La péninsule ibérique n’est pas seulement un champ d’essai pour tanks et avions ; les différents secteurs du mouvement ouvrier sont obligés d’y prouver par le fait leurs capacités de réalisation, et cela sous peine de périr. Parmi ces secteurs l’expérience des organisations anarchistes et anarcho-syndicalistes force l’attention. En effet, socialistes et communistes ont déjà eu l’occasion, dans une certaine mesure de mettre la main à la pâte sociale : les premiers à travers les gouvernements de coalition en Allemagne, en Autriche, en Belgique ou encore dans des gouvernements plus strictement socialistes en Angleterre et au Danemark ; les seconds donnent leur mesure depuis vingt ans sur l’immense territoire russe.
Par contre, les anarchistes, partout sur la terre, avaient été réduits à un rôle d’opposition (pratiquement l’expérience de Makhno en Ukraine pouvait être négligée à ce point de vue, en raison de ce que ses plus longues occupations de régions se chiffraient par semaines).
Enfin en Espagne et surtout en Catalogne, depuis 1936, les anarchistes purent jouer un rôle extrêmement important (dominant en Catalogne au début de la période considérée) ; ils ont pris part au pouvoir ; ils comptaient et comptent sur l’appui d’énormes masses ouvrières et paysannes (dont la partie organisée, notamment dans la C.N.T., doit dépasser largement un million et demi). Leur participation au pouvoir (avec des tonalités diverses) a duré 10 mois ; leur attitude actuelle en face du gouvernement est encore celle d’une neutralité plutôt bienveillante et en tout cas d’appui absolu par les armes.
L’étude de leur activité peut être faite sans la moindre crainte de leur porter préjudice dans la guerre civile : leurs militants eux-mêmes le proclament (Ex. discours de Galo Diez, prononcé à Valence, été 1937) :
… La C.N.T. a estimé que le moment était arrivé où plus rien ne pouvait être caché, et cela pour le bénéfice de la guerre et de la révolution. (Brochure de la C.N.T. sur les événements de mai).
D’un autre côté le scrupule de porter un jugement sur des hommes en pleine action, tout en restant soi-même dans une inactivité partielle, n’a rien de commun avec la logique. Le courage et l’intelligence sont deux domaines distincts ; il est indispensable pour le révolutionnaire qu’il participe aux deux. Mais cela ne peut amener a considérer tous les actes courageux comme servant toujours le but poursuivi.
On peut et on doit donc en réfléchissant à l’activité des anarchistes, par delà leur courage, savoir comprendre ce qu’ils ont fait et où ils vont.
Ces points d’interrogation méritent d’être considérés par l’ensemble du mouvement ouvrier. Mais en particulier les ouvriers écœurés du reniement social-démocrate, allant vers l’union sacrée au profit du capitalisme ; les prolétaires découragés par le reniement communiste se transformant en nationalisme de l’État-patron russe ; bref tous les révolutionnaires hérétiques et mécontents des partis dits révolutionnaires ont un intérêt spécial à se pencher sur l’expérience anarchiste en Espagne. Avant de se remettre à nouveau en route et sur une route nouvelle, ils ont un intérêt à connaître les tentatives de ceux qui, comme les anarchistes espagnols, ont cherché avant eux des voies propres ; ils doivent surtout le faire pour ne pas finir par être ramenés vers des obstacles qu’ils ont connus dans leurs propres organisations.
Anarcho-patriotes
La guerre civile en Espagne s’est presque, dès les premières semaines, compliquée d’une guerre extérieure ; les interventions des gouvernements italien et allemand datent des premières semaines (le rôle des gouvernants anglais, français et russes, fut plus camouflés et s’exerça dans un domaine autre que celui des opérations militaires proprement dites). Aussi les anarchistes durent très rapidement prendre position en ce qui concernait la défense de la « patrie » et de la « nation ». Sans hésiter ils acceptèrent cette défense ; leurs journaux, leurs discours, leur propagande sont farcis des termes la race, l’Ibérie, nous les vrais Espagnols, la patrie et autres clichés ; c’est par dizaines qu’on pourrait citer pareils exemples.
Parfois il subsiste dans ce procédé une mince surface de classe : l’Espagne que les anarchistes défendent serait l’Espagne des ouvriers, des producteurs. Ex. : Federica. Montseny après avoir souligné. sa qualité de membre du Comité régional de Catalogne (organisation de la C.N.T., organisation anarcho-syndicaliste) et du Comité péninsulaire de la F.A.I. (organisation politique anarchiste) proclame dès la fin d’août 1936 :
L’Espagne grande, l’Espagne productrice, l’Espagne vraiment rénovatrice, c’est nous qui la faisons : républicains, socialistes, communistes et anarchistes, quand nous travaillons à la sueur de notre front.
Mais de ce patriotisme prolétaire au patriotisme tout court il n’y a qu’un pas à faire ; la militante anarchiste le franchit aisément ; au cours du même discours, elle affirme :
« Nous sommes tous unis sur le front de la lutte ; unité sacrée, unité magnifique, qui a fait disparaître toutes les classes, tous les partis politiques, toutes les tendances qui nous séparaient avant. »
I1 importe de remarquer que ceci est dit en pleine apogée de l’anarchisme, moins de six semaines après le 19 juillet ; les communistes russes ont commencé, assez timidement d’ailleurs, à prôner le patriotisme russe vers 1930 ; c’est-à-dire 13 ans après le grand Octobre ; les libertaires espagnols clament leur espagnolisme un mois après le grand juillet. Aucun souci de conservation ne saurait expliquer cette « évolution » si rapide ; leur Influence est à son maximum ; le chantage de la fourniture des armes par le gouvernement russe ne s’exercera qu’à partir d“octobre 1936. Non, ce patriotisme est dû à la force morale d’une propagande séculaire du chauvinisme, s’éveillant à l’improviste, dans les secteurs où l’on s’y attendrait le moins. Puis il y a aussi le mépris du « bétail humain », de la masse à gagner, par n’importe quel slogan ; pourvu qu’elle s’enivre et suive, les militants libertaires se feront patriotes ; en fin de compte, ne faut-il pas battre Franco… et cela à tout prix.
Mais qui a dit A finira bien dans l’alphabet patriotique par prononcer B, le bon patriote non seulement est fier de son « pays », il est amené à mépriser les autres « nations » ; aussi, toujours dans la même logique les anarcho-syndicalistes espagnols remettent en honneur le terme de « boches » que nous avons vu apparaître clans « Solidaridad Obrera », un des organes principaux (voyez S.O. du 10 – 1‑37).
Un autre exemple du même mépris chauvin est celui fourni par un appel de la Solidarité internationale Antifasciste, publié dans Solidaridad Obrera du 25 – 9‑1937 disant textuellement ceci :
La S.I.A. est un organisme de base solidaire qui répond aux sentiments du peuple catalan, qui sont supérieurs aux peuples châtrés d’Italie et d’Allemagne.
Ces citations seront sans doute suffisantes pour juger de la persistance du nationalisme chez les anarchistes espagnols ; la « France libre, forte et heureuse » du communiste Thorez se trouve singulièrement dépassée !
Le Problème colonial
Pénétrés de l’idée de ne rien faire pouvant nuire à l’unité du front antifasciste, craignant de soulever la colère des gouvernements français et anglais, en déchaînant la révolte dans l’Afrique du Nord, les anarchistes ont évoqué le moins possible l’idée de l’indépendance des colonies, et en particulier du Maroc espagnol. Tandis que Franco démagogiquement encourageait les institutions culturelles arabes, les libertaires consacraient à ce problème quatre on cinq articles de journaux en dix-huit mois de guerre civile et quelques appels par haut-parleur aux troupes marocaines au-delà des tranchées. Mais jamais une décision prononcée par les Comités national ou péninsulaire de la C.N.T. ou de la F.A.I.
Au contraire parfois dans les discours de certains militants en vue, quelque mépris pour les Maures, réminiscence de l’éducation catholique développé pendant des siècles. Ex. F. Montseny parlant le 31 août 1936, d’après Solidaridad. Obrera du 2 – 9‑1936 :
« La lutte contre le fascisme sur les fronts de bataille se terminera bientôt, parce que de nombreuses forces sont mises en jeu, et parce que l’Espagne, pays habitué à la guérilla, qui s’est habitué à la lutte pour l’indépendance, et qui s’est habitué à cette guerre civile, la plus triste, la plus fratricide, la plus criminelle, est préparée pour en finir bientôt avec cet ennemi intérieur, avec cet ennemi sans dignité, ni conscience, sans sentiment d’Espagnol, car s’ils étaient Espagnols, s’ils étaient patriotes, ils n’auraient pas lancé sur l’Espagne les « regulares » et les Maures, imposant la civilisation du fascio, non pas comme une civilisation chrétienne, mais comme une civilisation mauresque, des gens que nous sommes allés coloniser pour qu’ils viennent nous coloniser maintenant, avec des principes religieux et des idées politiques qu’ils veulent maintenir enracinés dans la conscience des Espagnols. »
Anarchistes et Impérialisme
L’appui accordé par les gouvernements allemand et italien aux partisans de Franco, l’attitude passive des prolétaires français, anglais et belges ne tentant aucune action directe contre leurs maîtres parallèlement à la lutte des ouvriers espagnols ont amené les libertaires espagnols à espérer leur salut de l’intervention des impérialismes anglais, français et russe. Cet espoir est toujours masqué du manteau de préférence pour les démocraties ; il se confond parfois avec des appels à la révolution sociale, mais pratiquement il consiste en une excitation continuelle à la lutte armée dans le sens de l’intervention, voire au vœu de la guerre mondiale.
Cette propagande est extrêmement tenace : jour par jour, manchettes, articles, discours, demandent pourquoi la France et l’Angleterre manquent d’énergie envers les fascismes. Quelques exemples : au moment où la C.N.T. participe encore au pouvoir, ses représentants écrivent :
« L’Espagne libre fera son devoir. Face à cette attitude héroïque, que vont faire les démocraties ? Il y a lieu d’espérer que l’inévitable ne tardera pas à se produire. L’attitude provocatrice et grossière de l’Allemagne devient déjà insupportable. Visiblement, l’Italie ne joue pas non plus un jeu propre. Il s’agit de gagner du temps, et comme les uns et les autres savent que, finalement, les démocraties devront intervenir avec leurs escadres et avec leurs armées, pour barrer le passage à ces hordes d’insensés, ceux-ci se dépêchent de détruire Madrid et réaliser des actes de guerre leur assurant une situation plus favorable que celle dans laquelle ils se trouvent actuellement. »
Le même point de vue de solidarité et d’appui aux gouvernements démocratiques s’affirme dans un éditorial récent, appelant pourtant dans son titre les travailleurs européens à se dresser contre leurs bourgeoisies. En voici des extraits édifiants d’après Solidaridad Obrera du 10 – 11-37 :
« Il y deux façons de mener une guerre qui reflètent deux aspects de la lutte de classes : la guerre financée et articulée pour les buts spécifiques, impérialistes et agressifs du capitalisme qui entraîne les prolétaires au massacre et cache nécessairement, derrière les grands mensonges historiques, les véritables objectifs du montage belliqueux des États agresseurs. Il y a aussi la guerre régie par les impératifs révolutionnaires de la lutte des classes, les conquêtes sociales ou l’intervention prépondérante dans la formation et le développement des armées nationales, dans ces pays où la question de l’indépendance se pose, en face d’États impérialistes aux prises avec les convulsions et des événements sociaux profonds.
…Nous n’avons pas de raison de cacher que nous nous situons aux côtés des pays démocratiques, où la démocratie ouvrière, les institutions syndicales, politiques, culturelles et coopératives de la classe travailleuse occupent le premier plan de la vie civile, et saturent, à leur tour, malgré la pression d’en haut. les institutions militaires elles-mêmes et les cadres de l’armée. »
Autrement dit, d’après les anarchistes espagnols, en France, dans cette démocratie, les « cadres » de l’armée républicaine, sont d’ores et déjà, avec nous !
Envers l’impérialisme russe, les libertaires espagnols durent prendre une attitude bien plus soumise encore ; en effet, à partir d’octobre 1936 et jusqu’au début de 1938 les gouvernants russes étaient les seuls fournisseurs d’armes sérieux et pouvaient ainsi pratiquer un chantage efficace.
Naturellement la propagande anarchiste ne put se permettre en aucune façon l’analyse de l’État-patron russe ; jamais les organes de la C.N.T. ne critiquèrent les « procès de Moscou ». Mais le silence ne suffit pas à Staline. Il lui faut de la louange et les anarchistes le servirent que de manchettes célébrant la magnifique attitude de l’U.R.S.S. dans la S.D.N., que de flatteries pour Litvinov. Mais voici un éditorial de Solidaridad Obrera.i> du 10 – 11-37 plus précis à cet égard :
« Les gouvernements alliés, avec plus ou moins de formalités, à l’U.R.S.S. le sont pour des raisons strictement stratégiques, pour les nécessités politico-militaires ; ils se seraient passés de l’U.R.S.S., comme ils se hâteraient de s’en débarrasser à un moment quelconque, s’ils ne voyaient pas dans le grand pays européoasiatique, le précieux allié militaire qu’il fut toujours, même avant la révolution. Si, en cas de force majeure, l’U.R.S.S. se voyait entraînée dans une guerre aux côtés des états capitalistes, elle la ferait, sans doute, pour défendre son existence. mais ce serait là une éventualité nullement désirable.
Pour le prolétariat mondial, la Russie représente quelque chose de plus et de très différent d’une force militaire qui allège la pression exercée par l’Allemagne et l’Italie sur la France et l’Angleterre. C’est le berceau de la révolution sociale, de cette révolution qu’une guerre capitaliste, certes, n’impulserait pas. Le prolétariat international peut combattre contre le pacte anticommuniste en luttant déjà pour la paix. Il peut combattre pour l’U.R.S.S. en luttant pour la révolution dans le monde ; cela donnerait à la Russie un appui immense, étant donné que seule une lutte révolutionnaire peut neutraliser les succès de la lutte contraire : celle du fascisme.
Nous autres, peuple en révolution, nous voudrions que les peuples du monde n’abandonnent pas aux attaques des fascistes, étroitement unis en un programme d’action, le pays qui nous a précédés dans la voie de la rédemption sodate. Nous voudrions que le prolétariat fixe, immédiatement, son plan et son orientation à ce sujet. Contre l’anticommunisme du Japon, de l’Italie et de l’Allemagne, la solidarité révolutionnaire du prolétariat mondial… »
Anarcho-militarisme
Les anarchistes espagnols après avoir arrêté dans des conditions extrêmement dures la tentative fasciste le 19 juillet, prolongèrent leur effort de lutte armée en constituant les premières milices.
Celles-ci différaient du tout au tout des armées régulières ; constituées, contrôlées et animées par les organisations syndicales, elles ne reconnaissaient comme commandement que celui qu’elles avaient librement choisi.
Ces formations souffrirent du désordre inhérent à la propagande désordonnée et chaotique des libertaires ; mais les conditions de la guerre firent qu’elles s’imposèrent à elles-mêmes une discipline qui atteignit dans certains détachements (Groupe anarchiste international) une grande valeur.
Militairement parlant et en considérant les conditions désastreuses d’armement, l’absence d’expérience et d’entraînement, les milices syndicales ont largement rempli leur tâche. Si elles ont à leur passif les pertes d’Irun, de Saint-Sébastien, de Badajoz, de Tolède, ce sont par contre surtout les milices de la C.N.T., de l’U.G.T. (avec les Brigades internationales, très différentes au début, d’une armée régulière) qui assurèrent la défense de Madrid et de l’Aragon, il ne faut tout de même pas oublier en faisant la comparaison que 1′« armée populaire » a laissé échapper Bilbao, Santander, Gijon et les Asturies ; quant à ses offensives les succès de Belchite et de Teruel apparaissent comme étant très ‚.. partiels.
Évidemment les milices prêtaient le flanc à la critique par leur manque de coordination ; toute la question est de savoir si le militarisme professionnel en leur donnant cette coordination n’en tuait pas la force vive : l’esprit de classe. Tel semble être l’avis de la plupart des volontaires qui, à des époques diverses, quittèrent l’armée populaire fidèles à l’esprit de juillet 1936 : « Miliciens, oui ! soldats, jamais ! », même ceux d’entre eux qui continuent à chanter à l’étranger les louanges de la direction C.N.T , ont bel et bien voté contre la militarisation « avec leurs pieds » en se retirant de la guerre civile après que les milices furent enrégimentées.
Mais si les miliciens anarcho-syndicalistes allemands et italiens furent très précis à cet égard, défendant avant tout le droit d’élire leur commandement, les anarchistes espagnols acceptèrent très aisément la transformation des milices en divisions et régiments, sans s’occuper de savoir qui désignerait les grades et comment.
Ils sont très fiers de ce qu’un certain nombre de leurs militants se soient transformés en officiers, voire en généraux. Ils ont admis qu’avec leur fonction ces militants acquièrent la mentalité du militariste.
Ainsi Garcia Olliver, membre du. Comité péninsulaire de la F.A.I., à l’époque secrétaire de la Consejeria catalane à la guerre, passant en revue les élèves officiers d’une école militaire populaire disait (Bulletin français de la Généralité, 30-III-37).
« Vous, officiers de l’armée populaire, devez observer une discipline de fer et l’imposer à vos hommes, qui, une fois dans les rangs, doivent cesser d’être vos camarades et constituer l’engrenage de la machine militaire de notre armée.
Votre mission est d’assurer la victoire sur les envahisseurs fascistes et de maintenir ensuite une puissante armée populaire sur laquelle nous puissions compter pour répondre à toute provocation fasciste, ouverte ou déguisée, d’une puissance étrangère, et qui sache faire respecter le nom de l’Espagne, depuis si longtemps déconsidéré dans les sphères internationales. »
Cette idée d’humains à transformer en engrenages est parfaitement assimilée par les officiers anarchistes.
« Nous renonçons à tout… sauf à la victoire. »
Avec pareille maxime formulée par Duruati, à la veille de sa mort, tous les exemples de transformations anarchistes sont admis par les dirigeants de la F.A.I.-C.N.T. comme des concessions douloureuses mais inévitables. Parfois, néanmoins, sentant une réminiscence de leur attachement aux doctrines d’hier, et surtout redoutant une opposition des ouvriers venus confiants en ces théories, la direction anarchiste déclame : « gagner la guerre et faire la révolution ». Il y a là une nouvelle justification du renoncement : la presse libertaire espagnole invoque les entreprises industrielles et agricoles collectivisées obtenues en échange du sacrifice des doctrines.
Incontestablement, le fait d’avoir su occuper les usines, de s’être emparé des services publics, d’avoir réuni en communes de nombreux petits propriétaires paysans, et d’avoir su faire rendre économiquement les nouvelles unités économiques fut une grande conquête.
Le malheur est que l’absence de démocratie ouvrière a apporté un germe de gangrène intérieure dans les collectivités et les a entourées de menaces extérieures, faisant graduellement reculer le domaine collectif et faisant prévoir même sa disparition proche.
Il n’existe pas encore de témoignage d’ouvrier ayant vécu dans les collectivités espagnoles ; quant aux comptes rendus officiels où, dans de longues tirades littéraires, nagent quelques chiffres dont le contrôle est extrêmement difficile, ils répandent une odeur « retour d’U.R.S.S. » montrant que dans la besogne d’information les « délégués » libertaires sont aussi imbus d’espoir paradisiaque que leurs confrères stalinisants (Ex : les reportages de Blicq dans le « Libertaire » 1936).
Aussi les plaintes des ministres anarchistes Federica Montseny et Peiro, parlant des nouveaux bourgeois constitués par les membres des comités des collectivités, ne sont pas exclusivement dues à la méfiance envers la gestion ouvrière directe. Il est vraisemblable que les anarchistes espagnols qui n’ont pas respecté la démocratie ouvrière ni dans les milices, ni dans les municipalités, ni même dans leurs propres organismes où l’élection et le congrès sont de plus en plus écartés, ont agi de même dans les usines et domaines « incautados ». Un autre symptôme du même ordre est l’abandon par la C.N.T. du salaire unifié et familial, la création de sept catégories de salaires, et cela dans les entreprises collectivisées. Motif exposé par Vasquez au dernier Plenum de la C.N.T. : « Le salaire familial est anti-humaniste parce qu’il porte préjudice à l’économie ».
Mais bien pire que la menace intérieure, se dresse autour des collectivités l’étreinte de l’État. Les dirigeants anarchistes devraient connaître cet ennemi. Envers lui ils ont adopté une tactique louvoyante : au nom des réalités, de l’antifascisme, de l’opportunisme, du moindre mal ils ont renoncé tout au moins provisoirement à le briser ; une de leurs raisons essentielles est qu’ils ne veulent pas eux, anarchistes, exercer de dictature et remplacer l’État. En attendant ils ne demandent que s’incorporer à lui. Dès les premiers jours, sans consulter la masse ouvrière pour savoir quelle représentation celle-ci entendait confier aux divers secteurs politiques et syndicaux dans le comité de milices antifascistes, arbitrairement ils établirent la parité entre toutes les organisations, petites ou grandes, bourgeoises ou ouvrières, anarchistes, socialistes ou stalinisantes. Lorsque les partis bourgeois de l’Esquerra et fasciste-communiste furent installés et rassurés, ils imposèrent le retour à un gouvernement « régulier ». Les anarchistes les suivirent et eurent non seulement leurs ministres dans la Generalidad et dans les cabinets de Madrid ; mais encore ils entrèrent partout (en minorité et cerné d’ennemis) dans la police, les tribunaux, les municipalités, les gardes d’assaut, les gardiens de prison, sans rien changer à la nature de l’appareil étatique acceptant de faire appliquer les vieux codes militaire et civil, et tolérant même la détention « gubernativa » (sans jugement) d’ouvriers, absolument lutte de classe (voir le premier emprisonnement de Francisco Maroto).
Un dernier degré de concession leur avait été épargné : d’octobre 1936 à mai 1937 il y eut bien des ministres et des policiers anarchistes au service de l’État bourgeois antifasciste, mais les syndicats de la C.N.T. restaient autonomes sans s’étatiser, d’une façon directe.
Actuellement ce stade est franchi. Chassés du conseil des ministres et des diverses filiales étatiques après les événements de mai, les dirigeants libertaires ont senti leur fringale de carrière grandir. Aussi dans la récente réponse de la C.N.T. À l’U.G.T. ces dirigeants proposent que :
L’U.G.T. et la C.N.T. s’engagent à réaliser l’inclusion effective du prolétariat dans le gouvernement de l’État espagnol, sans exclure les forces non prolétariennes suivant les proportions qui correspondent à celles-ci. (Solidaridad Obrera du 13 février 1938.)
Cette intégration des syndicats dans l’État est organisée par la création de comités tripartites comprenant des représentants des deux centrales syndicales, mais aussi ceux de l’État. La propriété même des grandes industries telles que mines, chemins de fer, industrie lourde, banques, téléphones, télégraphes, navigation maritime est nationalisée, c’est-à-dire confiée à l’État. Les transports eux-mêmes sont militarisés, en employant la formule camouflée de « mis à la disposition du gouvernement ». Ainsi il ne restera plus grand chose des collectivités industrielles ; mais celles qui subsisteront ainsi que les collectivités agraires seront cernées par le collier des grandes entreprises, des banques, de l’appareil policier et judiciaire qui lui appartiendra à l’État. Paradoxal aboutissement pour des anarchistes.
Pouvaient-ils faire autre chose ?
Le plus grave dans cette évolution est qu’elle ne soulève presque aucune protestation dans l’ensemble du mouvement anarchiste international. La première période du ministérialisme anarchiste est marquée par les applaudissements des libertaires français, anglais, italiens, qui font pudiquement quelques réserves sur l’accroc aux doctrines, réservant l’examen de celui-ci pour plus tard. Dès novembre 1937 s’élève la courageuse voix de Camillo Berneri qui dut payer de sa vie son audace de critiquer la main-mise de Staline sur un gouvernement anti-fasciste — anarchiste. C’est vers la même époque quand il est trop tard pour recourir à la volonté ouvrière que les Sébastien Faure commencent à parler de « pente fatale », oubliant les reportages « enthousiastes » de la première heure. Un Rudolf Rocker écrit une brochure de 48 pages sur la « Tragédie de l’Espagne » sans évoquer en une ligne les concessions anarchistes. Quant au « Libertaire » c’est en vain qu’on y chercherait des données sur l’inégalité des salaires, les inspecteurs-entraîneurs au travail ou « l’inclusion du prolétariat » dans l’État ; l’information est faussée et unilatérale.
Mais plus un anarchiste est sincère, plus il a cru à la vitalité de son idéal, plus il souffre devant ce bilan et plus il se demande s’il était possible d’agir autrement que ne le firent ses compagnons d’idées en Espagne.
Laissons à ce sujet la parole à un opuscule des « Amigos de Durruti » faible minorité anarchiste qui, avec les Jeunesses Libertaires de Catalogne a réagi contre la collaboration des classes organisée par les anarchistes officiels. Ce témoignage est d’autant plus précieux qu’il émane d’hommes connaissant les conditions de la lutte et y ayant mis directement la main.
« On n’a pas su utiliser la valeur de la C.N.T. On n’a pas su faire avancer la révolution avec toutes ses conséquences. On a eu peur des flottes étrangères, en alléguant que des unités de l’escadre anglaise auraient bombardé le port de Barcelone.
S’est-il jamais fait une révolution sans affronter d’innombrables difficultés ?
S’est-il jamais fait dans le monde une révolution de type avancé en évitant l’intervention étrangère ?
… Quand une organisation a passé toute sa vie en propageant la révolution, elle a le devoir de le faire précisément quand il se présente une conjoncture pour cela. Et en juillet, il y eut une occasion pour cela. La C.N.T. devait s’accrocher en haut de la direction du pays, en donnant un solennel coup de pied à tout ce qui était archaïque, vétuste ; de cette façon, nous aurions gagné la guerre et fait la révolution.
Mais on agit d’une façon opposée. On collabora avec la bourgeoisie dans les institutions étatiques au moment même où l’État se crevassait aux quatre coins. On renforça Companys et sa suite. On insuffla un ballon d’oxygène à une bourgeoisie anémiée et apeurée. » (Brochure clandestine des « Amigos de Durruti » : Vers une nouvelle révolutions.
Conclusion
De ce pénible bilan, une seule chose ressort avec certitude : les anarchistes espagnols et avec eux l’immense majorité des anarchistes dans le monde, mis par la réalité en demeure d’appliquer leur doctrine en Catalogne et en Espagne y ont renoncé ; plus encore ils ont donné leur adhésion effective à un État comportant la collaboration avec la bourgeoisie et opprimant les ouvriers.
Ont-ils agi ainsi parce qu’ils ne pouvaient agir autrement ? Une conclusion absolument claire à ce sujet ne peut être déduite. Nous avons cité les possibilités d’autres solutions. Mais s’il fallait conclure à l’inéluctabilité de leur recul, il faudrait en général poser la question, si dans n’importe quel coin du monde l’anarchisme est applicable : en effet, en Espagne étaient réunies les meilleures conditions de développement de ce mouvement.
D’autre part, il faudrait conclure à ce que les dirigeants anarchistes ont simplement utilisé la doctrine comme un slogan, quitte à l’abandonner dès qu’ils entrevirent la possibilité d’une participation à la hiérarchie sociale, un nouveau problème se poserait. Le 4 août 1914 marque le reniement socialiste ; mars 1921, par le massacre de Cronstadt, peut pratiquement être considéré comme l’époque initiale du reniement communiste, entrant dans les voies de la N.E.P. pour déboucher dans le nationalisme russe ; septembre 1936, avec la dissolution du Comité des Milices, symbolise le renoncement anarchiste. Des analogies existent entre ces reniements : ils se produisent lorsque les mouvements considérés acquièrent une grande extension ; ce développement entraîne la séparation d’une caste supérieure ; celle-ci renie la doctrine pour retourner dans les sentiers battus de l’humanité. Pour l’anarchisme, ce phénomène apparaît très nettement ; c’est après un succès important qu’il se produit ; la doctrine anarchiste a connu une série de réalisations partielles : l’arrêt du soulèvement fasciste, la résistance des milices, la mise en route des usines occupées. Ce n’est pas la vie qui a mis en échec ces réalisations, c’est le renoncement des dirigeants anarchistes eux-mêmes.
Il faut donc pour le mouvement ouvrier trouver une forme d’expression autre que la protestation anarchiste ; en effet, celle-ci, nourrie en grande partie par la haine de la combine politicienne, s’est révélée empoisonnée presque dès le début par celle-ci.
Toute la question est de savoir s’il n’y a pas là une fatalité historique, si toute forme de mouvement ouvrier — et de mouvement humain — a peine grandie, commence à pourrir ; la marche en avant du prolétariat (actuellement avant-garde de l’humanité) n’est-elle pas condamnée à suivre une courbe sinueuse d’avancement et de recul sans jamais arriver au « paradis » ? Ou bien dans la période historiquement très brève de vie du prolétariat industriel les trois reniements ne sont-ils que des épisodes ? Peut-être cette classe absolument nouvelle finira-t-elle par trouver le type d’organisation où l’élite ne se séparerait pas de la masse (des syndicats, perfectionnés sans bureaucratie) ?
La recherche de ce type d’organisation s’impose, qu’il s’agisse simplement de freiner la dégénérescence des organisations ouvrières ou d’empêcher définitivement cette dégénérescence.
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