Une série de phénomènes sociaux pose avec instance la question de savoir si la lutte de classes ne se complique pas d’une lutte de générations : autrement dit si, au sein de la même classe, il ne se crée pas des aspirations différentes en raison de la diversité des conditions matérielles dans lesquelles se forment les générations qui se succèdent. Cette diversité se fait particulièrement sentir à notre époque en raison de la rapidité de l’évolution de la technique qui ne permet pas à la vieille génération de changer des habitudes et une mentalité acquises à l’époque où cinéma, radio, auto, avion sortaient à peine du laboratoire.
En observant quelque peu la jeunesse actuelle (pour être précis, nous entendons par là les hommes de 16 à 30 ans) on constate chez elle une série de penchants qui la différencient très nettement de la génération précédente. Ces traits communs à toute la jeunesse de notre temps prennent évidemment des formes particulières chez les jeunes ouvriers.
Le présent article se limite volontairement à l’examen de ces variations dans la jeunesse prolétarienne.
D’ailleurs le problème ainsi présenté est valable pour la jeunesse d’une série de pays ; pour en examiner les diverses particularités, région par région, il faudra que dans Révision de nombreux exposés apportent la précision nécessaire.
Celle-ci se rue vers les sports, vers le tourisme sous toutes les formes accessibles ; elle sillonne les routes à pied et en vélo ; les mieux payés foncent en moto voire en auto, les jeunes prolos peuplent les piscines, s’ébattent dans les rivières et sur les plages ; ils envahissent les auberges de la jeunesse et se prélassent devant les feux de camp, ils forment le gros des organisations quasi militaires socialistes et communistes, dans une moindre mesure fascistes. Pourquoi tous ces engouements ?
Les jeunes ouvriers lisent peu et en général éprouvent une répugnance pour la culture livresque ; le fait qu’ils acceptent relativement facilement les études des sciences menant vers les techniques montre qu’en face de la littérature il s’agit d’une répugnance et non d’une incapacité ; il semble que la vie trépidante des usines et celle non moins énervante de la rue et même les loisirs les fatiguent nerveusement au point que seule l’activité corporelle les délasse.
La génération précédente avait connu des révoltes analogues, mais celles-ci se dressaient surtout contre les conventions bourgeoises ou les préjugés culturels ; les révoltés de cette époque s’apparentaient par leur extérieur aux artistes ou aux clochards ; ils portaient les cheveux longs et en broussaille, leur mise était négligée ; ils ne connaissaient l’hygiène qu’en théorie et entretenaient de longues discussions sur la valeur calorifique des aliments.
La jeunesse actuelle n’a pas d’attrait vers l’ascétisme ; elle simplifie sa vie corporelle, mais elle la soigne très attentivement ; son hygiène et son alimentation tendent surtout à être celles de sportifs améliorant le rendement de leur corps. Quand ils exigent de grands efforts de celui-ci, ce n’est pas pour mortifier leur chair, mais bien pour l’entraîner, pour en vérifier la puissance, autrement dit pour la discipliner.
Les jeunes prolétaires détestent la discussion et l’analyse mentale exagérée. Leur mentalité inspirée du sport leur a enseigné que si la réflexion est nécessaire, elle doit être enfermée dans les limites de temps imposées par la réalité et que l’esprit de décision et de décision rapide est aussi important que celui de raisonnement.
C’est de la même source que leur vient l’acceptation de l’esprit d’équipe et découlant de là celle de chef d’équipe. Des jeux comme le football, le water-polo, et des activités comme le canotage les amènent à admettre la connaissance spécialisée de l’entraîneur, l’obéissance à l’ordre du capitaine ou du barreur. De là sans doute la facilité avec laquelle dans la vie sociale les jeunes ouvriers s’inclinent devant les directives du chef du parti, du secrétaire du syndicat, voire simplement du copain plus gueulard et plus décidé, auquel peu à peu passent la charge et la difficulté de penser.
La combinaison de tous ces gouts, surtout dans les grandes collectivités de jeunes, contribuent à la création d’une sorte d’esprit de corps qui se concrétise d’autant plus rapidement qu’il s’exprime dans des réalisations étendues et collectives : fêtes, sorties promenades, mais aussi camps, exercices, voire travaux.
Il n’est même pas jusqu’au camp de travail, œuvre réalisée pourtant avec beaucoup de rigidité militaire qui ne rencontre un certain acquiescement de la jeunesse ouvrière. Pourquoi ?
Il semble qu’il y ait là, d’une part l’évasion hors de l’usine, la fuite devant la monotonie des gestes et de la vie ; le camp de travail a beau n’offrir comme hébergement que des baraquements sans confort ; c’est autre chose que la banalité médiocre de l’hôtel bon marché, et si creuser des fossés, les pieds dans l’eau, n’a rien d’agréable, c’est autre chose que le rayon du grand magasin où l’on est attaché, ou le bureau éternel, ou les manivelles du même tour, et cette variété dans l’effort embellit celui-ci.
Mais en plus de cela, il y a l’illusion du travail utile, librement accepté et accompli en commun ; un terrain asséché, un canal creusé, une route tracée est une œuvre qu’on voit grandir dans son ensemble, satisfaction qu’on n’a pas à l’usine quand on polit la même tête de vis ou qu’on perce la même plaque, dont on ignore souvent même la destination.
Ce sentiment grandit encore quand l’effort sert immédiatement une œuvre de jeunesse : aménagement d’un camp de repos, établissement d’un stade, construction d’un home ou d’une auberge.
Il est compréhensible que cette idée d’un bon travail accompli en commun rende acceptables bien des sacrifices ; il est dur de se lever tôt le matin et, dans le froid, s’asperger à l’eau froide ; mais le fait qu’on le fait côte à côte, qu’on ne veut pas être inférieur à son voisin d’attelage est un facteur plus puissant que l’habitude du confort.
La dureté des efforts apportés en commun, les difficultés, les sacrifices, loin d’abattre cette jeunesse l’exaltent. Lorsqu’ils sont traversés, idéalisés par le souvenir, ils créent l’esprit de camaraderie qui est le trait caractéristique de ces milieux.
Il semble aussi que la vie sexuelle, dans ces conditions, devienne plus calme, tout en perdant peut-être, avec l’âpreté de son angoisse, une partie de son charme. La coexistence côte à côte des individus des deux sexes supprime bien des mystères, bien des inquiétudes, bien des pertes d’énergies corporelle et mentale. Si la fréquence, en variété, la multiplicité des rapports sexuels en abaisse la qualité, ravale l’acte sexuel à un acte d’importance secondaire, par contre il reste ainsi plus de place aux autres préoccupations de la vie ; en outre tout le piment des excitations artificielles recule lui aussi et une fois l’élan désordonné, erroné et parfois répugnant passé, les unions qui persistent ne sont pas de qualité inférieure à celles de la génération précédente.
Les révolutionnaires sont pris au dépourvu par l’ensemble de ces phénomènes nouveaux ; en effet à en juger par certains de leurs aspects, la jeunesse se trouve neutralisée devant la propagande lutte de classes ou même nettement entraînée dans le camp fasciste. Les jeunes, occupés au camping ou aux sports, ne peuvent plus participer dans la même mesure au travail des syndicats, des partis et des groupes ; l’adoration des chefs, des drapeaux, la préparation à la guerre impérialiste, sont évidemment des conséquences néfastes pour la libération du prolétariat.
Les vieilles barbes révolutionnaires perdues devant cette situation se bornent à récriminer en présence des jeunes, à se citer en exemple : de notre temps, on lisait plus, on étudiait plus, on ne s’abrutissait pas au sport, on ne jouait pas au soldat et autres arguments du même calibre. Mais la réalité est là et les jeunes ouvriers s’en vont où les porte irrésistiblement le courant de leur temps. Sans doute, la solution ne saurait être trouvée par les récriminations et les anathèmes. Il faut se pencher sur ces traits nouveaux et chercher à y adapter des formes de lutte nouvelles pour la révolution.
La répugnance envers la discussion dégénérant en talmudisme et scolastique (voyez certains groupes marxistes et anarchistes) doit être acceptée ; l’exposé des théories révolutionnaires doit être rajeuni, condensé, simplifié ; les sciences sociales doivent perdre de leur caractère abstrait et prendre celui des sciences appliquées convenant mieux aux mentalités modernes.
Les sports, loin d’être boycottés et dénoncés, devraient être encouragés par les révolutionnaires ; mais au lieu d’en faire un délassement, ou un but en soi-même, le jeune révolutionnaire devra les concevoir comme une préparation permanente à ce qui devra (qu’on le regrette ou non) devenir la préoccupation essentielle des révolutionnaires de notre époque : être des combattants efficaces dans les guerres civiles futures. Certes, ces guerres, sous peine de dévier de leur but prolétarien, exigent une compréhension claire de l’objectif poursuivi. Mais, jusqu’à présent, toute l’attention des écoles révolutionnaires était portée avec trop de prépondérance sur la préparation intellectuelle. L’heure est venue de comprendre que le bon combattant doit aussi savoir marcher, courir, sauter, grimper, nager, tirer, lancer la grenade, rouler en vélo, conduire une moto, une auto, un avion, capter des messages radiodiffusés et exercer tant d’autres activités, découlant de la vie et de la guerre modernes. Les nuits passées en plein air, l’endurance à la marche et aux intempéries acquise au camping, doivent servir au même but. Suivant les circonstances, le jeune révolutionnaire acquerra ces connaissances dans des équipes constituées dans ce but ou dans les organisations touristiques ou sportives existantes. S’il a la ferme volonté de se perfectionner pour la guerre civile et de ne se tenir qu’à cela, les dégénérescences commerciales patriotiques ou épicuriennes du sport et du tourisme perdront de leur danger.
Le goût de l’action, et de l’action violente, doit être non seulement accepté, mais encouragé : ce n’est pas avec des ouvriers apathiques ou contemplatifs que le prolétariat pourra triompher dans la lutte civile c’est en concurrençant, en rivalisant. en dépassant la réaction dans le besoin du « dynamisme », autrement dit de la bagarre, du « coup dur », qu’il deviendra possible de l’aiguiller à l’avantage de notre classe ; notre époque est trop dure et trop sanglante pour pouvoir espérer supprimer ou ne fût-ce même que réfréner ce penchant.
La nécessité de confier la coordination d’une action d’ensemble à un individu ou à un nombre restreint d’individus est aussi inhérente à la préoccupation de bien préparer et conduire la guerre civile ; pour en empêcher la dégénérescence militariste et despotique, le jeune révolutionnaire ne peut se limiter à la négation ; faut déterminer les limites exactes de l’obéissance, défendre la liberté du choix du spécialiste conduisant la lutte, suspendre au-dessus de sa tête le contrôle permanent sévère et tout-puissant de l’équipe.
Vue sous cet angle, la vie, dans les grandes collectivités de jeunes. perd de ses dangers de troupeaux conduits sous la houlette des bergers : ce n’est qu’en se mêlant à cette masse bêlante que le jeune révolutionnaire saura garder tout ce qui est précieux dans l’esprit de camaraderie, en l’arrachant aux buts fascistes ou staliniens ; et à ceux qui invoquent la contradiction du socialisme, vie plus douce, sereine, agréable, et celle des camps de jeunes, simple, spartiate et dure, il faut bien répondre en envisageant, non pas le socialisme, mais la première étape de celui-ci : l’étape de la guerre civile, l’étape des dures années de la reconstruction. Et puisque la jeunesse ouvrière montre qu’elle est capable de supporter un entraînement rigoureux avec joie, avec le sourire, aux révolutionnaires d’obtenir que cette préparation serve le prolétariat.
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