements d’Espagne, etc…
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Situation strictement limitée à la France, ou du moins aux pays démocratiques, dira-t-on. Sans doute, la gangrène démocratique est-elle plus développée ici, mais les causes du manque de personnalité du mouvements anarchiste existent ailleurs.
Manque de personnalité, d’indépendance, d’autonomie signifient manque de confiance et de foi dans les principes et les théories défendues, avec, comme conséquence inéluctable, les compromissions et l’abandon de ce qui est l’essentiel de l’anarchisme, là où la vie sociale permet l’entrée en scène des forces révolutionnaires et l’application de leurs mots d’ordre.
L’Espagne en a fait la cruelle expérience. L’anarchisme, ou plutôt ceux qui ont agi en son nom, loin d’essayer d’écraser ce qu’en bloc il appelle les forces autoritaires, a cherché, dès le 20 juillet, à se faire admettre dans la grande famille libérale, républicaine et fédéraliste, rougissant de ses formules d’hier, surenchérissant d’esprit « réaliste » sur l’ancien personnel qui restait abasourdi de voir cette explosion de forces neuves endosser avec satisfaction le complet veston de ministre ou de conseiller.
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Aucun idéal n’a peut-être suscité autant d’enthousiasme et d’esprit de sacrifice que l’anarchisme. Aucun n’a autant brisé les énergies et les dévouements par son incohérence, sa cuisine intérieure et ses liens avec la démocratie bourgeoise. Désillusions dues à l’influence et à l’action des anarchistes de gouvernement, consciemment ou inconsciemment mêlés à la vie du régime. Les réactions individualistes contre cette emprise ont pu aboutir à des gestes héroïques ou à des pamphlets cinglants, mais sur le plan social — le seul qui nous importe ici — elles n’ont rien donné.
Pourtant aucun des ressorts puissants de l’anarchisme n’est brisé. Ce qui attirait les jeunes, les énergies ouvrières, les éléments honnêtes de l’intelligence, c’est l’aspect sauvage du mouvement, sa violence, son audace, son égalitarisme, son indépendance. Le type d’anarchiste qui reste, c’est le terrassier rude et franc, dont les vêtements, le langage et le travail l’opposent irréductiblement à la bourgeoisie ; c’est le type à qui l’instruction, la conscience de son rôle social permettent de sentir possible une société nouvelle ; ce n’est, en aucun cas, ceux qui, en bien des cas et souvent les plus graves, ont été les représentants du mouvement : publicistes, conférenciers et littérateurs.
Tranchant nettement sur les autres mouvements par son refus de relations avec la pourriture démocratique bourgeoise, l’anarchisme représente, aux yeux de milliers d’ouvriers révolutionnaires, le Barbare qui rasera la vieille société écroulée dans le sang et le désordre, gardée par ses mercenaires et sa morale corrompue, pour lui substituer un état de civilisation supérieur.
Ce qui est gravé dans le cerveau des lutteurs socialistes de toute nuance, comme un immense espoir et un exemple de leur force, ce sont les Makhno et les Durruti, non le souvenir de leur réalité objective, mais la force plus grande de leur légende.
Pour les anarchistes qui sentent leurs possibilités et veulent aller au combat, il faut travailler en sorte que cette force élémentaire se discipline prenne conscience de sa responsabilité, soulève les masses ouvrières en les pénétrant, en les animant et en faisant corps avec elles. Le problème est d’utiliser cette puissance sans la corrompre.
Ce sont ces aspects de l’anarchisme qui tentent les militants sincères placés dans les autres secteurs ouvriers.
Il y a là une énergie prête pour le moule d’une organisation révolutionnaire.
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