[/Producteurs, sauvons-nous nous-mêmes !
Il ne faut pas te laisser donner un droit que tu es capable de conquérir.
« Entre la simple promenade menaçante et l’émeute, pourrait prendre place la grève générale politique, qui serait susceptible d’un très grand nombre de variétés » (Sorel : Réflexions sur la violencee), Dans les chapitres suivants, Sorel fait de cette tactique une anticipation hardie pour le cas où il existerait des « fédérations ouvrières riches, bien centralisées et capables d’imposer à leurs membres une sévère discipline », et qui pourraient s’ébranler sur « un mot d’ordre lancé par le parti », et d’arrêter dès que celui-ci aurait « signé un pacte avec le gouvernement ».
Sorel appelle politique ce système de grève qui échappe au contrôle ouvrier, et il lui oppose la grève prolétarienne envisagée, non comme une escarmouche dans une opposition politique, mais comme « une bataille napoléonienne qui écrase définitivement l’adversaire ».
L’anticipation hardie de 1906 — où le syndicalisme avait la main longue et la dent dure — est devenue en 1937, une réalité banale. Les fédérations bien centralisées existent, et leurs membres sont disciplinés. Nul n’oserait plus se prononcer sur le caractère d’une grève à partir de ces deux conceptions envisageant, l’une le prolétariat comme une armée consciente formée à la lutte en vertu d’un fatalisme économique et d’une préparation tenace, et l’autre comme une bombe d’essai ou un pion de l’échiquier parlementaire. L’intellectualité superficielle d’un socialisme « scientifique » fabriqué à peu de frais écarte a priori les solutions catastrophiques de la révolution. Nous traînons tous plus on moins ce bagage de fausse science qui nous fait penser, non plus en soldats de la guerre sociale, mais en techniciens de la révolution.
Les partis se réclamant du marxisme ont su prendre parfois une allure extra-parlementaire, héritage du bolchevisme héroïque, et s’imposer au syndicalisme d’action directe en confondant avec lui certains de leurs caractères. L’allure exclusive, brutale, épique, se survit même à travers des retours au parlementarisme, dans le P. C. par exemple.
D’autre part, le syndicalisme, après la faillite de 1914, est rentré dans vie publique par la petite porte des cabinets ministériels. Sa honte de paraître impropre à toutes les besognes assumées par les maîtres, lui a fait négliger l’amour de la lutte pour l’intelligence gratuite et la jonglerie des systèmes. Il se ravale ainsi au niveau des partis qui prétendent lutter d’égal à égal avec les bourgeois à la tribune du Parlement.
Toutefois, le prolétariat, dans son ensemble, a conservé une lucidité supérieure, tout intuitive et chaotique, qui envisage la lutte de classe comme une bataille rangée, systématisée, sans merci, et non comme un assaut de beaux esprits. Sa désaffection du syndicalisme met celui-ci a la discrétion du parti qui, le dernier dans la mêlée, a voulu voir la lutte sociale comme autre chose qu’une finasserie engagée par les Messieurs de la bourgeoisie. Conserver ce cachet d’implacabilité dans la lutte est la suprême habileté des partis, qu’ils croient ou non à la catastrophe finale du régime. C’est, en France, l’atout maitre du P. C.
Le syndicalisme de la réunification est marqué du signe de l’incroyance dans les solutions héroïques de la révolution. Par conséquent, il redoute les grèves sans retenue politique, ces pas vers la révolution qui faussent le jeu et qui bouleversent la technique. Il écarte la grève générale prolétarienne pour des escarmouches syndicales d’allures revendicatives. Il substitue à l’armée en marche du prolétariat les bataillons bien alignés, les fédérations bien centralisées, auxquels le Parti psychologue commandera de ces marches et de ces arrêts brusqués dont la grève des services publics nous a donné un exemple réussi.
Ceux qui font l’Histoire
Tout parti vise à prendre en politique une position avantageuse, et le premier avantage, dans un pays de haute évolution comme la France, parait être la conquête du Parlement. Le P. C., dernier venu à cette conception, dépasse maintenant. de loin les autres partis pour la prise du pouvoir par addition des mandats électoraux. Surmontant la dépréciation parlementaire, il est parvenu à rendre, à une part importante du prolétariat, la mystique parlementaire en y accolant la lutte ouvrière directe. La manière dont les ouvriers communistes ont pris le mot d’ordre de la main tendue prouve combien l’idée de la conquête des masses par la propagation des méthodes démocratiques est encore vivante dans le prolétariat français. On ne peut nier sans mauvaise foi que le P.C. marche de victoire en victoire en utilisant les procédés les plus ravalés de la démocratie libérale. Non seulement il a pris sa place au parlement, mais il a renforcé sa masse de combat et reconquis la rue. Un secteur important du prolétariat s’est placé délibérément sous le drapeau de la « combine » bolcheviste, niant ainsi le caractère exclusif de la classe des producteurs et de ses capacités politiques. La mystique de la révolution catastrophique reste la grande loi de la psychologie prolétarienne, mais il est admis qu’il ne saurait être qu’un élément du jeu complexe de la politique.
Il n’est certes plus question de soumettre la complexité du monde moderne au critère du syndicalisme de 1905. Toutefois, la dualité reste entière entre ces deux formes de manifestation ouvrière la grève politique, escarmouche à maquillage revendicatif, et la grève prolétarienne, conque avec lucidité et sang-froid, comme une bataille rangée entre deux classes qui élargissent consciemment le fossé où basculera tôt ou tard le plus faible.
Dans toutes ses manifestations le syndicalisme de la réunification est marqué par la confusion que les chefs du prolétariat entretiennent entre ces deux types de grèves. Juin 1936 est l’exemple de cette confusion. La plupart des grèves de juin furent lancées spontanément, la cessation du travail étant pour les producteurs une démonstration, gratuite de leur force et la discipline syndicale n’intervenant qu’après de nombreux jours d’occupation. Cette discipline devait se traduire par la cessation des grèves, c’est-à-dire par l’introduction d’un mot d’ordre politique sous forme de pacte conclu avec le gouvernement. L’intention bien arrêtée des créatures communistes était d’ailleurs de rompre cette trêve pour d’autres besoins tactiques. La grève des services publics est la deuxième phase de cette confusion.
Pour des motifs qu’il est inutile d’analyser, le P.C. a besoin d’une démonstration. Le meeting et la balade dominicale ne suffisent plus. Il faut que cette démonstration soit un spectacle propre à frapper l’esprit de l’adversaire politique. Le Parti est en conflit, par exemple, avec le Conseil municipal de Paris, assemblée réactionnaire qui lui tient la dragée haute et qui, seule des assemblées populaires, n’hésite pas à le dénoncer par voie de presse et d’affiches et à prendre officiellement parti pour les minorités agissantes de l’adversaire. Remarquons en passant que cette assemblée est meilleur patron que l’État, les travailleurs municipaux ne devant une réduction de leurs traitements qu’à un ordre émanant d’un ministère soutenu par le P.C., et que l’intérêt porté par les politiciens communistes aux fonctionnaires de l’État (où il faut maintenir la paix sociale) n’est pas le même que celui qu’ils portent aux fonctionnaires de la Ville de Paris (où il faut prendre, coûte que coûte, une position politique avantageuse).
L’automatisme de la grève est une preuve suffisante de sa préparation minutieuse dans des cadres extra-syndicaux, c’est-à-dire dans le parti communiste. La grève est déclenchée apràs la dernière édition de presse, et le travail repris de même. Le prétexte de la grève n’est juste qu’a travers l’interprétation que lui donnent les ouvriers : la prétendue réduction de traitement n’est, en somme, que la suppression d’un avantage dénoncé par le Ministère des Finances. Enfin, le travail reprend sans avantage précis.
Représentons-nous le travailleur municipal, syndiqué moyen. L’enthousiasme de juin 1936 le porte au mouvement syndical. Il est lésé dans ses intérêts, occupant une fonction dont la discontinuité est une déclaration de la guerre sociale, alors que le Parti n’en veut pas. On l’enferme sciemment dans les cadres de la légalité bourgeoise. On lui donne l’exemple navrant des fonctionnaires de l’État allant mendier à la Chambre le pain de la paix sociale. On en fait un paralysé politique. La forte et tenace haine de classe, qui ne demande qu’à s’exprimer, se mue en une guérilla de combines. Les syndicats réformistes ne sont pas toujours ceux où la conscience de classe soit la moins claire. Ce sont ceux qui, par la fonction de leurs membres, ont une place de première importance dans le système nerveux de la production capitaliste. Immobiliser de tels rouages de la machine sociale, c’est fausser le jeu de l’opposition socialiste dans les ministères et les assemblées populaires. Il faut de graves circonstances pour animer ces syndicats, et dans la lutte, l’intérêt des travailleurs ne peut être qu’un élément circonstanciel, la tactique du Parti restant l’intérêt supérieur.
Le travailleur syndiqué a deux motifs de combat : 1° assurer sa matérielle, et pour cela augmenter la productivité de son travail, et en réduire l’intensité ; 2° pousser la société bourgeoise à la catastrophe finale. Cette conception est pour lui la forme scientifique du progrès social. Hormis cela, le socialisme n’est qu’agiotages de politiciens.
Cette conception est extrêmement simple, mais forte, dans le prolétariat, et soumise dans son esprit à une hiérarchie de valeurs.
Le responsable de parti vise aux mêmes buts, mais sa hiérarchie de valeurs peut être inversée. Il ne fait pas de doute que les ouvriers furent, en juin 1936, à l’échelle de la révolution, et les partis à l’échelle de la revendication limitée. Le P.C. prônait le chambardement général à l’époque où la revendication substantielle semblait même une hypothèse lointaine. Le Parti peut être à contretemps du prolétariat et s’introduire comme un corps étranger dans les rouages de la révolution. La grève des services publics, grève à l’automatisme impressionnant, est en fait une manifestation dirigée politiquement sous un prétexte revendicatif, et, comme telle, contraire à l’intérêt général du mouvement ouvrier.
Cette grève, enfin, pouvait-elle être évitée ou freinée ? Il faut répondre non. L’attitude du Populaire en cette circonstance et l’accueil que lui réserva le milieu ouvrier est la preuve qu’une telle grève ne pouvait être ni arrêtée, ni freinée. Nier l’intérêt d’une grève au moment où les ouvriers la font, c’est prendre à contre-courant la psychologie du prolétariat qui voit l’action en elle-même et non les combines qui la déterminent. Le Populaire se lamente « sur la population ouvrière, privée de métro et d’autobus » et « l’arrêt du travail dans le gaz et l’électricité comme dans l’enlèvement des ordures ménagères ». Le plumitif socialiste qui écrit cela ne nie pas seulement la valeur de l’action en soit, il méconnaît encore le rôle spectaculaire de la grève dans une agglomération policée où l’immobilisation des services publics est la préfigure de la catastrophe finale, l’avant-goût de la défaite bourgeoise, l’image de la puissance du prolétaire, le moteur de son orgueil de classe, la démonstration qu’il est le maître puisqu’il peut détruire ce qu’il a créé.
Il est inutile de polémiquer avec ces gens-là. La révolution leur passerait sur le ventre qu’ils ne sauraient pas ce que c’est.
Cette grève ne pouvait être ni arrêtée, ni freinée. Elle devait être orientée dans le sens d’une transformation de grève politique en grève prolétarienne. Elle ne devait pas seulement déterminer une réaction platonique des beaux joueurs de l’opposition syndicale. Il fallait savoir ne pas accepter le jeu et retourner l’échiquier.
L’armée républicaine ou la joie et la fierté d’être briseur de grève
Le parti communiste n’est pas invulnérable. Nul ne l’est. Mais il faudrait avoir le courage. dans les milieux syndicaux de ne plus prendre les créatures staliniennes pour des adversaires loyaux. Avant de contrecarrer les plans, il faudrait démasquer les hommes. Il faudrait n’être soi-même la créature de personne. Il faudrait savoir qu’on ne peut pas faire à la fois la pantomime bourgeoise et la révolution constructive. Il faudrait savoir passer droit devant les têtes pensantes de la diplomatie confédérale. Il faudrait n’avoir jamais razzié soi-même des majorités malpropres pour parler des colonisateurs. Il faudrait être lucide et honnête, et c’est beaucoup.
Encore une fois, le syndicalisme d’action directe n’est ni un critère ni un modèle. Il ne s’agit pas d’ânonner à tous propos l’évangile d’action directe qui portait en soi la tare principale des solutions absolues. Mais il fut le grand fabricant d’énergies morales et d’hommes qui disaient ce qu’ils pensaient et qui faisaient ce qu’ils disaient. Il est le créateur de la morale de classe et du héros moyen, à l’opposé du politicien, héros de foire et modèle pour statues. Voilà ce qui reste pour tous du syndicalisme d’action directe. Il n’ignorait pas que tout est morale dans le monde ouvrier.
Notre époque souffre d’une technique sans morale. Nous nous refusons d’autre part à une morale sans technique qui n’est qu’une acrobatie d’intellectuel. Le socialisme est précisément la conjonction de ces deux forces : le socialisme c’est la technique, plus la morale.
Le problème de l’armée, sous ce double aspect a toujours hanté les cerveaux socialistes. Tout prolétaire fait à la caserne une objection de conscience larvée. Cette position fut jusqu’à ce jour son minimum de moralité socialiste. Pour le syndicaliste de 1906, il n’était pas question de « républicaniser » l’armée française et le soldat avait le devoir d’être un homme.
Le parti communiste a changé tout cela. Dans la mesure où ils sont fidèles au parti, cinq cent mille jeunes prolétaires ont le devoir d’être dans l’armée bourgeoise les sirènes racoleuses d’un quarteron d’adjudants républicains. Les hommes ne se classent plus par rapport à leur rôle dans la production : l’ouvrier au sommet et l’armée au plus bas échelon. Ils prennent leur place humaine conformément aux besoins diplomatiques du parti. Il ne s’agit plus de neutraliser l’officier, mais de lui montrer quelle place avantageuse il occupera dans la future hiérarchie révolutionnaire.
Les réformistes, planistes et francs-maçons qui représentent a la C.G.T. le pur esprit syndicaliste ont oublié de dire leur opinion sur la grève des transports que sabotent de jeunes soldats, syndicalistes eux aussi, et qui n’attendent probablement qu’un mot pour en rabattre de l’honneur d’être soldats français.
Le mot ne viendra pas. Il faudrait être autre chose que réformiste, planiste ou franc-maçon. Il faudrait aimer le courage et la dignité prolétarienne pour flétrir dans le soldat républicain l’actuel briseur de grève et le futur assassin d’ouvriers.
Il faudrait absolument n’avoir aucune illusion sur une politique de techniciens de partis qui privent l’homme de la nécessité morale d’être un révolutionnaire conscient. Mais qu’a-t-on à faire de la morale quand on consacre soi-même ses efforts à démoraliser, à mutiler le socialisme ?
Rappelons un ordre du jour du congrès d’Amiens, qui fixe la position du problème.
« … Dans chaque grève, l’armée est pour le patronat… C’est pourquoi le 15e congrès approuve et préconise toute action de propagande antimilitariste et antipatriotique qui peut compromettre seulement les arrivés et les arrivistes de toutes classes et de toutes écoles politiques. »
Qui peut compromettre seulement ceux-ci et ceux-là. Les ceux-ci et les ceux-là de Syndicats ne veulent pas se compromettre.
La « combine », tactique contre-révolutionnaire
On a bientôt fait d’accuser les staliniens de toutes les déchéances du syndicalisme. La vieille maison n’a pourtant pas attendu les staliniens pour s’écrouler par morceaux. Le stalinisme n’est que la forme effrontée de la lâcheté congénitale du réformisme et les gens qui ont maintenu Jouhaux trente années dans leur maison ne convaincront personne qu’ils sont injustement licenciés par les fonctionnaires de Moscou. Une des choses les plus risibles du monde est la fureur de ces gens qui se prétendent. dépossédés de leurs unions, et de leurs fédérations, qui crient à la violation de la démocratie parce qu’ils sont éliminés précisément par les moyens de démocratie formelle et contre-révolutionnaire qu’ils ont introduits eux-mêmes dans l’organisation, syndicale. Ce n’est la faute de personne si l’on ne peut écouter sans rire M. Jouhaux parler de la paix et M. Belin de la révolution constructive. Ce n’est la faute de personne si les démagogies staliniennes ont plus d’attrait que les démagogies réformistes et si la retraite aux vieux remue davantage le prolétariat que le plan de M. Belin. Ce n’est pas la faute des réformistes qui dans le domaine de la combine ne sont pas de loin les plus malins.
On ne croit plus nulle part à la vérité on ne croit plus aux faits et à leur explication loyale. On croit à des rapports de forces d’où la vérité est exclue. De cette grosse malice est en train de mourir le socialisme. C’est à cela qu’il faut s’en prendre et non au bouc stalinien.
Dans la plupart des organisations ouvrières, il est inutile de vouloir faire plus longtemps de l’opposition sur le plan des idées. Le mal qui ronge le socialisme passe par le plan des personnes. Les neuf dixièmes des chefs ouvriers, dans leur période de sincérité révolutionnaire, visent des destinées napoléoniennes, machiavéliques et léninistes, et noms le service du prolétariat. Tous sont un peu les rédempteurs du peuple, les généraux de la révolution ou les architectes d’un monde nouveau. On transige d’ordinaire ces grandes ambitions pour un fauteuil de conseiller général ou un siège dans un conseil d’administration.
Les chefs ouvriers professent — toujours dans leurs bonnes époques — une morale aristocratique avec injures pour la galerie et amnisties généreuses pour les crimes dont les charge le vulgaire. Quoi de plus étonnant que de voir, au lendemain de la révocations du maire de Saint-Denis le ministre suspendeur tendre la main au maire suspendu, main que celui-ci eut la dignité de refuser. Quoi de plus étonnent que d’entendre demander, en plein congrès anarchiste, l’amnistie pour le Jouhaux de 1914 et son accession du rôle de complice des derniers assassins à celui de défenseur des futurs assassinés. Quoi de plus étonnant si ce n’est le silence de tous.
Il serait curieux d’étudier l’importance de la corruption et du mensonge dans la formation. des castes qui dirigent la société. La solidarité des voleurs a créé le règne de la bourgeoisie. La solidarité du mensonge nous fait désapprendre le chemin des partis. La solidarité des combines qui règne dans les Parlements a fait rejeter en bloc jusqu’à 1936 la possibilité pour les syndicalistes d’utiliser la tribune parlementaire. Le prolétariat pensaient ‑ils doit choisir ses armes. Il ne se bat pas avec les armes de la bourgeoisie. Comme la cruauté et le vol, le mensonge et la combine étaient considérés par eux comme l’apanage de la bourgeoisie.
La fameuse discipline des organisations politiques ne serait-elle pas autre chose que le silence imposé aux réactions des militants devant la duplicité et le mensonge de la clique des dirigeants. Les compromis lorsqu’ils sont l’expression d’une nécessité n’ont pas besoin. de l’obscurité. Ils doivent au contraire susciter la discussion et s’expliquer au grand jour. Mais le mensonge et la combine ont besoin du silence des manœuvrés.
Un même processus de décomposition sape toutes les organisations ouvrières. La folie des conquêtes hâtives par des clans d’initiés qui ont le droit de mentir, leur pénétration dans le mouvement syndical où ils s’amusent de l’action et de la morale des producteurs ne peut conduire qu’à la perte du mouvement ouvrier. Le prolétaire ne peut pas croire à la malhonnêteté de ceux qu’il accepte pour ses chefs. Mais il ne peut ignorer indéfiniment cette malhonnêteté. La répétition des combines dans le domaine des grèves en particulier ne pourra plus longtemps lui échapper. Le mécanisme de la colonisation syndicale multiple le mettra dans le cas de désapprendre le chemin des syndicats et sa confiance dans les solutions exclusives de la révolution. Trahi par la malhonnêteté des personnes il recherchera les personnes honnêtes ou plus précisément la mystique de leur honnêteté. C’est de cette foule inquiète qu’on fait les masses du fascisme.
Le Parti est une sélection d’hommes qui se sont préalablement mis d’accord sur un certain nombre de points de tactique révolutionnaire. Le syndicalisme est le pacte le plus large conclu entre les producteurs qui veulent retourner l’échelle hiérarchique de la production. Un tel pacte est éminemment circonstanciel et seule la nature de l’exploitation de classe en reconduit indéfiniment la durée. Sa tactique particulière est de faire prendre au prolétaire une place avantageuse dans la production. Tout ceci suppose une besogne d’éducation morale qui est bien loin de la discipline des partis appuyée sur un pacte écrit.
Sous son apparence messianique la morale du Parti est une morale d’aristocrates et son assimilation des masses une besogne de digestion. Une morale de producteur ne peut pas être une morale de courtisan. Le partisan au contraire a le devoir d’aimer ses chefs avant de respecter son prochain. L’adhésion au Parti peut faire au premier imbécile venu une réputation de haute ténacité prolétarienne et l’intellectuel besogneux une auréole de messie préparé à la crucifixion. L’ignominie des ânes politiques qui braient du léninisme depuis vingt ans suffirait presque à faire mépriser le rôle social des grands hommes. Elle condamne en tout cas l’éducation morale des partis.
Le Parti ne peut en aucune façon être égalisé au syndicat dans la reconstruction sociale. Il ne peut être qu’autorisé à tenter sa chance à travers l’organisation syndicale et dans la limite des statuts qui interdisent les fractions.
Mais toute réglementation serait inefficace s’adressant à des producteurs inconscients de leur valeur sociale et de leur dignité humaine. Et la première dignité est le sens de la responsabilité qui implique le courage de la vérité et la désapprobation. du mensonge. Le plus pénible reste à dire. J’en prends pour moi seul la responsabilité. Je dis que les faits démontrent lumineusement l’incompatibilité entre ceux qui font l’histoire et ceux dont l’histoire est faite. Je pense qu’un socialisme de parade où des escrocs exhibent des héros et s’en couvrent est un vol à la pensée prolétarienne. Je croie que devant un socialisme de voleurs le fonctionnement animal d’un corps vivant est une réalité supérieure. Je crois que tout notre socialisme ne vaut pas la vie d’un homme. En toute conscience, je dis que pour la majorité d’entre nous, mieux vaut faire un fasciste qu’un mort.
Ceci n’est pas une parole défaitiste, mais la reconnaissance d’un fait, et malgré tout, l’estime des hommes. L’ouvrier qui sous le règne du socialisme « malin » ne peut plus agir en vertu de sa conscience de producteur doit normalement verser dans cette philosophie tantôt échevelée, tantôt pratique qui est la forme des mystiques d’autorité. Ainsi se diluent les masses qui ont perdu leur âme ou leur ombre, projection de leur réalité sur l’écran de la révolution. Où sont donc les effectifs impressionnants du socialisme allemand ? Avec ceux qui ont su élever l’apparence de leur doctrine au niveau de la dignité prolétarienne. Absorbés tout simplement par la vie qui reste belle sous Hitler, ou ralliés même au fascisme militant.
Pour avoir le goût du risque et l’amour du jeu, il ne faut pas être un pion mais un joueur. Un homme ne peut pas prendre à la légère la détermination de mourir. Le jour où nous pourrons mourir pour le socialisme ne viendra peut-être plus. Ce jour-là, M. Jouhaux sera pendu à la grande porte de la Bourse du Travail.
Il faut reprendre la croix et la bannière et repartir lentement à la recherche des hommes dans les foules escroquées du socialisme, dans la masse des producteurs. Il faut implacablement dénoncer les autres. Tout travail d’idée est inutile contre des hommes qui trafiquent de l’idée avec l’amour d’un débardeur et la bonne foi d’un négrier.
La première tâche est de soumettre toute la tactique syndicale à la justification prolétarienne, de redonner à la lutte l’échelle de valeurs fixée par la production et non par les impérialistes français, anglais ou russes qui soudoient les forbans du syndicalisme français.
[/Luc