Nécessité de faire le point
Pour retrouver une méthode d’action, il nous apparaît indispensable de nous libérer des classements acceptés par les différents courants qui se partagent le mouvement ouvrier. La géographie officielle des éléments qui participent aux luttes sociales ne correspond plus à la réalité ; des facteurs importants sont apparus, d’autres qui jouaient un rôle prépondérant ont tendance à disparaître ; les schémas dressés au
Faire le point n’est guère facile, les clichés sont commodes et il est pénible de s’en débarrasser ; les efforts de désintoxication se brisent souvent devant l’énormité de la tache et n’aboutissent généralement : qu’a nous faire emprisonner dans un système ancien présenté sous une phraséologie nouvelle.
En nous évadant des conceptions toutes faites nous aboutirons peut-être à des conclusions pessimistes, mais elles nous permettront de mieux évaluer nos faciles vérités, trésor valorisé seulement par nos illusions.
Savoir si, comme nous l’annonçaient avec force tous les doctrinaires marxistes et libertaires, nous sommes plus près du socialisme en 1938 qu’en 1900 ou 1850, nécessiterait une étude des plus complexes.
Sans doute les formes d’oppression capitaliste ont changé depuis le siècle dernier. Sans doute aussi les conditions de vie de la classe ouvrière se sont-elles modifiées et le prolétariat est devenu un élément important qui entre en scène pour la solution de chaque question. Il n’est pas exclu que cette évolution puisse aboutir au socialisme, mais rien ne le garantit. De plus des indices semblent nous indiquer que la mue du système capitaliste nous conduit vers un type d’exploitation simplifié, hermétique, dont l’origine se retrouverait dans la répartition du travail moderne.
Par ailleurs il faut constater que dans la lutte contre le capitalisme classique le prolétariat n’est plus seul. Les régimes russe, allemand et italien, à des degrés différents répondent à la question de la marche inévitable vers le socialisme. Il ne restera bientôt plus que les émigrations politiques pour se satisfaire des anciennes conceptions dont la valeur se manifestera une dernière fois sur les champs de bataille des guerres idéologiques pour donner une raison illusoire au sacrifice des « antifascistes ».
Quant au prolétariat des nations démocratiques, qui possède des organisations et une politique qui portent sa marque, point n’est besoin de subtiles analyses pour s’apercevoir que les efforts qu’il dépense ne sont pas employés à ses fins propres ni pour un socialisme véritable. El il faut se demander si dans ces pays la classe ouvrière n’a pas conquis des avantages partiels de telle façon qu’elle a diminué ses chances de victoire totale.
Divisions
Quelles sont les raisons qui poussent les travailleurs à s’enrôler dans leurs organisations, à croire dans les buts poursuivis ? D’une part leur condition sociale inférieure, la sensation qu’ils ont d’être maintenus dans la misère et l’ignorance, le degré même de cette misère, les sentiments de justice et d’égalité trop ouvertement bafoués, la fierté du travail utile accompli humiliée ; d’autre part les aspects catastrophiques de la société : crise et guerre.
Mais en isolant les mots d’ordre pratiques que les dirigeants font avaliser par les travailleurs, en les arrachant de leur cadre de mots, que trouve-t-on en définitive ? Des appels à la guerre, des mesures pré-fascistes, une déification du progrès technique, aucune proposition. humaine, socialiste, libertaire, rien qui réponde aux aspirations et aux croyances des opprimés.
Cette politique est encore favorisée par un changement dans la structure de la classe ouvrière. Au point de vue économique, le prolétariat n’est plus au stade d’il y a cinquante ans. II y a certes des couches importantes de la population qui sont affamées — les chômeurs — les vieux — le prolétariat agricole ; d’autres sont placées dans un état de gêne permanent qui peut provoquer des sursauts violents ; mais il existe également des fractions de population qui se trouvent avantagées par le fait qu’une partie de la production échappe momentanément aux lois de l’offre et de la demande (industries de guerre notamment).
L’unité ouvrière est partiellement brisée et seule une puissante idéologie socialiste pourrait la renforcer. Sans cela il est à craindre que de sérieuses satisfactions immédiates viennent concurrencer l’action révolutionnaire chez les ouvriers et employés privilégiés.
En accordant aux jeunes mille possibilités de satisfaire leurs besoins d’action les gouvernements démocratiques arrachent au mouvement un de ses meilleurs moteurs, et en proposant aux autres l’aventure, les partis fascistes lui en enlèvent un second.
Mais l’un et l’autre n’ont fait soit qu’imiter ce qui se passait au sein même des organisations, soit qu’exploiter ce qui était devenu territoire abandonné.
Démonter le mécanisme qui permet à des groupes non prolétariens de se servir du prolétariat, d’utiliser sa foi dans un monde meilleur, nous apparaît une tâche urgente.
Laissons de côté la hiérarchisation, l’oligarchisation des organisations ouvrières, devenues des situations de fait même dans les organisations les plus démocratiques, que des remous à la base ébranlent partiellement et épisodiquement mais que seule une marée d’enthousiasme avec des équipes dirigeantes animées d’un esprit nouveau pourrait bouleverser.
C’est en profitant de l’immense complication des questions sociales, en se proposant aux travailleurs pour la débroussailler et œuvrer en leur nom pour les amener à un stade socialiste — fort simple et idéalisé dans les cerveaux ouvriers — que les spécialistes du mouvement s’imposent et entretiennent les illusions.
En abandonnant la lutte autonome, sauvage — ce qui ne voulait nullement dire incohérente — les ouvriers socialistes ont dû se plier aux nécessités de la politique progressive démocratique d’abord, aux gymnastiques incompréhensibles des solutions partielles et techniques ensuite.
L’Escroquerie
Ouvriers, organisations, appareils et buts bien que masqués du même signe socialiste sont devenus des pièces sans unité. Si le mouvement socialiste a voulu organiser, unifier, diriger toutes les révoltes spontanées des masses miséreuses dans l’espoir de transformer la société de fond en comble, les cadres et états-majors du mouvement se sont peu à peu constitués en caste indépendante ayant ses intérêts particuliers, son avenir bien distinct de celui de ses mandants.
L’agonie du capitalisme libéral a entraîné l’agonie des appareils social-démocrates, pour qui la prospérité et le développement économique frayaient un passage à la poussée prolétarienne sur le plan démocratique. Mais dans la mesure où les techniciens de la lutte ouvrière, les officiels de la lutte de classe se rendent compte de l’absurdité du régime ancien et de sa condamnation, ils prennent conscience de leur rôle, trouvent sur le plan économique des catégories de dirigeants qui possèdent les mêmes caractéristiques et les mêmes appétits, et il se constitue, même au sein de l’appareil d’État, une volonté de domination, de réorganisation, de planification qui se heurte et se heurtera de plus en plus au capitalisme dépassé, qui se servira de la classe ouvrière avec d’autant plus de facilité que les cerveaux les plus conscients de cette évolution sont les guides du prolétariat.
Les rares groupements qui abandonnent les oripeaux d’usage présentent des programmes fort alambiqués mais où le bout de l’oreille dépasse sous forme de mesures de réorganisations industrielles aussi anti-capitalistes qu’anti-socialistes — et si en France ces tendances sont encore confuses il faut en rechercher la cause dans la solide assise qu’y possède le petit capitalisme sans pour cela croire que les éléments principaux de cette classe soient absents.
Ne nous trompons pas quant à la faiblesse et aux contradictions des thèses défendues. Techniciens et dirigeants — personnel de gestion dit Yvon — profiteront de toutes les occasions, de toutes les situations en jouant de leur existence et de leur utilité, en profitant surtout de l’immense naïveté du prolétariat à qui l’on fait admettre qu’il forgera son destin avec des outils et des armes non prolétariennes.
Entre les techniciens socialistes, les équipes de Nocher et certains bergerystes, il y a moins de différences que n’en laissent voir les étiquettes. Ceux qui, dégoûtés de la cuisine des partis traditionnels rejoignent ces groupements réalisent sans aucun doute un bel effort pour se débarrasser des formules toutes faites, mais c’est pour s’enivrer de slogans sonores sans contenu socialiste.
La presse et en général tous les moyens de propagande constituent une excellente courroie de transmission entre les bureaux de statistiques ou les comités centraux et la grande masse des adhérents ou des suiveurs.
En Belgique, huit jours après l’adoption du plan de travail de Henri de Man, les petits propagandistes mineurs du Borinage et du pays de Liège récitaient chiffres et indices — appris la veille et oubliés sitôt la campagne d’agitation close — endormaient les auditoires pour les réveiller en fin de séance par quelques formules anciennes aussitôt applaudies : 40 heures, suppression du chômage, socialisme. La confusion était établie, le piège tendu, la « mystique du plan » se créait.
La haine des régimes dictatoriaux, les sentiments de révolte contre l’exploitation patronale sont utilisées habilement, toutes ces réactions sont centrées sur des objets bien déterminés, souvent sans liaison avec le motif primitif. On en arrive à ces meetings pacifistes où il n’est question que de mesures coercitives, de politique ferme, de sanctions, de sécurité collective et qui se terminent par de vigoureuses Marseillaises. Ne parlons pas des campagnes de propagande où la société se trouve démolie par la parole et l’écrit, condamnée, anathémisée, et qui finissent par une proposition de loi bénigne qu’une quelconque commission assassinera.
Pas de socialisme de savants
Les bons apôtres de la politique raisonnée et calculée, les experts en sociologie nous présentent de si bons arguments et des schémas tracés d’une main si ferme qu’ils nous éblouissent aisément. Le temps des barricades est révolu disent-ils et les romans de chevalerie périmés ; à problèmes techniques, solutions techniques.
Nous repoussons cette logique trop froide.
Celui qui prétend que la société peut être représentée par une immense équation est un pédant ou un escroc. Quand bien même un quelconque génie arriverait à saisir la réalité dans tous ses éléments a un moment déterminé il ne pourrait que la contempler comme un voyageur contemple un panorama, sans pouvoir la modifier.
Les poussées sociales qui brisent la structure des sociétés ne se préparent pas au laboratoire et ne se décident pas par un Brain Trust. L’essentiel de la lutte ouvrière pour le socialisme se trouve dans sa croyance dans un but, dans les efforts qu’elle déploie pour y parvenir, dans la morale qu’elle s’impose, dans les résultats partiels qu’elle arrache.
Les facteurs économiques qui conditionnent cette lutte sont certes importants, déterminants en grande partie, mais considérer ces facteurs comme suffisant à l’avènement du socialisme entraîne une mystique de l’évolution économique qui sacrifie l’essentiel du but à atteindre. Croire que le socialisme n’est que l’héritier d’une économie capitaliste qu’il doit améliorer, perfectionner, signifie l’abandon de tout son côté humain.
Les mécontentements ouvriers, les instincts de justice sociale ne doivent pas actionner de petites et grandes entreprises d’où le socialisme est absent. Parler de technique, de nationalisation, de plan, faire admettre par le prolétariat et l’utiliser pour les imposer des solutions incompréhensibles en les présentant comme des tranches de socialisme constitue une escroquerie.
Pour nous le révolutionnaire socialiste n’est pas surtout un ingénieur, c’est pour commencer un destructeur, un romantique dans ce sens qu’il veut plus de justice et d’égalité, et un aventurier parce qu’il accepte les risques de l’aventure révolutionnaire.
S’il fallait pousser les choses jusqu’à l’absurde, nous dirions que nos préférences iraient à une incompréhension totale alliée à une force confiante en elle plutôt qu’à une connaissance approfondie qui entraînerait le rejet de la participation active et consciente du prolétariat.
Il nous parait moins absurde de prêcher une politique, une morale et une foi égoïstement socialiste que d’accepter de voir les meilleures forces révolutionnaires employées à faire triompher des mouvements néo-capitalistes. Préférer un calcul qui contiendrait toutes les données à la préparation de l’aventure c’est renoncer au socialisme, plus c’est passer dans le camp des successeurs techniciens des bourgeois essoufflés.
Défense de la politique des ignorants
Il nous apparaît indispensable de rejeter comme non socialistes toutes les formules, tous les mots d’ordre qui ne sont compréhensibles et compris par le prolétariat.
La politique des ignorants serait donc celle qui ne se baserait que sur quelques données essentielles et vivantes pour les travailleurs et sur quelques grandes idées morales propres au socialisme, à l’exclusion de tout ce qui ne partirait pas du prolétariat, voulu et appliqué par lui.
Cette politique serait incomplète. Elle ne serait qu’un pis aller en regard de la complication des situations politiques et économiques. Elle constituerait cependant une immense amélioration de la politique pseudo prolétarienne, actuelle. Elle donnerait une confiance nouvelle aux foules ouvrières en leur permettant de mieux évaluer leur force et rendrait impossibles les détournements d’énergie socialiste.
Le refus catégorique de participer à toute guerre aussi longtemps que les travailleurs ne posséderont pas effectivement tout le pouvoir nous semble un exemple vivant de l’application de cette politique. Sur cette question elle couperait court aux dangereuses interprétations des démocrates, des staliniens et des trotskistes.
Nous ne pouvons certes prévoir si cette politique ferait triompher le socialisme, ce dont nous sommes sûrs c’est qu’elle seule peut le faire triompher s’il est humainement possible.
L’état de régression économique que pourrait entraîner une révolution socialiste ne nous effraye pas. À tout prendre les résultats de l’économie capitaliste, pas plus que ceux des technocrates russes, ne sont magnifiques au point de nous séduire comme le ferait un paradis avec eau gaz et électricité.
Certes le prolétariat doit calculer son action mais en fonction de sa lutte et de sa volonté d’émancipation, non en rapport avec la marche générale de la société. Faire intervenir, dans le calcul prolétarien des éléments puisés dans une science non accessible au prolétariat tue la force révolutionnaire, parce que cela tue sa foi et sa conscience de force. Invincible.
Une grève ouvrière qui serait pesée et organisée en tenant compte de tous les renseignements sur l’industrie qu’elle affecterait, de l’évolution économique, des possibilités du secteur capitaliste intéressé ne se déclencherait jamais, mais l’irruption dans l’équilibre social d’une force prolétarienne — au travers d’une grève — bouleverse la situation au point de laisser le champ libre à l’intrus surtout si celui-ci est poussé par une idéologie qui magnifie son action et le soutient pour oser appliquer les mesures qui lui paraissent justes.
Un retour à des conceptions simples, un repli sur les positions essentielles du socialisme permettrait un reclassement des forces et des mouvements qui s’abritent derrière la phraséologie socialiste. Il entraînerait sans aucun doute des défections dans les effectifs et l’abandon de nombreux moyens d’action, mais il susciterait une redécouverte des richesses spécifiquement révolutionnaires.
Une autre conséquence de pareille conception serait l’obligation pour les intellectuels sincèrement attachés au prolétariat de resserrer les liens avec les prolétaires par le renforcement de l’idéal socialiste et l’abandon du rôle double qu’ils jouent… Autrement dit le travail d’analyse et de recherches des phénomènes sociaux ne prendrait une valeur réelle — en dehors de sa valeur scientifique intrinsèque — que dans la mesure où il serait assimilé par les artisans pratiques de la lutte pour le socialisme et que des méthodes nouvelles en surgiraient.
La politique des ignorants ne peut être une politique de l’ignorance, elle signifie solidarité entre tous les lutteurs de l’idée socialiste, un retour aux principes moraux supérieurs du socialisme, une entente féconde entre tous.
Le ralliement possible de larges couches de population extra prolétarienne devrait être surtout recherché, en dehors des liaisons possibles découlant de la production elle-même, dans la propagande strictement socialiste. Loin d’effrayer les éléments intéressants des classes moyennes, une activité nettement révolutionnaire — surtout dans les pays où celles-ci se trouvent en complet déséquilibre — permettrait de regrouper de forts noyaux de déclassés. Les suites en seraient probablement meilleures que l’état actuel des rassemblements autour de formules volontairement vagues et confuses, qui ne peuvent agir utilement et qui lient les forces actives. Pour avoir voulu présenter le socialisme sous des dehors de plus en plus anodins, jusqu’à ne plus avoir ni couleur ni goût, pour rallier le maximum de peureux, les mouvements socialistes ont rejeté leurs forces vives vers des mouvements fascistes, plus dynamiques — en paroles toujours, en actes parfois.
L’audace, vertu révolutionnaire doit être ramenée au mouvement socialiste.
Ni les social-démocrates en Europe Occidentale, ni les communistes en Russie, ni les anarchistes en Espagne n’ont joué à fond et seulement la carte prolétarienne et socialiste.
Avant que le monde ne soit bouleversé, par la guerre ou une brusque évolution économique, en prévision même de ces bouleversements, il nous apparaît qu’il serait temps de grouper les révolutionnaires autour d’une politique qui serait celle de ceux d’en bas et qui pourrait aboutir, non au perfectionnement de la machine bourgeoise, non à des réformes de structure, non à la montée d’une classe nouvelle, mais à la construction d’une société sortie des mains et des cerveaux de ceux qui auront détruit l’ancienne.
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