La Presse Anarchiste

La révolution culturelle ?

Nous allons consi­dé­rer main­te­nant les grands moyens recom­man­dés par le socia­lisme bour­geois pour l’é­man­ci­pa­tion de la classe ouvrière, et il nous sera facile de prou­ver que cha­cun de ces moyens, sous une appa­rence fort res­pec­table, cache une impos­si­bi­li­té, une hypo­cri­sie, un men­songe. Ils sont au nombre de trois : 1° L’ins­truc­tion popu­laire, 2° la coopé­ra­tion, et 3° la révo­lu­tion politique.

Nous allons exa­mi­ner aujourd’­hui ce qu’ils entendent par l’ins­truc­tion populaire.

Nous nous empres­sons de décla­rer d’a­bord qu’il est un point où nous sommes par­fai­te­ment d’ac­cord avec eux : l’ins­truc­tion est néces­saire au peuple. Ceux qui veulent éter­ni­ser l’es­cla­vage des masses popu­laires peuvent seuls le nier ou seule­ment en dou­ter aujourd’­hui. Nous sommes tel­le­ment convain­cus que l’ins­truc­tion est la mesure du degré de liber­té, de pros­pé­ri­té et d’hu­ma­ni­té qu’une classe aus­si bien qu’un indi­vi­du peuvent atteindre, que nous deman­dons pour le pro­lé­ta­riat non seule­ment de l’ins­truc­tion, mais toute l’ins­truc­tion, l’ins­truc­tion inté­grale et com­plète, afin qu’il ne puisse plus exis­ter au-des­sus de lui, pour le pro­té­ger et pour le diri­ger, c’est-à-dire pour l’ex­ploi­ter, aucune classe supé­rieure par la science, aucune aris­to­cra­tie d’intelligence.

Selon nous, de toutes les aris­to­cra­ties qui ont oppri­mé, cha­cune à son tour et quel­que­fois toutes ensemble la socié­té humaine, cette soi-disant aris­to­cra­tie de l’in­tel­li­gence est la plus odieuse, la plus mépri­sante, la plus imper­ti­nente et la plus oppres­sive. L’a­ris­to­crate nobi­liaire vous dit : « Vous êtes un fort galant homme, mais vous n’êtes pas né noble ! » C’est une injure qu’on peut encore sup­por­ter. L’a­ris­to­crate du capi­tal vous recon­naît toutes sortes de mérites, « mais, ajoute-t-il, vous n’a­vez pas le sou ! » C’est éga­le­ment sup­por­table, car ce n’est au fond rien que la consta­ta­tion d’un fait, consta­ta­tion qui, dans la plu­part des cas, tourne même, comme dans le pre­mier, à l’a­van­tage de celui auquel ce reproche s’a­dresse. Mais l’a­ris­to­crate d’in­tel­li­gence nous dit : « Vous ne savez rien, vous ne com­pre­nez rien, vous êtes un âne, et moi, homme intel­li­gent, je dois vous bâter et vous conduire ». Voi­là qui est into­lé­rable. L’a­ris­to­cra­tie de l’in­tel­li­gence, cet enfant ché­ri du doc­tri­na­risme moderne, ce der­nier refuge de l’es­prit de domi­na­tion qui depuis le com­men­ce­ment de l’his­toire a affli­gé le monde et qui a consti­tué et sanc­tion­né tous les États, ce culte pré­ten­tieux et ridi­cule de l’in­tel­li­gence paten­tée, n’a pu prendre nais­sance qu’au sein de la bour­geoi­sie. L’a­ris­to­cra­tie nobi­liaire n’a pas eu besoin de la science pour prou­ver son droit. Elle avait appuyé sa puis­sance sur deux argu­ments irré­sis­tibles, lui don­nant pour hase la vio­lence, la force de son bras, et pour sanc­tion la grâce de Dieu. Elle vio­lait et l’Église bénis­sait, — telle était la nature de son droit. Cette union intime de la bru­ta­li­té triom­phante avec la sanc­tion divine lui don­nait un grand pres­tige, et pro­dui­sait en elle une sorte de ver­tu che­va­le­resque qui conqué­rait tous les cœurs.

La bour­geoi­sie, dénuée de toutes ces ver­tus et de toutes ces grâces, n’a pour fon­der son droit qu’un seul argu­ment : la puis­sance très réelle, mais très pro­saïque de l’argent. C’est la néga­tion cynique de toutes les ver­tus : si tu as de l’argent, quelque canaille ou quelque stu­pide que tu sois, tu pos­sèdes tous les droits ; si tu n’as pas le sou, quels que soient tes mérites per­son­nels, tu ne vaux rien. Voi­là dans sa rude fran­chise, le prin­cipe fon­da­men­tal de la bour­geoi­sie. On conçoit qu’un tel argu­ment, si puis­sant qu’il soit, ne pou­vait suf­fire à réta­blis­se­ment et sur­tout à la conso­li­da­tion de la puis­sance bour­geoise. La socié­té humaine est ain­si faite que les plus mau­vaises choses ne peuvent s’y éta­blir qu’à l’aide d’une appa­rence res­pec­table. De là est né le pro­verbe qui dit que l’hy­po­cri­sie est un hom­mage que le vice rend à la ver­tu. Les bru­ta­li­tés les plus puis­santes ont besoin d’une sanction.

Nous avons vu que la noblesse avait mis toutes les siennes sous la pro­tec­tion de la grâce divine. La bour­geoi­sie ne pou­vait recou­rir à cette pro­tec­tion. D’a­bord parce que le Bon Dieu et sa repré­sen­tante l’Église s’é­taient trop com­pro­mis en pro­té­geant exclu­si­ve­ment, pen­dant des siècles, la monar­chie et l’a­ris­to­cra­tie nobi­liaire, — cette enne­mie mor­telle de la bour­geoi­sie ; et ensuite parce que la bour­geoi­sie, quoi qu’elle dise et quoi qu’elle fasse, dans le fond de son cœur est athée. Elle parle du bon Dieu pour le peuple, mais elle n’en a pas besoin pour elle-même, et ce n’est jamais dans les temples dédiés au Sei­gneur, c’est dans ceux qui sont dédiés à Mam­mon, c’est à la Bourse, dans les comp­toirs de com­merce et de banque et dans les grands éta­blis­se­ments indus­triels, qu’elle fait ses affaires. Il lui fal­lait donc cher­cher une sanc­tion en dehors de l’Église et de Dieu. Elle l’a trou­vée dans l’in­tel­li­gence patentée.

Elle sait fort bien que la hase prin­ci­pale, et on pour­rait dire unique, de sa puis­sance poli­tique actuelle, c’est sa richesse ; mais, ne vou­lant ni ne pou­vant l’a­vouer, elle cherche à expli­quer cette puis­sance par la supé­rio­ri­té de son intel­li­gence, non natu­relle mais scien­ti­fique pour gou­ver­ner les hommes, pré­tend-elle, il faut savoir beau­coup, et il n’y a qu’elle qui sache aujourd’­hui. Il est de fait que dans tous les États de l’Eu­rope, la bour­geoi­sie, — y com­pris la noblesse, qui n’existe plus aujourd’­hui que de nom — la classe exploi­tante et domi­nante, seule reçoit une ins­truc­tion plus ou moins sérieuse. En outre, il se dégage de son sein une sorte de classe à part, et natu­rel­le­ment moins nom­breuse, d’hommes qui se dédient exclu­si­ve­ment à l’é­tude des plus grands pro­blèmes de la phi­lo­so­phie, de la science sociale et de la poli­tique, et qui consti­tuent à pro­pre­ment par­ler l’a­ris­to­cra­tie nou­velle, celle de l’in­tel­li­gence paten­tée et pri­vi­lé­giée. C’est la quin­tes­sence et l’ex­pres­sion scien­ti­fique de l’es­prit et des inté­rêts bour­geois. Les uni­ver­si­tés modernes de l’Eu­rope, for­mant une sorte de répu­blique scien­ti­fique, rendent actuel­le­ment à la classe bour­geoise les mêmes ser­vices que l’Église catho­lique avait ren­dus jadis à l’a­ris­to­cra­tie nobi­liaire ; et, de même que le catho­li­cisme avait sanc­tion­né en son temps toutes les vio­lences de la noblesse contre le peuple, de même l’u­ni­ver­si­té, cette Église de la science bour­geoise, explique et légi­time aujourd’­hui l’ex­ploi­ta­tion de ce même peuple par le capi­tal bour­geois. Faut-il s’é­ton­ner après cela que, dans la grande lutte du socia­lisme contre l’é­co­no­mie poli­tique bour­geoise, la science paten­tée moderne ait pris et conti­nue de prendre si réso­lu­ment le par­ti des bourgeois ?

Ne nous en pre­nons pas aux effets, atta­quons tou­jours les causes : la science des écoles étant un pro­duit de l’es­prit bour­geois, les hommes qui repré­sentent cette science étant nés et ayant été éle­vés et ins­truits dans le milieu bour­geois et sous l’in­fluence de son esprit et de ses inté­rêts exclu­sifs, l’une aus­si bien que les autres sont natu­rel­le­ment oppo­sés à l’é­man­ci­pa­tion inté­grale et réelle du pro­lé­ta­riat, et toutes leurs théo­ries éco­no­miques, phi­lo­so­phiques, poli­tiques et sociales ont été suc­ces­si­ve­ment éla­bo­rées dans ce sens, n’ont au fond d’autre fin que de démon­trer l’in­ca­pa­ci­té défi­ni­tive des masses ouvrières, et par consé­quent aus­si la mis­sion de la bour­geoi­sie — qui est ins­truite parce qu’elle est riche, et qui peut tou­jours s’en­ri­chir davan­tage parce qu’elle pos­sède l’ins­truc­tion — de les gou­ver­ner jus­qu’à la fin des siècles.

Pour rompre ce cercle fatal, que devons-nous conseiller au monde ouvrier ? C’est natu­rel­le­ment de s’ins­truire, de s’emparer de cette arme si puis­sante de la science, sans laquelle il pour­rait bien faire des révo­lu­tions, mais ne serait jamais en état d’é­ta­blir, sur les ruines des pri­vi­lèges bour­geois, cette éga­li­té, cette jus­tice et cette liber­té qui consti­tuent le fond même de toutes ses aspi­ra­tions poli­tiques et sociales. Voi­là le point sur lequel nous sommes d’ac­cord avec les socia­listes bourgeois.

Mais en voi­ci deux autres très impor­tants et sur les­quels nous dif­fé­rons abso­lu­ment d’eux :

  1. Les socia­listes bour­geois ne demandent pour les ouvriers qu’un peu plus d’ins­truc­tion qu’ils n’en reçoivent aujourd’­hui, et ils ne gardent les pri­vi­lèges de l’ins­truc­tion supé­rieure que pour un groupe fort res­treint d’hommes heu­reux, disons sim­ple­ment : d’hommes sor­tis de la classe pro­prié­taire, de la bour­geoi­sie, ou bien d’hommes qui par un hasard heu­reux ont été adop­tés et reçus dans le sein de cette classe. Les socia­listes bour­geois pré­tendent qu’il est inutile que tous reçoivent le même degré d’ins­truc­tion, parce que, si tous vou­laient s’a­don­ner à la science, il ne res­te­rait plus per­sonne pour le tra­vail manuel, sans lequel la science même ne sau­rait exister ;
  2. Ils affirment d’un autre côté que pour éman­ci­per les masses ouvrières il faut com­men­cer, d’a­bord, par leur don­ner l’ins­truc­tion, et qu’a­vant qu’elles ne soient deve­nues plus ins­truites elles ne doivent pas son­ger à un chan­ge­ment radi­cal dans leur posi­tion éco­no­mique et sociale.

Nous revien­drons sur ces deux points dans un pro­chain numéro

[Michel B. (Suisse)/]

P. S. Le prin­ci­pal res­pon­sable des théo­ries social-bour­geoises de la « Révo­lu­tion cultu­relle », M. G. Valois, nous a enfin fait l’hon­neur de nous annon­cer son inten­tion de nous répondre… ultérieurement.

Il résulte des termes de sa lettre que M. G. Valois se recon­naît par­fai­te­ment dans les cri­tiques qui lui sont adres­sées par M.B., mais il pré­tend que ces cri­tiques « ne résolvent pas la ques­tion qu’elles ne font que poser. »

Ne feraient-elles que cela, que ça ne serait déjà pas si mal, car le moins que l’on puisse repro­cher à toute l’é­quipe des Chan­tiers Coopé­ra­tifs, des Cahiers Bleus et de Nou­vel Âge, c’est pré­ci­sé­ment de ne poser aucune ques­tion sur son véri­table ter­rain. Les fon­de­ments inébran­lables de la révo­lu­tion sociale, tels qu’ils ont été recon­nus au siècle der­nier par Marx et Bakou­nine, sont par­fai­te­ment étran­gers à Georges Valois, comme à tous les soré­liens en géné­ral, ces dilet­tantes de l’hé­roïsme, de l’ef­fort pro­duc­teur, du génie social et autres mythes géné­ra­teurs de… tra­gi-comé­dies littéraires.

Ces ingé­nieurs sociaux veulent tout savoir sans avoir rien appris en dehors de leurs tables de loga­rithmes et de quelques bribes de phi­lo­so­phie natio­na­liste ou réactionnaire.

Avant de pré­tendre « résoudre » le pro­blème révo­lu­tion­naire, (ce qui est la tâche his­to­rique des masses tra­vailleuses du monde entier et non celle de théo­ri­ciens quel­conques), MM. Georges Valois, Berth, Berl, et autres feraient bien d’ap­prendre à le poser, en recour­ront à la lec­ture de quelques classiques.

Conten­tons-nous pour cette fois de leur poser la devi­nette sui­vante, sur laquelle a tré­bu­ché jus­qu’i­ci leur éru­di­tion bien connue : « Qui est ce Michel B. qui, depuis trois mois, rive si joli­ment leur doit aux plus “modernes” inven­tions du socia­lisme bour­geois, et dans quelle ville de Suisse a‑t-il écrit et publié les articles que la Cor. In. O. a eu le plai­sir de repro­duire ? » Nous don­nons huit jours aux par­ti­sans de la « Révo­lu­tion cultu­relle » pour explo­rer ce qui leur sert de « culture révolutionnaire ».

[/​La Rédaction./]

La Presse Anarchiste