Les lecteurs des Temps Nouveaux savent par la grande presse et aussi par les journaux d’avant-garde dont la parution est plus fréquente que notre journal, les motifs qui ont fait se dresser les cheminots contre leurs Compagnies. Je rappellerai brièvement ces motifs seulement pour que cet exposé soit complet.
Un ouvrier des ateliers de Villeneuve-Saint-Georges, réseau P.-L.-M., avait sollicité un congé pour se rendre à une réunion de son Conseil Syndical.
Ce congé lui fut refusé, il passa outre, se rendit où l’appelait son devoir syndical et fut frappé de 48 heures de mise à pied.
Le Gouvernement, les journaux, une grande masse de l’opinion publique n’ont pas compris que pour une cause si peu importante, des centaines de mille de travailleurs consentent à la grève, et paralysent l’activité d’un grand pays. Ils n’ont pas compris que l’importance de la punition n’entrait pas en ligne de compte. Campanaud frappé d’une heure ou de six mois de mise à pied, la répercussion eût été la même.
En la personne de ce délégué, une liberté à laquelle tiennent maintenant les travailleurs, la liberté syndicale, était atteinte.
Solidarité envers leur camarade puni, révolte contre l’atteinte à la liberté syndicale, voilà l’origine du conflit.
Ces causes déterminèrent d’autant mieux les cheminots, qu’ils étaient mécontents de la lenteur apportée à réaliser leurs revendications et impatients d’agir par eux-mêmes pour améliorer leurs conditions d’existence.
À l’annonce de la punition et après l’insuccès des démarches entreprises par le syndicat pour la faire rapporter, les ouvriers des ateliers de Villeneuve firent la grève des bras croisés, et la Compagnie ayant fermé les ateliers et prescrit que n’y rentreraient que ceux qui s’engageraient à travailler, la grève devint effective. Le 23 février, les ateliers de Paris P.-L.-M. se solidarisaient avec leurs camarades, et le 24 février, le Comité des Syndicats parisiens entrait en action et engageait ses adhérents à cesser le travail à partir de minuit.
Magnifique élan de solidarité active, le mouvement gagne rapidement.
Dans les journées des 25, 26 et 27, le mouvement entraîne tout le réseau P.-L.-M., une grande partie de l’État, l’Orléans et l’Est.
La Fédération des Cheminots était hostile à cette agitation. Elle avait tenté des démarches par le Ministre des Travaux Publics qui l’avait éconduite en lui disant qu’il ne pouvait intervenir près des Compagnies dans un conflit d’autorité.
Compagnies et Gouvernement croyant avoir bon marché de la grève pensaient en la brisant rétablir ce qu’ils nomment la discipline sut les réseaux et mâter l’organisation en l’amputant, par des révocations, de ses meilleurs éléments. Enfin, dans la nuit de vendredi 27 à samedi 28, les délégués des Syndicats parisiens sommèrent le Conseil Fédéral des Cheminots de prendre une position nette et de proclamer la grève générale.
Ces syndicalistes timorés cédèrent devant la pression des militants des Syndicats parisiens, mais sentant bien qu’ils n’auraient pas l’audace de mener cette lutte jusqu’aux fins logiques que porte en elle une grève des chemins de fer, ils n’acceptèrent l’injonction de généraliser la grève que pour plus sûrement l’étouffer.
Parmi la classe ouvrière, l’émotion fut vive et la Confédération Générale du Travail comprit que l’heure était peut-être venue où un vaste effort pourrait être tenté en faveur du prolétariat.
La C.G.T. se réunit en permanence. Elle consulta les grandes Fédérations ouvrières qui après les Cheminots exercent sur l’activité sociale l’influence la plus considérable. Toutes répondirent à son appel, non comme on répond à un ordre, mais avec l’enthousiasme puisé dans la conviction que l’heure était venue d’agir. Mais que pensait la Fédération des Cheminots ? on n’allait pas tarder à le savoir. Dans la nuit de samedi les délégués du Conseil Fédéral annoncèrent qu’ils avaient lancé l’ordre de grève à tous les réseaux. Mais ils prièrent la C.G.T. de s’abstenir momentanément de toute action en leur faveur. Ils se contentaient, dirent-ils, de l’appui moral. Ils voulaient laisser à leur grève son caractère strictement corporatif. Ils allèrent plus loin, ils menacèrent au cas où une corporation s’engagerait dans la lutte en leur faveur de la désavouer publiquement.
La terrible chose que de se sentir impuissant, étant donné l’état actuel des choses, à passer par-dessus ces gens si inférieurs à leur tâche, si petits devant la nécessité de grands actes.
Les hommes de la Fédération voyaient la grève comme une marâtre considère un enfant non désiré, ils n’avaient souci que de le faire disparaître au plus tôt.
Et ce qui alourdit leur responsabilité, c’est qu’il est acquis, incontestable, prouvé, que la C.G.T. avait envisagé toutes les conséquences d’une action de masses, qu’elle s’y était préparée, qu’à côté des revendications propres à chaque industrie, elle avait, à elle, son programme — la nationalisation — des grands services publics et des principales industries.
De longtemps peut-être une aussi propice occasion renaîtra.
Ligotée par la décision de la Fédération des Cheminots, la C.G.T. attendit, et le Conseil Fédéral multiplia les démarches pour faire cesser la lutte avant qu’elle eût vraiment commencé.
Le Gouvernement qui, soutenu par la Chambre réactionnaire, avait d’abord crâné et fait publier bien haut qu’il ne consentirait à discuter avec les grévistes qu’après que ceux-ci auraient repris le travail, fut très heureux d’être sollicité, car l’inquiétude l’avait pris devant l’ampleur de l’action et la résolution des grévistes.
On ne saura peut-être jamais bien exactement comment se sont déroulés les pourparlers des journées de dimanche et lundi.
Des choses singulières apparurent.
Le Gouvernement voulait sauver la face, accepter un compromis parce qu’il n’ignorait pas que l’affaire et l’heure étaient graves, mais ne pas céder devant les seuls cheminots.
Le Conseil Fédéral eut alors l’idée d’intervenir près d’un organisme peu connu de l’Administration des chemins de fer : le Comité de Ceinture.
Ce Comité réunit tous les directeurs de réseaux pour leurs intérêts communs. La résistance des Compagnies se manifestait de la façon la plus vive sur les réseaux de P.-L.-M., Orléans et État.
Le directeur du réseau du Nord, M. Javary, fut pressenti pour qu’il intervienne près de ses Collègues, afin qu’ils entrent, par le Comité de Ceinture, en pourparlers avec la Fédération.
M. Javary accepta, décida les directeurs et la force de persuasion de ce Monsieur est telle qu’il lui suffit d’un manifeste adressé à son personnel pour le décider à ne pas faire grève.
La Fédération ne fit pas un geste, ne dit pas un mot pour entraîner ce réseau ans l’action générale.
Le Gouvernement qui ne voulait pas, disait-il, discuter, qui venait de lancer l’ordre de mobilisation de trois classes qui préparait ses moyens de résistance, certains sérieux comme la mobilisation du matériel automobile, certains grotesques, tel l’enrôlement des potaches, des marquises et des vieilles badernes pour remplacer les grévistes, le Gouvernement, dis-je, délégua un praticien nommé Tissier, président de la Commission paritaire, qui étudie les revendications des travailleurs des Voies Ferrées pour préparer le terrain à un accord désiré de part et d’autre.
Dans cette malheureuse grève les troupes ouvrières étaient pour la lutte et leurs chefs pour la paix à tout prix.
La Comédie s’acheva dans la nuit de lundi.
Le Gouvernement joua le rôle d’arbitre, les Compagnies rechignèrent, mais cédèrent, et les chefs ouvriers consentirent à abandonner les militants qui, au cours de ces deux journées, avaient été arrêtés. Sirolle, Legrand, Hourdeaux, Levêque, etc., etc., choisis parmi les plus actifs des militants des Syndicats de Cheminots avaient été emprisonnés.
La délégation de la Fédération se contenta de l’assurance gouvernementale que les cas de ces victimes seraient examinés avec bienveillance.
L’accord se fit sur les conditions suivantes :
- Respect des droits syndicaux ; (Le pouvoir avait de bonnes raisons de savoir qu’il était présentement dangereux d’y toucher.)
- Application du statut, échelles de salaires, dans les délais fixés par la Fédération ;
- Institution de Commissions paritaires spéciales aux Compagnies secondaires ;
- Étude immédiate ! et en commun ? du futur régime des chemins de fer ;
- Aucune sanction pour faits de grève.
À propos de la quatrième question, le Gouvernement à la demande des délégués de la Fédération s’engagea, pour l’examen du projet de réorganisation des chemins de fer, à consulter le Conseil Économique du Travail. Les délégués n’avaient ni qualité, ni mandat, pour offrir au Gouvernement le Conseil Économique du Travail.
Celui-ci n’entend pas être un nouveau Conseil Supérieur du Travail qu’on consulte quand on a le temps, sans tenir compte de ses suggestions.
La façon, dont le Conseil Économique du Travail envisage le régime futur des grands services publics, ne sera jamais acceptée par la classe bourgeoise, il lui sera imposé. Il élimine dans les grandes entreprises l’ingérence de 1’État et détruit le dividende.
Pour consentir à ces deux concessions la bourgeoisie devrait faire sa nuit du 4 août. Elle ne paraît pas en France y être disposée.
La Fédération des Cheminots ayant, selon elle, satisfaction, bien que Campanaud reste puni et les militants emprisonnés, lança l’ordre de reprise du travail qui fut accueilli avec stupeur et colère.
Mais l’heure était bien passée, l’occasion manquée, mieux valait rentrer sans que l’organisation syndicale fut disloquée, que de la compromettre par une résistance sans espoir.
La masse des cheminots n’obéit qu’en grondant, et seule la mise en liberté provisoire des emprisonnés facilita la reprise du travail.
Les Compagnies qui n’avaient accepté la solution du conflit qu’avec répugnance essayèrent, malgré l’engagement, de révoquer certains grévistes choisis, mais devant l’attitude résolue des cheminots, devant le risque d’un nouveau conflit, les mesures furent rapportées et lentement l’apaisement se fait.
Ceux qui croiraient les cheminots matés se méprendraient singulièrement. Ils ont un travail d’épuration à effectuer dans leur organisation, ils ont à se débarrasser des mandataires pusillanimes et incapables. Ils le savent, ils le feront.
Ce qui, par-dessus tout, doit être mis en évidence, c’est que les masses ouvrières sont toujours accessibles aux sentiments de solidarité et de justice.
Les bas intérêts s’écartent devant ces manifestations qui élèvent les consciences.
La classe ouvrière est plus riche, quoi qu’en disent certains, en sentiment et en moralité, qu’en capacités pratiques. Elle acquerra celles-ci et c’est alors que l’heure de sa puissance sonnera.
[/Charles