La Presse Anarchiste

Apothéoses

En quelques mois, dépas­sant le six­ième des maisons voisines, le mon­u­ment s’est élevé sous l’inces­sant labeur d’une nuée d’ou­vri­ers ; érigeant auda­cieuse­ment vers l’azur d’un ciel d’été son belvédère érigé sur un dôme aux qua­tre arêtes vives. Un pavil­lon tri­col­ore qui claque ironique­ment au souf­fle d’une brise de juil­let sur­monte le tout.

Au-dessus d’une porte cyclopéenne s’a­vance en bal­con la demi-cir­con­férence d’une énorme ter­rasse bor­dée d’une grille en fer forgé. À une huitaine de mètres plus haut, juste au fron­ton de l’éd­i­fice, un immense pan­neau de sculp­ture étale mag­nifique­ment la glo­ri­fi­ca­tion menteuse des bien­faits de la vente par abonnement.

Per­son­nifi­ant le crédit, un jeune éphèbe nu, dans un char attelé de deux chevaux fougueux qui galopent au sein d’une nuée, mon­tre la route du pro­grès au com­merce et à l’in­dus­trie ; pen­dant que, de chaque côté du pan­neau, l’art et la sci­ence les con­tem­plent d’un œil bienveillant.

Au-dessous, allé­gorie cette fois par trop vraie, qua­tre cari­atides sou­ti­en­nent l’énorme poids des fig­ures supérieures.

Qua­tre parias, qua­tre mau­dits arc-boutés aux angles des con­soles, les mus­cles sail­lants comme des cordes, sous un effort latent, la face souf­frante, les yeux caves, s’ex­ténu­ent à main­tenir l’aplomb de toute cette gloire.

Enfin, encore plus haut et tou­jours en façade, Mer­cure, le dieu du com­merce et des voleurs, le buste doré, promène avec un sourire sar­donique ses regards sur la foule qui con­tem­ple cette masse de pierres.

Les ver­rières émail­lées et les ors luisant de place en place attes­tent la munif­i­cence du très puis­sant et très richissime abon­neur qui peut faire sur­gir en plein quarti­er pop­u­laire cette superbe apothéose du capital.

Autre temps, sem­blables mœurs, Napoléon éle­vait l’Arc de tri­om­phe à la gloire de ses armées vic­to­rieuses, espérant ain­si jus­ti­fi­er ses boucheries aux yeux des généra­tions futures : M. *** à peut-être aus­si la pré­ten­tion de s’in­no­cen­ter de la forte somme acquise sur les uns en procu­rant quelques mois de tra­vail aux autres.

Mais qu’un ouvri­er ne vienne pas me tenir ce raison­nement spé­cieux qu’il aurait pu garder son or au lieu de faire bâtir un palais : croyez-moi, l’ar­gent n’est bon que pour les jouis­sances qu’il pro­cure, et celle-ci en est une sérieuse.

Allons, les vain­cus de la vie, exta­sions-nous devant ce trophée de vic­toire d’un nou­veau genre !

Brusque­ment, les portes de la ter­rasse don­nant sur l’in­térieur du bâti­ment se sont ouvertes ; des larbins galon­nés en tien­nent les bat­tants et s’in­cli­nent obséquieuse­ment devant une foule élé­gante qui envahit la demi-cir­con­férence ; les déco­ra­tions scin­til­lent sur la blancheur des plas­trons, la gai­eté des soies claires et des den­telles fémi­nine tranche forte­ment sur la noirceur des fracs. Les musi­ciens, coif­fés de leurs immuables cas­quettes admin­is­tra­tives, y pren­nent place à leur tour : non sans arrière-pen­sée certainement.

Après quelques paroles de con­sécra­tion que prononce un supérieur quel­conque, auquel le maître et la maîtresse répon­dent d’une légère incli­nai­son de tête, le chef de musique lève vive­ment son bâton ; qua­tre temps, et cuiv­res et bois enton­nent un chant d’al­lé­gresse dont les ondes sonores s’élèvent et vibrent har­monieuse­ment dans l’air.

À cet instant le soleil pas­sant au-dessus du dra­peau qui flotte au haut du phare, dar­d­ant ses rayons sur cette fête bizarre, allume un fauve reflet dans chaque dorure, la ban­nière et le porte-médailles resplendis­sent de mille feux ; le Mer­cure dans sa niche est ful­gu­rant de lumière, une pluie de jaune métal sem­ble tomber lente­ment de l’indi­go du ciel. Alors, se ser­rant l’un con­tre l’autre, la fig­ure empour­prée d’orgueil, les maîtres con­tem­plent l’al­lé­gorie qui les domine.

Le crédit a l’air de vivre réelle­ment, et sa fig­ure ado­les­cente sem­ble nim­bée, tel un Christ dans un vit­rail ; le com­merce et l’in­dus­trie pren­nent un temps de galop, et les arts et la sci­ence sont tout prêts, l’un à lâch­er sa palette, l’autre son planis­phère, pour emboîter le char.

« L’a­pogée ! » mur­mure glo­rieuse­ment la femme.

Mais soudain elle pâlit, ses regards se sont portés plus bas : les cari­atides aus­si se sont ani­mées, un éclair a lui dans leurs yeux tristes, leurs lèvres esquis­sent un ric­tus ter­ri­ble, le tho­rax et les côtes sail­lent, con­trastant douloureuse­ment avec les ven­tres creusés par une fringale jamais assou­vie ; les biceps se gon­flent dans un effort suprême. Crédit, com­merce, indus­trie sem­blent peser peu en leurs poignes, et les bris­er sur le pavé de la rue serait pour elles l’af­faire d’une volon­té commune.

Et tan­dis que les dernières notes de l’alle­gro s’é­pan­dent joyeuse­ment dans l’e­space, et que, stu­pide ou incon­scient, le peu­ple applau­dit, elle mur­mure de nou­veau à l’or­eille de son mari :

« Cher, ren­trons, je t’en prie. — Qu’as-tu donc ? inter­roge celui-ci. — Oh ! rien, une bêtise : j’ai cru un moment que cette masse de plâtre allait s’écrouler sur nous. »

Mais les mir­a­cles ne sont plus de mode, les stat­ues n’ont pris vie que dans l’e­sprit romanesque de la dame, et la plèbe encom­brant les chaussées con­tem­ple en leur impas­si­bil­ité de pierre le sym­bole de son per­pétuel et inutile effort.

[/Leclerc/] (Léon)/]


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