La Presse Anarchiste

Honnêteté et lucidité sont des forces révolutionnaires

[/​Producteurs, sau­vons-nous nous-mêmes !

L’In­ter­na­tio­nale.

Il ne faut pas te lais­ser don­ner un droit que tu es capable de conquérir.

Nietzsche/​]

« Entre la simple pro­me­nade mena­çante et l’é­meute, pour­rait prendre place la grève géné­rale poli­tique, qui serait sus­cep­tible d’un très grand nombre de varié­tés » (Sorel : Réflexions sur la vio­len­cee), Dans les cha­pitres sui­vants, Sorel fait de cette tac­tique une anti­ci­pa­tion har­die pour le cas où il exis­te­rait des « fédé­ra­tions ouvrières riches, bien cen­tra­li­sées et capables d’im­po­ser à leurs membres une sévère dis­ci­pline », et qui pour­raient s’é­bran­ler sur « un mot d’ordre lan­cé par le par­ti », et d’ar­rê­ter dès que celui-ci aurait « signé un pacte avec le gouvernement ».

Sorel appelle poli­tique ce sys­tème de grève qui échappe au contrôle ouvrier, et il lui oppose la grève pro­lé­ta­rienne envi­sa­gée, non comme une escar­mouche dans une oppo­si­tion poli­tique, mais comme « une bataille napo­léo­nienne qui écrase défi­ni­ti­ve­ment l’adversaire ».

L’an­ti­ci­pa­tion har­die de 1906 — où le syn­di­ca­lisme avait la main longue et la dent dure — est deve­nue en 1937, une réa­li­té banale. Les fédé­ra­tions bien cen­tra­li­sées existent, et leurs membres sont dis­ci­pli­nés. Nul n’o­se­rait plus se pro­non­cer sur le carac­tère d’une grève à par­tir de ces deux concep­tions envi­sa­geant, l’une le pro­lé­ta­riat comme une armée consciente for­mée à la lutte en ver­tu d’un fata­lisme éco­no­mique et d’une pré­pa­ra­tion tenace, et l’autre comme une bombe d’es­sai ou un pion de l’é­chi­quier par­le­men­taire. L’in­tel­lec­tua­li­té super­fi­cielle d’un socia­lisme « scien­ti­fique » fabri­qué à peu de frais écarte a prio­ri les solu­tions catas­tro­phiques de la révo­lu­tion. Nous traî­nons tous plus on moins ce bagage de fausse science qui nous fait pen­ser, non plus en sol­dats de la guerre sociale, mais en tech­ni­ciens de la révolution.

Les par­tis se récla­mant du mar­xisme ont su prendre par­fois une allure extra-par­le­men­taire, héri­tage du bol­che­visme héroïque, et s’im­po­ser au syn­di­ca­lisme d’ac­tion directe en confon­dant avec lui cer­tains de leurs carac­tères. L’al­lure exclu­sive, bru­tale, épique, se sur­vit même à tra­vers des retours au par­le­men­ta­risme, dans le P. C. par exemple.

D’autre part, le syn­di­ca­lisme, après la faillite de 1914, est ren­tré dans vie publique par la petite porte des cabi­nets minis­té­riels. Sa honte de paraître impropre à toutes les besognes assu­mées par les maîtres, lui a fait négli­ger l’a­mour de la lutte pour l’in­tel­li­gence gra­tuite et la jon­gle­rie des sys­tèmes. Il se ravale ain­si au niveau des par­tis qui pré­tendent lut­ter d’é­gal à égal avec les bour­geois à la tri­bune du Parlement.

Tou­te­fois, le pro­lé­ta­riat, dans son ensemble, a conser­vé une luci­di­té supé­rieure, tout intui­tive et chao­tique, qui envi­sage la lutte de classe comme une bataille ran­gée, sys­té­ma­ti­sée, sans mer­ci, et non comme un assaut de beaux esprits. Sa désaf­fec­tion du syn­di­ca­lisme met celui-ci a la dis­cré­tion du par­ti qui, le der­nier dans la mêlée, a vou­lu voir la lutte sociale comme autre chose qu’une finas­se­rie enga­gée par les Mes­sieurs de la bour­geoi­sie. Conser­ver ce cachet d’im­pla­ca­bi­li­té dans la lutte est la suprême habi­le­té des par­tis, qu’ils croient ou non à la catas­trophe finale du régime. C’est, en France, l’a­tout maitre du P. C.

Le syn­di­ca­lisme de la réuni­fi­ca­tion est mar­qué du signe de l’in­croyance dans les solu­tions héroïques de la révo­lu­tion. Par consé­quent, il redoute les grèves sans rete­nue poli­tique, ces pas vers la révo­lu­tion qui faussent le jeu et qui bou­le­versent la tech­nique. Il écarte la grève géné­rale pro­lé­ta­rienne pour des escar­mouches syn­di­cales d’al­lures reven­di­ca­tives. Il sub­sti­tue à l’ar­mée en marche du pro­lé­ta­riat les bataillons bien ali­gnés, les fédé­ra­tions bien cen­tra­li­sées, aux­quels le Par­ti psy­cho­logue com­man­de­ra de ces marches et de ces arrêts brus­qués dont la grève des ser­vices publics nous a don­né un exemple réussi.

Ceux qui font l’Histoire

Tout par­ti vise à prendre en poli­tique une posi­tion avan­ta­geuse, et le pre­mier avan­tage, dans un pays de haute évo­lu­tion comme la France, parait être la conquête du Par­le­ment. Le P. C., der­nier venu à cette concep­tion, dépasse main­te­nant. de loin les autres par­tis pour la prise du pou­voir par addi­tion des man­dats élec­to­raux. Sur­mon­tant la dépré­cia­tion par­le­men­taire, il est par­ve­nu à rendre, à une part impor­tante du pro­lé­ta­riat, la mys­tique par­le­men­taire en y acco­lant la lutte ouvrière directe. La manière dont les ouvriers com­mu­nistes ont pris le mot d’ordre de la main ten­due prouve com­bien l’i­dée de la conquête des masses par la pro­pa­ga­tion des méthodes démo­cra­tiques est encore vivante dans le pro­lé­ta­riat fran­çais. On ne peut nier sans mau­vaise foi que le P.C. marche de vic­toire en vic­toire en uti­li­sant les pro­cé­dés les plus rava­lés de la démo­cra­tie libé­rale. Non seule­ment il a pris sa place au par­le­ment, mais il a ren­for­cé sa masse de com­bat et recon­quis la rue. Un sec­teur impor­tant du pro­lé­ta­riat s’est pla­cé déli­bé­ré­ment sous le dra­peau de la « com­bine » bol­che­viste, niant ain­si le carac­tère exclu­sif de la classe des pro­duc­teurs et de ses capa­ci­tés poli­tiques. La mys­tique de la révo­lu­tion catas­tro­phique reste la grande loi de la psy­cho­lo­gie pro­lé­ta­rienne, mais il est admis qu’il ne sau­rait être qu’un élé­ment du jeu com­plexe de la politique.

Il n’est certes plus ques­tion de sou­mettre la com­plexi­té du monde moderne au cri­tère du syn­di­ca­lisme de 1905. Tou­te­fois, la dua­li­té reste entière entre ces deux formes de mani­fes­ta­tion ouvrière la grève poli­tique, escar­mouche à maquillage reven­di­ca­tif, et la grève pro­lé­ta­rienne, conque avec luci­di­té et sang-froid, comme une bataille ran­gée entre deux classes qui élar­gissent consciem­ment le fos­sé où bas­cu­le­ra tôt ou tard le plus faible.

Dans toutes ses mani­fes­ta­tions le syn­di­ca­lisme de la réuni­fi­ca­tion est mar­qué par la confu­sion que les chefs du pro­lé­ta­riat entre­tiennent entre ces deux types de grèves. Juin 1936 est l’exemple de cette confu­sion. La plu­part des grèves de juin furent lan­cées spon­ta­né­ment, la ces­sa­tion du tra­vail étant pour les pro­duc­teurs une démons­tra­tion, gra­tuite de leur force et la dis­ci­pline syn­di­cale n’in­ter­ve­nant qu’a­près de nom­breux jours d’oc­cu­pa­tion. Cette dis­ci­pline devait se tra­duire par la ces­sa­tion des grèves, c’est-à-dire par l’in­tro­duc­tion d’un mot d’ordre poli­tique sous forme de pacte conclu avec le gou­ver­ne­ment. L’in­ten­tion bien arrê­tée des créa­tures com­mu­nistes était d’ailleurs de rompre cette trêve pour d’autres besoins tac­tiques. La grève des ser­vices publics est la deuxième phase de cette confusion.

Pour des motifs qu’il est inutile d’a­na­ly­ser, le P.C. a besoin d’une démons­tra­tion. Le mee­ting et la balade domi­ni­cale ne suf­fisent plus. Il faut que cette démons­tra­tion soit un spec­tacle propre à frap­per l’es­prit de l’ad­ver­saire poli­tique. Le Par­ti est en conflit, par exemple, avec le Conseil muni­ci­pal de Paris, assem­blée réac­tion­naire qui lui tient la dra­gée haute et qui, seule des assem­blées popu­laires, n’hé­site pas à le dénon­cer par voie de presse et d’af­fiches et à prendre offi­ciel­le­ment par­ti pour les mino­ri­tés agis­santes de l’ad­ver­saire. Remar­quons en pas­sant que cette assem­blée est meilleur patron que l’É­tat, les tra­vailleurs muni­ci­paux ne devant une réduc­tion de leurs trai­te­ments qu’à un ordre éma­nant d’un minis­tère sou­te­nu par le P.C., et que l’in­té­rêt por­té par les poli­ti­ciens com­mu­nistes aux fonc­tion­naires de l’É­tat (où il faut main­te­nir la paix sociale) n’est pas le même que celui qu’ils portent aux fonc­tion­naires de la Ville de Paris (où il faut prendre, coûte que coûte, une posi­tion poli­tique avantageuse).

L’au­to­ma­tisme de la grève est une preuve suf­fi­sante de sa pré­pa­ra­tion minu­tieuse dans des cadres extra-syn­di­caux, c’est-à-dire dans le par­ti com­mu­niste. La grève est déclen­chée apràs la der­nière édi­tion de presse, et le tra­vail repris de même. Le pré­texte de la grève n’est juste qu’a tra­vers l’in­ter­pré­ta­tion que lui donnent les ouvriers : la pré­ten­due réduc­tion de trai­te­ment n’est, en somme, que la sup­pres­sion d’un avan­tage dénon­cé par le Minis­tère des Finances. Enfin, le tra­vail reprend sans avan­tage précis.

Repré­sen­tons-nous le tra­vailleur muni­ci­pal, syn­di­qué moyen. L’en­thou­siasme de juin 1936 le porte au mou­ve­ment syn­di­cal. Il est lésé dans ses inté­rêts, occu­pant une fonc­tion dont la dis­con­ti­nui­té est une décla­ra­tion de la guerre sociale, alors que le Par­ti n’en veut pas. On l’en­ferme sciem­ment dans les cadres de la léga­li­té bour­geoise. On lui donne l’exemple navrant des fonc­tion­naires de l’É­tat allant men­dier à la Chambre le pain de la paix sociale. On en fait un para­ly­sé poli­tique. La forte et tenace haine de classe, qui ne demande qu’à s’ex­pri­mer, se mue en une gué­rilla de com­bines. Les syn­di­cats réfor­mistes ne sont pas tou­jours ceux où la conscience de classe soit la moins claire. Ce sont ceux qui, par la fonc­tion de leurs membres, ont une place de pre­mière impor­tance dans le sys­tème ner­veux de la pro­duc­tion capi­ta­liste. Immo­bi­li­ser de tels rouages de la machine sociale, c’est faus­ser le jeu de l’op­po­si­tion socia­liste dans les minis­tères et les assem­blées popu­laires. Il faut de graves cir­cons­tances pour ani­mer ces syn­di­cats, et dans la lutte, l’in­té­rêt des tra­vailleurs ne peut être qu’un élé­ment cir­cons­tan­ciel, la tac­tique du Par­ti res­tant l’in­té­rêt supérieur.

Le tra­vailleur syn­di­qué a deux motifs de com­bat : 1° assu­rer sa maté­rielle, et pour cela aug­men­ter la pro­duc­ti­vi­té de son tra­vail, et en réduire l’in­ten­si­té ; 2° pous­ser la socié­té bour­geoise à la catas­trophe finale. Cette concep­tion est pour lui la forme scien­ti­fique du pro­grès social. Hor­mis cela, le socia­lisme n’est qu’a­gio­tages de politiciens.

Cette concep­tion est extrê­me­ment simple, mais forte, dans le pro­lé­ta­riat, et sou­mise dans son esprit à une hié­rar­chie de valeurs.

Le res­pon­sable de par­ti vise aux mêmes buts, mais sa hié­rar­chie de valeurs peut être inver­sée. Il ne fait pas de doute que les ouvriers furent, en juin 1936, à l’é­chelle de la révo­lu­tion, et les par­tis à l’é­chelle de la reven­di­ca­tion limi­tée. Le P.C. prô­nait le cham­bar­de­ment géné­ral à l’é­poque où la reven­di­ca­tion sub­stan­tielle sem­blait même une hypo­thèse loin­taine. Le Par­ti peut être à contre­temps du pro­lé­ta­riat et s’in­tro­duire comme un corps étran­ger dans les rouages de la révo­lu­tion. La grève des ser­vices publics, grève à l’au­to­ma­tisme impres­sion­nant, est en fait une mani­fes­ta­tion diri­gée poli­ti­que­ment sous un pré­texte reven­di­ca­tif, et, comme telle, contraire à l’in­té­rêt géné­ral du mou­ve­ment ouvrier.

Cette grève, enfin, pou­vait-elle être évi­tée ou frei­née ? Il faut répondre non. L’at­ti­tude du Popu­laire en cette cir­cons­tance et l’ac­cueil que lui réser­va le milieu ouvrier est la preuve qu’une telle grève ne pou­vait être ni arrê­tée, ni frei­née. Nier l’in­té­rêt d’une grève au moment où les ouvriers la font, c’est prendre à contre-cou­rant la psy­cho­lo­gie du pro­lé­ta­riat qui voit l’ac­tion en elle-même et non les com­bines qui la déter­minent. Le Popu­laire se lamente « sur la popu­la­tion ouvrière, pri­vée de métro et d’au­to­bus » et « l’ar­rêt du tra­vail dans le gaz et l’élec­tri­ci­té comme dans l’en­lè­ve­ment des ordures ména­gères ». Le plu­mi­tif socia­liste qui écrit cela ne nie pas seule­ment la valeur de l’ac­tion en soit, il mécon­naît encore le rôle spec­ta­cu­laire de la grève dans une agglo­mé­ra­tion poli­cée où l’im­mo­bi­li­sa­tion des ser­vices publics est la pré­fi­gure de la catas­trophe finale, l’a­vant-goût de la défaite bour­geoise, l’i­mage de la puis­sance du pro­lé­taire, le moteur de son orgueil de classe, la démons­tra­tion qu’il est le maître puis­qu’il peut détruire ce qu’il a créé.

Il est inutile de polé­mi­quer avec ces gens-là. La révo­lu­tion leur pas­se­rait sur le ventre qu’ils ne sau­raient pas ce que c’est.

Cette grève ne pou­vait être ni arrê­tée, ni frei­née. Elle devait être orien­tée dans le sens d’une trans­for­ma­tion de grève poli­tique en grève pro­lé­ta­rienne. Elle ne devait pas seule­ment déter­mi­ner une réac­tion pla­to­nique des beaux joueurs de l’op­po­si­tion syn­di­cale. Il fal­lait savoir ne pas accep­ter le jeu et retour­ner l’échiquier.

L’armée républicaine ou la joie et la fierté d’être briseur de grève

Le par­ti com­mu­niste n’est pas invul­né­rable. Nul ne l’est. Mais il fau­drait avoir le cou­rage. dans les milieux syn­di­caux de ne plus prendre les créa­tures sta­li­niennes pour des adver­saires loyaux. Avant de contre­car­rer les plans, il fau­drait démas­quer les hommes. Il fau­drait n’être soi-même la créa­ture de per­sonne. Il fau­drait savoir qu’on ne peut pas faire à la fois la pan­to­mime bour­geoise et la révo­lu­tion construc­tive. Il fau­drait savoir pas­ser droit devant les têtes pen­santes de la diplo­ma­tie confé­dé­rale. Il fau­drait n’a­voir jamais raz­zié soi-même des majo­ri­tés mal­propres pour par­ler des colo­ni­sa­teurs. Il fau­drait être lucide et hon­nête, et c’est beaucoup.

Encore une fois, le syn­di­ca­lisme d’ac­tion directe n’est ni un cri­tère ni un modèle. Il ne s’a­git pas d’â­non­ner à tous pro­pos l’é­van­gile d’ac­tion directe qui por­tait en soi la tare prin­ci­pale des solu­tions abso­lues. Mais il fut le grand fabri­cant d’éner­gies morales et d’hommes qui disaient ce qu’ils pen­saient et qui fai­saient ce qu’ils disaient. Il est le créa­teur de la morale de classe et du héros moyen, à l’op­po­sé du poli­ti­cien, héros de foire et modèle pour sta­tues. Voi­là ce qui reste pour tous du syn­di­ca­lisme d’ac­tion directe. Il n’i­gno­rait pas que tout est morale dans le monde ouvrier.

Notre époque souffre d’une tech­nique sans morale. Nous nous refu­sons d’autre part à une morale sans tech­nique qui n’est qu’une acro­ba­tie d’in­tel­lec­tuel. Le socia­lisme est pré­ci­sé­ment la conjonc­tion de ces deux forces : le socia­lisme c’est la tech­nique, plus la morale. 

Le pro­blème de l’ar­mée, sous ce double aspect a tou­jours han­té les cer­veaux socia­listes. Tout pro­lé­taire fait à la caserne une objec­tion de conscience lar­vée. Cette posi­tion fut jus­qu’à ce jour son mini­mum de mora­li­té socia­liste. Pour le syn­di­ca­liste de 1906, il n’é­tait pas ques­tion de « répu­bli­ca­ni­ser » l’ar­mée fran­çaise et le sol­dat avait le devoir d’être un homme.

Le par­ti com­mu­niste a chan­gé tout cela. Dans la mesure où ils sont fidèles au par­ti, cinq cent mille jeunes pro­lé­taires ont le devoir d’être dans l’ar­mée bour­geoise les sirènes raco­leuses d’un quar­te­ron d’ad­ju­dants répu­bli­cains. Les hommes ne se classent plus par rap­port à leur rôle dans la pro­duc­tion : l’ou­vrier au som­met et l’ar­mée au plus bas éche­lon. Ils prennent leur place humaine confor­mé­ment aux besoins diplo­ma­tiques du par­ti. Il ne s’a­git plus de neu­tra­li­ser l’of­fi­cier, mais de lui mon­trer quelle place avan­ta­geuse il occu­pe­ra dans la future hié­rar­chie révolutionnaire.

Les réfor­mistes, pla­nistes et francs-maçons qui repré­sentent a la C.G.T. le pur esprit syn­di­ca­liste ont oublié de dire leur opi­nion sur la grève des trans­ports que sabotent de jeunes sol­dats, syn­di­ca­listes eux aus­si, et qui n’at­tendent pro­ba­ble­ment qu’un mot pour en rabattre de l’hon­neur d’être sol­dats français.

Le mot ne vien­dra pas. Il fau­drait être autre chose que réfor­miste, pla­niste ou franc-maçon. Il fau­drait aimer le cou­rage et la digni­té pro­lé­ta­rienne pour flé­trir dans le sol­dat répu­bli­cain l’ac­tuel bri­seur de grève et le futur assas­sin d’ouvriers.

Il fau­drait abso­lu­ment n’a­voir aucune illu­sion sur une poli­tique de tech­ni­ciens de par­tis qui privent l’homme de la néces­si­té morale d’être un révo­lu­tion­naire conscient. Mais qu’a-t-on à faire de la morale quand on consacre soi-même ses efforts à démo­ra­li­ser, à muti­ler le socialisme ?

Rap­pe­lons un ordre du jour du congrès d’A­miens, qui fixe la posi­tion du problème.

« … Dans chaque grève, l’ar­mée est pour le patro­nat… C’est pour­quoi le 15e congrès approuve et pré­co­nise toute action de pro­pa­gande anti­mi­li­ta­riste et anti­pa­trio­tique qui peut com­pro­mettre seule­ment les arri­vés et les arri­vistes de toutes classes et de toutes écoles politiques. »

Qui peut com­pro­mettre seule­ment ceux-ci et ceux-là. Les ceux-ci et les ceux-là de Syn­di­cats ne veulent pas se compromettre.

La « combine », tactique contre-révolutionnaire

On a bien­tôt fait d’ac­cu­ser les sta­li­niens de toutes les déchéances du syn­di­ca­lisme. La vieille mai­son n’a pour­tant pas atten­du les sta­li­niens pour s’é­crou­ler par mor­ceaux. Le sta­li­nisme n’est que la forme effron­tée de la lâche­té congé­ni­tale du réfor­misme et les gens qui ont main­te­nu Jou­haux trente années dans leur mai­son ne convain­cront per­sonne qu’ils sont injus­te­ment licen­ciés par les fonc­tion­naires de Mos­cou. Une des choses les plus risibles du monde est la fureur de ces gens qui se pré­tendent. dépos­sé­dés de leurs unions, et de leurs fédé­ra­tions, qui crient à la vio­la­tion de la démo­cra­tie parce qu’ils sont éli­mi­nés pré­ci­sé­ment par les moyens de démo­cra­tie for­melle et contre-révo­lu­tion­naire qu’ils ont intro­duits eux-mêmes dans l’or­ga­ni­sa­tion, syn­di­cale. Ce n’est la faute de per­sonne si l’on ne peut écou­ter sans rire M. Jou­haux par­ler de la paix et M. Belin de la révo­lu­tion construc­tive. Ce n’est la faute de per­sonne si les déma­go­gies sta­li­niennes ont plus d’at­trait que les déma­go­gies réfor­mistes et si la retraite aux vieux remue davan­tage le pro­lé­ta­riat que le plan de M. Belin. Ce n’est pas la faute des réfor­mistes qui dans le domaine de la com­bine ne sont pas de loin les plus malins.

On ne croit plus nulle part à la véri­té on ne croit plus aux faits et à leur expli­ca­tion loyale. On croit à des rap­ports de forces d’où la véri­té est exclue. De cette grosse malice est en train de mou­rir le socia­lisme. C’est à cela qu’il faut s’en prendre et non au bouc stalinien.

Dans la plu­part des orga­ni­sa­tions ouvrières, il est inutile de vou­loir faire plus long­temps de l’op­po­si­tion sur le plan des idées. Le mal qui ronge le socia­lisme passe par le plan des per­sonnes. Les neuf dixièmes des chefs ouvriers, dans leur période de sin­cé­ri­té révo­lu­tion­naire, visent des des­ti­nées napo­léo­niennes, machia­vé­liques et léni­nistes, et noms le ser­vice du pro­lé­ta­riat. Tous sont un peu les rédemp­teurs du peuple, les géné­raux de la révo­lu­tion ou les archi­tectes d’un monde nou­veau. On tran­sige d’or­di­naire ces grandes ambi­tions pour un fau­teuil de conseiller géné­ral ou un siège dans un conseil d’administration.

Les chefs ouvriers pro­fessent — tou­jours dans leurs bonnes époques — une morale aris­to­cra­tique avec injures pour la gale­rie et amnis­ties géné­reuses pour les crimes dont les charge le vul­gaire. Quoi de plus éton­nant que de voir, au len­de­main de la révo­ca­tions du maire de Saint-Denis le ministre sus­pen­deur tendre la main au maire sus­pen­du, main que celui-ci eut la digni­té de refu­ser. Quoi de plus étonnent que d’en­tendre deman­der, en plein congrès anar­chiste, l’am­nis­tie pour le Jou­haux de 1914 et son acces­sion du rôle de com­plice des der­niers assas­sins à celui de défen­seur des futurs assas­si­nés. Quoi de plus éton­nant si ce n’est le silence de tous.

Il serait curieux d’é­tu­dier l’im­por­tance de la cor­rup­tion et du men­songe dans la for­ma­tion. des castes qui dirigent la socié­té. La soli­da­ri­té des voleurs a créé le règne de la bour­geoi­sie. La soli­da­ri­té du men­songe nous fait désap­prendre le che­min des par­tis. La soli­da­ri­té des com­bines qui règne dans les Par­le­ments a fait reje­ter en bloc jus­qu’à 1936 la pos­si­bi­li­té pour les syn­di­ca­listes d’u­ti­li­ser la tri­bune par­le­men­taire. Le pro­lé­ta­riat pen­saient ‑ils doit choi­sir ses armes. Il ne se bat pas avec les armes de la bour­geoi­sie. Comme la cruau­té et le vol, le men­songe et la com­bine étaient consi­dé­rés par eux comme l’a­pa­nage de la bourgeoisie.

La fameuse dis­ci­pline des orga­ni­sa­tions poli­tiques ne serait-elle pas autre chose que le silence impo­sé aux réac­tions des mili­tants devant la dupli­ci­té et le men­songe de la clique des diri­geants. Les com­pro­mis lors­qu’ils sont l’ex­pres­sion d’une néces­si­té n’ont pas besoin. de l’obs­cu­ri­té. Ils doivent au contraire sus­ci­ter la dis­cus­sion et s’ex­pli­quer au grand jour. Mais le men­songe et la com­bine ont besoin du silence des manœuvrés.

Un même pro­ces­sus de décom­po­si­tion sape toutes les orga­ni­sa­tions ouvrières. La folie des conquêtes hâtives par des clans d’i­ni­tiés qui ont le droit de men­tir, leur péné­tra­tion dans le mou­ve­ment syn­di­cal où ils s’a­musent de l’ac­tion et de la morale des pro­duc­teurs ne peut conduire qu’à la perte du mou­ve­ment ouvrier. Le pro­lé­taire ne peut pas croire à la mal­hon­nê­te­té de ceux qu’il accepte pour ses chefs. Mais il ne peut igno­rer indé­fi­ni­ment cette mal­hon­nê­te­té. La répé­ti­tion des com­bines dans le domaine des grèves en par­ti­cu­lier ne pour­ra plus long­temps lui échap­per. Le méca­nisme de la colo­ni­sa­tion syn­di­cale mul­tiple le met­tra dans le cas de désap­prendre le che­min des syn­di­cats et sa confiance dans les solu­tions exclu­sives de la révo­lu­tion. Tra­hi par la mal­hon­nê­te­té des per­sonnes il recher­che­ra les per­sonnes hon­nêtes ou plus pré­ci­sé­ment la mys­tique de leur hon­nê­te­té. C’est de cette foule inquiète qu’on fait les masses du fascisme.

Nous, dont l’his­toire est faite

Le Par­ti est une sélec­tion d’hommes qui se sont préa­la­ble­ment mis d’ac­cord sur un cer­tain nombre de points de tac­tique révo­lu­tion­naire. Le syn­di­ca­lisme est le pacte le plus large conclu entre les pro­duc­teurs qui veulent retour­ner l’é­chelle hié­rar­chique de la pro­duc­tion. Un tel pacte est émi­nem­ment cir­cons­tan­ciel et seule la nature de l’ex­ploi­ta­tion de classe en recon­duit indé­fi­ni­ment la durée. Sa tac­tique par­ti­cu­lière est de faire prendre au pro­lé­taire une place avan­ta­geuse dans la pro­duc­tion. Tout ceci sup­pose une besogne d’é­du­ca­tion morale qui est bien loin de la dis­ci­pline des par­tis appuyée sur un pacte écrit.

Sous son appa­rence mes­sia­nique la morale du Par­ti est une morale d’a­ris­to­crates et son assi­mi­la­tion des masses une besogne de diges­tion. Une morale de pro­duc­teur ne peut pas être une morale de cour­ti­san. Le par­ti­san au contraire a le devoir d’ai­mer ses chefs avant de res­pec­ter son pro­chain. L’adhé­sion au Par­ti peut faire au pre­mier imbé­cile venu une répu­ta­tion de haute téna­ci­té pro­lé­ta­rienne et l’in­tel­lec­tuel beso­gneux une auréole de mes­sie pré­pa­ré à la cru­ci­fixion. L’i­gno­mi­nie des ânes poli­tiques qui braient du léni­nisme depuis vingt ans suf­fi­rait presque à faire mépri­ser le rôle social des grands hommes. Elle condamne en tout cas l’é­du­ca­tion morale des partis.

Le Par­ti ne peut en aucune façon être éga­li­sé au syn­di­cat dans la recons­truc­tion sociale. Il ne peut être qu’au­to­ri­sé à ten­ter sa chance à tra­vers l’or­ga­ni­sa­tion syn­di­cale et dans la limite des sta­tuts qui inter­disent les fractions.

Mais toute régle­men­ta­tion serait inef­fi­cace s’a­dres­sant à des pro­duc­teurs incons­cients de leur valeur sociale et de leur digni­té humaine. Et la pre­mière digni­té est le sens de la res­pon­sa­bi­li­té qui implique le cou­rage de la véri­té et la désap­pro­ba­tion. du men­songe. Le plus pénible reste à dire. J’en prends pour moi seul la res­pon­sa­bi­li­té. Je dis que les faits démontrent lumi­neu­se­ment l’in­com­pa­ti­bi­li­té entre ceux qui font l’his­toire et ceux dont l’his­toire est faite. Je pense qu’un socia­lisme de parade où des escrocs exhibent des héros et s’en couvrent est un vol à la pen­sée pro­lé­ta­rienne. Je croie que devant un socia­lisme de voleurs le fonc­tion­ne­ment ani­mal d’un corps vivant est une réa­li­té supé­rieure. Je crois que tout notre socia­lisme ne vaut pas la vie d’un homme. En toute conscience, je dis que pour la majo­ri­té d’entre nous, mieux vaut faire un fas­ciste qu’un mort.

Ceci n’est pas une parole défai­tiste, mais la recon­nais­sance d’un fait, et mal­gré tout, l’es­time des hommes. L’ou­vrier qui sous le règne du socia­lisme « malin » ne peut plus agir en ver­tu de sa conscience de pro­duc­teur doit nor­ma­le­ment ver­ser dans cette phi­lo­so­phie tan­tôt éche­ve­lée, tan­tôt pra­tique qui est la forme des mys­tiques d’au­to­ri­té. Ain­si se diluent les masses qui ont per­du leur âme ou leur ombre, pro­jec­tion de leur réa­li­té sur l’é­cran de la révo­lu­tion. Où sont donc les effec­tifs impres­sion­nants du socia­lisme alle­mand ? Avec ceux qui ont su éle­ver l’ap­pa­rence de leur doc­trine au niveau de la digni­té pro­lé­ta­rienne. Absor­bés tout sim­ple­ment par la vie qui reste belle sous Hit­ler, ou ral­liés même au fas­cisme militant.

Pour avoir le goût du risque et l’a­mour du jeu, il ne faut pas être un pion mais un joueur. Un homme ne peut pas prendre à la légère la déter­mi­na­tion de mou­rir. Le jour où nous pour­rons mou­rir pour le socia­lisme ne vien­dra peut-être plus. Ce jour-là, M. Jou­haux sera pen­du à la grande porte de la Bourse du Travail.

Il faut reprendre la croix et la ban­nière et repar­tir len­te­ment à la recherche des hommes dans les foules escro­quées du socia­lisme, dans la masse des pro­duc­teurs. Il faut impla­ca­ble­ment dénon­cer les autres. Tout tra­vail d’i­dée est inutile contre des hommes qui tra­fiquent de l’i­dée avec l’a­mour d’un débar­deur et la bonne foi d’un négrier.

La pre­mière tâche est de sou­mettre toute la tac­tique syn­di­cale à la jus­ti­fi­ca­tion pro­lé­ta­rienne, de redon­ner à la lutte l’é­chelle de valeurs fixée par la pro­duc­tion et non par les impé­ria­listes fran­çais, anglais ou russes qui sou­doient les for­bans du syn­di­ca­lisme français.

[/​Luc Dau­rat/​]

La Presse Anarchiste