La Presse Anarchiste

Les problèmes de la vie au pays du dollars

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Quelques tra­di­tions américain
es qui pour­raient bien fran­chir un jour l’Atlantique.

Dans le der­nier numé­ro nous avons publié des docu­ments signa­lant la manière dont les chô­meurs de quelques régions amé­ri­caines orga­nisent eux-mêmes leur vie, sans le secours de l’É­tat, de ses allo­ca­tions, de ses camps de mili­ta­ri­sa­tion, et de ses orga­ni­sa­tions fas­cistes. Ces régions sont celles où le capi­ta­lisme, inca­pable de tirer pro­fit de cer­tains ins­tru­ments de pro­duc­tion (locaux, terres arables, matières pre­mières, machines ou véhi­cules), les a lit­té­ra­le­ment aban­don­nés et où les chô­meurs les ont « pro­vi­soi­re­ment » uti­li­sés pour satis­faire col­lec­ti­ve­ment à leurs propres besoins, en dehors de tout sys­tème de sala­riat ou de profit.

Nous vou­lons main­te­nant illus­trer par quelques exemples (déjà anciens) les moyens de pres­sion dont dis­posent les masses pro­lé­ta­riennes déra­ci­nées par le chô­mage, lors­qu’elles savent se sous­traire au capo­ra­lisme des orga­ni­sa­tions léga­listes, — et aux pré­ju­gés qui veulent que le chô­meur affa­mé se sou­mette « digne­ment » à son sort et meure chez lui, len­te­ment, de faim ou de tuber­cu­lose ! Là encore, le recours en masse à des méthodes de non-coopé­ra­tion, à la vie de hors-la-loi et de sans-patrie, peut être un puis­sant levier d’ac­tion, et par-des­sus tout, une pré­cieuse sau­ve­garde de la vita­li­té pro­lé­ta­rienne pour l’heure inévi­table de la lutte décisive. 

[/​La Rédaction/]

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[|III

dans l’Ouest, la vie des tra­vailleurs errants|]

par André Phi­lip, Le Pro­blème ouvrier aux États-Unis. — Alcan). Les ren­sei­gne­ments qui suivent sont le résul­tat d’ob­ser­va­tions per­son­nelles de l’au­teur, obte­nues en tra­vaillant comme bûche­ron, puis comme ouvrier agri­cole, pen­dant l’é­té 1925. — André Philip.

Le fer­mier amé­ri­cain, à la dif­fé­rence du pay­san fran­çais, ne diver­si­fie pas ses cultures : il pos­sède en géné­ral une vaste éten­due de ter­rain qu’il consacre à un seul pro­duit ; c’est ain­si que tout le Middle Ouest, sur une éten­due de plu­sieurs mil­liers de kilo­mètres car­rés, est spé­cia­li­sé dans la culture du blé. Le fer­mier et sa famille suf­fisent à assu­rer l’ex­ploi­ta­tion de la terre pen­dant la majeure par­tie de l’an­née ; mais pour la mois­son, une main-d’œuvre consi­dé­rable est néces­saire. L’ap­pel com­mence dès juin, dans les États du Sud, dans l’Ok­la­ho­ma et le Texas, puis en juillet dans le Kan­sas ; il y a alors un inter­valle de deux à trois semaines, puis la mois­son reprend en août dans le South and North Dako­ta, en sep­tembre et en octobre dans le Cana­da de l’Ouest.

L’ar­mée de réserve du tra­vail se mobilise.

L’ou­vrier migra­teur cherche un tra­vail régu­lier, mais les condi­tions mêmes de la mois­son le lui refusent ; et il doit chô­mer la moi­tié du temps, il prend alors l’ha­bi­tude de traî­ner dans les rues, de pas­ser des heures inter­mi­nables assis sur le trot­toir, de dor­mir au soleil, de voya­ger sans trou­ver de tra­vail ; bien­tôt il prend goût à ce genre de vie, sa volon­té se détend ; il ne cherche plus le tra­vail avec tant d’ar­deur ; il prend une atti­tude pas­sive en face des choses, se laisse aller au cours des évé­ne­ments, jouit de chaque ins­tant qui passe, sans son­ger à pré­pa­rer l’a­ve­nir. Il est deve­nu un hobo.

… Quelle que soit leur ori­gine, les hoboes se carac­té­risent par leur insta­bi­li­té ; ils cherchent avant tout à voya­ger, à voir du pays le plus rapi­de­ment pos­sible et cer­tains ont réus­si à réa­li­ser des mer­veilles dans ce sens ; l’é­té der­nier, j’en ai ren­con­tré plu­sieurs qui étaient venus de New-York à Kan­sas City en deux jours, temps mis par les trains express ; étant natu­rel­le­ment inca­pables de payer leur pas­sage, ils s’é­taient cachés entre les wagons et étaient res­tés 60 heures sans man­ger, immo­biles sur les tam­pons. La plu­part ne pra­tiquent cepen­dant pas ce sport trop dan­ge­reux et se contentent des trains de mar­chan­dises ; ces trains se diri­geant vers l’Ouest en été sont sur­char­gés de hoboes ; en géné­ral les com­pa­gnies ferment les yeux ; cer­taines cepen­dant emploient des détec­tives et ont une poli­tique de répres­sion rigou­reuse ; les trains sont sou­vent arrê­tés en pleine cam­pagne ; les détec­tives font des­cendre les hoboes et les obligent à conti­nuer leur route à pied, après les avoir abon­dam­ment rossés.

Les « jungles » et leurs lois.

Arri­vé dans l’Ouest, le hobo, s’il n’a abso­lu­ment plus d’argent, va cher­cher du tra­vail ; mais, dès qu’il a amas­sé une petite somme, il le quitte et s’en va vivre à la « jungle » voi­sine. Les jungles sont en géné­ral situées à proxi­mi­té de la ligne de che­min de fer sur une place sèche où l’on peut dor­mir à l’aise, non loin d’une source ou d’une rivière où l’on peut pui­ser l’eau néces­saire à la cui­sine ; les hoboes se réunissent là par groupes de vingt à trente et y vivent en com­mun. La loi de l’hos­pi­ta­li­té est tou­jours rigou­reu­se­ment obser­vée et tout étran­ger est admis sans qu’au­cune ques­tion lui soit posée ; ceux qui ont de la nour­ri­ture ou de l’argent par­tagent avec ceux qui n’ont rien, ces der­niers devant en échange net­toyer les usten­siles du dona­teur. La loi de la jungle est stricte et quatre crimes sont tou­jours sévè­re­ment punis, ce sont : voler un cama­rade, gas­piller la nour­ri­ture, négli­ger de tenir sa place en ordre, enfin ne pas se laver des pieds à la tête au moins une fois par jour ; la jour­née se passe à se laver, à net­toyer ses linges, à les rac­com­mo­der, à dor­mir au soleil, enfin à lire et à cau­ser ; chaque jungle est équi­pée avec un nombre consi­dé­rable de jour­naux, revues, bro­chures et même des livres, etc., et une audience est tou­jours prête pour le voya­geur qui veut conter ses aven­tures, expo­ser ses idées, faire de la pro­pa­gande ou pro­non­cer un ser­mon. Sou­vent enfin les hoboes entonnent des chants de vaga­bonds, com­po­sés par cer­tains d’entre eux et dont plu­sieurs sont d’une grande beau­té. Pen­dant l’é­té les vil­lages tolèrent le plus sou­vent l’exis­tence des jungles, car les fer­miers ont besoin de main-d’œuvre ; quand cepen­dant la mois­son est finie, il n’est pas rare de voir de ver­tueux « Comi­tés de citoyens » atta­quer la jungle, détruire tous les usten­siles et chas­ser de la région les vaga­bonds désor­mais inutiles.

L’ar­mée de réserve prend ses quar­tiers d’hiver.

À la fin de l’é­té les hoboes ont en géné­ral réus­si, mal­gré leur impré­voyance cou­tu­mière, à mettre de côté une cen­taine de dol­lars ; en hiver, ils ne trouvent pas de tra­vail et doivent vivre uni­que­ment sur cette réserve ; ils affluent alors vers les grands centres comme Chi­ca­go et Kan­sas City. À Chi­ca­go il y a tout un quar­tier où 50 à 75.000 hoboes se concentrent pen­dant l’hi­ver ; ils logent dans d’in­formes boar­ding houses, où, pour 20 à 28 cents, ils ont droit à une paillasse dans un dor­toir chauf­fé ; ceux qui ne peuvent s’of­frir un tel luxe se contentent, moyen­nant 10 cents, de s’é­tendre sur un jour­nal dans une immense salle où des cen­taines d’hommes et de femmes gisent côte à côte. Met­tant en pra­tique l’a­dage de Saint-Paul : « Celui qui ne tra­vaille pas ne doit pas man­ger », ils prennent pour tout repas du café et des cakes infects.

Ils passent ain­si l’hi­ver dans la misère et l’oi­si­ve­té, n’ayant d’autre dis­trac­tion que les mee­tings tenus dans le quar­tier par les orga­ni­sa­tions révo­lu­tion­naires ou reli­gieuses. Un effort a été fait dans ces der­nières années pour pro­fi­ter du séjour for­cé des hoboes dans la ville et leur don­ner une cer­taine édu­ca­tion. J.F. How, un mil­lion­naire qui avait aban­don­né toute sa for­tune pour vivre de la vie du vaga­bond, a créé une Uni­ver­si­té hoboe ; la plu­part des pro­fes­seurs y sont des lea­ders révo­lu­tion­naires, des hoboes poètes et écri­vains et le prin­ci­pal d’entre eux est Ben Reit­man, le roi des hoboes qui a été sur les routes plus de vingt ans et a fait trois fois le tour du monde sans bourse délier. C’est par­mi ces ouvriers migra­teurs et vaga­bonds, pri­vés de famille et de toute affec­tion, dépour­vus de tout lien, que les I.W.W. ont recru­té depuis 1907 la plu­part de leurs membres. Leur vie même et leur iso­le­ment les condui­saient natu­rel­le­ment aux idées de révolte et comme le disait l’un d’entre eux : « Quand vous êtes un vaga­bond sans rien qui vous appar­tienne, quand vous avez lais­sé votre femme et vos enfants pour aller cher­cher du tra­vail dans l’Ouest et que vous ne les avez jamais revus, quand vous n’a­vez jamais un tra­vail assez stable pour obte­nir quelque part le droit de vote, quand vous devez cou­cher à la belle étoile et man­ger une nour­ri­ture infecte, quand tous ceux qui repré­sentent la loi vous attaquent, vous battent, vous empri­sonnent, aux applau­dis­se­ments de la majo­ri­té des “bons chré­tiens” com­ment ne seriez-vous pas un révolté ? »

Les méthodes de lutte : mobi­li­sa­tion de solidarité.

De tels hommes, per­pé­tuel­le­ment sans le sou, ne peuvent pas com­battre avec les mêmes armes que les autres tra­vailleurs ; la grève en par­ti­cu­lier sup­pose un ouvrier déjà rela­ti­ve­ment aisé ou une Union puis­sante capable de finan­cer la lutte. Aus­si, pour satis­faire aux besoins des hoboes et tenir compte de leur condi­tion par­ti­cu­lière, les I.W.W. ont-ils eu recours à deux nou­veaux moyens de lutte, les free speech fights et la grève per­lée.

Les com­bats pour la liber­té de parole sont à la fois un ins­tru­ment de pro­pa­gande et un moyen d’ai­der les membres ; ils ont lieu en géné­ral en automne ou au début de l’hi­ver, quand la plu­part des hoboes se trouvent sans tra­vail ; un pro­pa­gan­diste I.W.W. orga­nise un mee­ting au coin d’une rue et com­mence à atta­quer avec vio­lence le capi­ta­lisme, les patrons et même, ô hor­reur la sainte Consti­tu­tion. Péné­trées d’un juste cour­roux, les auto­ri­tés locales arrêtent aus­si­tôt l’au­da­cieux ora­teur et les audi­teurs sym­pa­thi­sants ; l’U­nion locale pré­vient alors l’of­fice géné­ral de l’I.W.W. et tous les membres sans tra­vail se dirigent vers cette ville ; ils tiennent des mee­tings, se font arrê­ter et passent ain­si l’hi­ver dans une pri­son chauf­fée et rela­ti­ve­ment confor­table aux frais des contribuables.

Un exemple typique de la deuxième méthode, la grève per­lée, est celui de la lutte pour les huit heures et de meilleures condi­tions de vie dans les camps de bûche­rons de l’Ouest en 1917. Les ouvriers tra­vaillaient alors de neuf à dix heures ; la nour­ri­ture était infecte, le loge­ment consis­tait en vieilles baraques à moi­tié pour­ries, chauf­fées par un poêle situé au milieu de la salle ; les lits étaient de simples planches cou­vertes de paille et situées en deux rangs, l’un au-des­sous de l’autre. Le 14 juillet 1917, 60.000 bûche­rons quit­tèrent le tra­vail, la plu­part même démo­lirent les baraques et en firent un feu de joie. La lutte conti­nua jus­qu’en sep­tembre, date où l’I.W.W. n’ayant plus un sou en caisse, déci­da de « trans­fé­rer la grève au tra­vail ». La tac­tique consis­tait à ralen­tir la pro­duc­tion par tous les moyens ; à la suite du refus du patron d’ac­cor­der les huit heures, elle pas­sait de 50 wagons à 45, 40, 35, etc., attei­gnant dans cer­tains cas un mini­mum de 10 ou 5 wagons ; les bûche­rons étaient alors ren­voyés et le patron par­tait à la ville cher­cher une nou­velle équipe. Celle-ci accep­tait au début toutes ses condi­tions, mais, une fois arri­vée sur les lieux, elle récla­mait à son tour les huit heures et les mêmes pra­tiques recom­men­çaient. Après deux mois de lutte, la plu­part des patrons cédèrent ; les huit heures furent intro­duites et de nou­velles baraques, plus confor­tables et plus saines, furent construites. La grève per­lée, quelque objec­tion que l’on puisse lui adres­ser théo­ri­que­ment, a donc réus­si à amé­lio­rer le niveau de vie des bûche­rons et à éli­mi­ner des abus certains.

[|IV

Qua­rante ans avant la lutte pour le bonus : l’ar­mée indus­trielle de Kel­ly|]

Par Jack Lon­don (« Les Vaga­bonds du Rail » — Hachette)

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Vers 1892, l’A­mé­rique tra­ver­sait une crise éco­no­mique aiguë. Le chô­mage et la misère sévis­saient par­tout. Un nom­mé Kel­ly fit une cam­pagne à tra­vers le pays et enrô­la une véri­table armée de sans-tra­vail qui défi­la dans les capi­tales des prin­ci­paux États. Un autre « géné­ral », appe­lé Coxey, fit encore plus par­ler de lui. À Washing­ton, ses troupes cau­sèrent même des troubles assez graves ; un grand nombre de ses « sol­dats » furent assom­més par la police. Kel­ly réqui­si­tion­nait d’au­to­ri­té, comme on le ver­ra plus loin, les trains de mar­chan­dises pour le trans­port de ses hommes. Il obte­nait des muni­ci­pa­li­tés pen­dant les étapes de sa « marche de la faim » des sub­sis­tances en quan­ti­tés suf­fi­santes pour ses troupes, moyen­nant quoi il se char­geait d’as­su­rer le res­pect de la pro­prié­té indi­vi­duelle. Les citoyens aisés s’in­gé­niaient à faci­li­ter le départ de Kel­ly et de ces hommes, afin de s’en débar­ras­ser à tout prix, comme on le ver­ra plus loin. D’autre part, les classes pauvres sym­pa­thi­saient géné­ra­le­ment avec eux.

Toute cette agi­ta­tion for­ça le Congrès à voter des lois d’u­ti­li­té publique assu­rant du tra­vail aux chô­meurs, solu­tion, qui évi­dem­ment serait sans effet aujourd’­hui. — Mais elle habi­tua aus­si les tra­vailleurs à l’i­dée de por­ter eux-mêmes leurs reven­di­ca­tions à la capi­tale au lieu d’y envoyer des poli­ti­ciens par­ler en leur nom. Jack Lon­don raconte ici quelques faits réels de la cam­pagne de Kel­ly, à laquelle il par­ti­ci­pait comme simple « soldat. »

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J’eus autre­fois la bonne for­tune de voya­ger durant plu­sieurs semaines en com­pa­gnie d’une horde de deux mille vaga­bonds, connue sous le nom d’« armée indus­trielle de Kel­ly ». À tra­vers l’Ouest sau­vage et bru­meux, venant direc­te­ment de Cali­for­nie, le « géné­ral » Kel­ly et ses héros avaient tou­jours réus­si à « cap­tu­rer » des trains, mais ils échouèrent en tra­ver­sant le Mis­sou­ri pour gagner l’Est sté­rile. La Com­pa­gnie de l’Est n’a­vait pas la moindre inten­tion de trans­por­ter gra­tui­te­ment deux mille hoboes. En déses­poir de cause, l’ar­mée de Kel­ly sta­tion­na quelque temps à Coun­cil Bluffs et, le jour où je la rejoi­gnis, exas­pé­rée par l’at­tente, elle se remet­tait en marche pour prendre un train d’assaut,

En lutte avec les com­pa­gnies de che­min de fer.

Notre but était de prendre le pre­mier train sor­tant de la gare, mais les employés du che­min de fer déjouèrent nos plans. Il n’y eut pas de pre­mier train : les deux voies demeu­rèrent inuti­li­sées, aucun convoi ne pas­sa. Pen­dant ce temps, tan­dis que nous ins­tal­lions notre cam­pe­ment à proxi­mi­té des lignes aban­don­nées, les braves bour­geois d’O­ma­ha — et de Coun­cil Bluffs se déme­naient à l’en­vi. Ils cher­chaient à pous­ser la popu­lace à s’emparer d’un train en gare de Coun­cil Bluffs pour l’a­me­ner vers nous et le mettre à notre dis­po­si­tion. Mais les employés du che­min de fer devan­cèrent la foule. Le len­de­main de bonne heure, une loco­mo­tive, sui­vie d’une seule voi­ture, arri­va en gare et bifur­qua sur une voie de garage. À ce pre­mier signe de vie sur les rails, l’ar­mée entière se ran­gea le long de la voie. L’ac­ti­vi­té reprit ins­tan­ta­né­ment sur les deux lignes à la fois. De l’Ouest, on enten­dit le sif­flet stri­dent et pro­lon­gé d’une loco­mo­tive qui venait vers nous. Tout le monde s’ap­prê­tait à mon­ter. Le train, avec un bruit de ton­nerre, nous fila devant le nez à une allure fou­droyante. Le vaga­bond n’é­tait pas encore né qui aurait pu le prendre en marche ! Une deuxième loco­mo­tive sif­fla, et un autre train tra­ver­sa la gare à toute vitesse, puis une autre, et ain­si de suite sans dis­con­ti­nuer pen­dant des heures. Vers la fin les convois étaient com­po­sés de voi­tures de pas­sa­gers, de four­gons, de trucks, de vieilles loco­mo­tives réfor­mées, de wagons pos­taux, de machines de secours et de tout le bric-à-brac de maté­riel rou­lant qui s’ac­cu­mule dans les chan­tiers des grandes gares. Lorsque le chan­tier de Coun­cil Bluffs eut été com­plè­te­ment vidé, la voi­ture et la loco­mo­tive par­tirent vers l’Est et les voies furent de nou­veau abandonnées.

La jour­née se pas­sa, puis la sui­vante, sans évé­ne­ment. Pen­dant ce temps, acca­blés par la pluie, la grêle, le vent, les deux mille vaga­bonds se mor­fon­daient près de la voie. Mais cette nuit-là, la brave popu­la­tion de Coun­cil Bluffs joua un tour pen­dable aux employés du che­min de fer. Une foule immense ras­sem­blée à Coun­cil Bluffs tra­ver­sa le fleuve sur le pont d’O­ma­ha et se joi­gnit à une autre bande pour opé­rer une rafle dans les chan­tiers de l’U­nion Paci­fic. D’a­bord les gens s’emparèrent d’une loco­mo­tive, puis d’un train entier. Ils s’en­tas­sèrent dans les wagons pour repas­ser le Mis­sou­ri et, par la ligne de Rock-Island, venir nous remettre le convoi. Les employés essayèrent bien de faire échouer l’en­tre­prise, mais ils n’y réus­sirent pas, pour la plus grande frousse de l’in­gé­nieur en chef de Wes­ton et d’un de ses subal­ternes. Ces deux indi­vi­dus, en exé­cu­tion d’ordres secrets reçus par télé­gramme, ten­tèrent de faire dérailler notre train de secours en enle­vant les rails. Ren­dus méfiants, nous avions envoyé des patrouilles en recon­nais­sance sur les voies. Pris en fla­grant délit de sabo­tage, l’in­gé­nieur et son aide furent bien­tôt entou­rés par deux mille vaga­bonds furieux, prêts à les lyn­cher, et ne durent leur vie sauve qu’à la brusque arri­vée du train.

L’hos­pi­ta­li­té paysanne.

Under­wood, Leo­la, Men­den, Avo­ca, Wal­nut, Mar­no, Atlan­tic, Wyo­to, Ani­ta, Adair, Adam, Casey, Stuart, Dex­ter, Carl­ham, De Soto, Van Meter, Boo­ne­ville, Com­merce, Val­ley Junc­tion, les noms de toutes ces villes me reviennent en mémoire, tan­dis que je consulte la carte pour retra­cer notre iti­né­raire à tra­vers les grasses cam­pagnes d’Io­wa. Et les fer­miers hos­pi­ta­liers d’Io­wa. Ils venaient au-devant de nous avec des car­rioles et emme­naient nos paquets ; ils nous offraient des repas chauds à midi, au bord de la route ; des maires de confor­tables petites villes pro­non­çaient des dis­cours de bien­ve­nue et à l’heure du départ nous sou­hai­taient bon voyage ; des dépu­ta­tions de jeunes filles étaient envoyées à notre ren­contre, les bons citoyens sor­taient par cen­taines de leurs mai­sons, et mar­chaient en notre com­pa­gnie, bras des­sus, bras des­sous, dans les rues prin­ci­pales. Tout le monde était en liesse lorsque nous entrions dans les villes et chaque jour la fête recom­men­çait, car les villes étaient nom­breuses et rapprochées.

Le soir, nos cam­pe­ments étaient enva­his par les popu­la­tions entières. Chaque com­pa­gnie dres­sait son feu de cam­pe­ment et l’on s’a­mu­sait ferme autour de chaque foyer. Les cui­si­niers de ma com­pa­gnie, la Com­pa­gnie L, des artistes du chant et de la danse, contri­buaient énor­mé­ment à notre suc­cès. Dans un autre coin du camp, on écou­tait la cho­rale du club de l’Al­lé­gresse, une de ses étoiles était le « Den­tiste », four­ni par la Com­pa­gnie L, et nous en étions très fiers. Toutes les mâchoires de l’ar­mée avaient pas­sé par ses pinces, et comme les extrac­tions avaient lieu géné­ra­le­ment à l’heure des repas, nos diges­tions étaient sti­mu­lées par de nom­breux inci­dents comiques. Le den­tiste ne dis­po­sait pas d’anes­thé­siques, mais deux ou trois d’entre nous étions tou­jours prêts à tenir soli­de­ment le patient.

En plus des réjouis­sances des com­pa­gnies et du club de l’Al­lé­gresse, nous assis­tions habi­tuel­le­ment aux ser­vices reli­gieux. Des pas­teurs locaux offi­ciaient et les ser­mons étaient sui­vis d’une grande abon­dance de dis­cours poli­tiques. On eut dit une vraie foire bat­tant son plein. On peut tirer beau­coup de talent de deux mille vaga­bonds. Je me sou­viens que nous avions une fameuse équipe de base-ball qui se mesu­rait le dimanche avec l’é­quipe locale. Sou­vent nous la bat­tions deux fois de suite.

On construit un train de bateaux.

Les hommes de Kel­ly avaient cam­pé et juré solen­nel­le­ment que, leurs pieds étant meur­tris, ils ne mar­che­raient plus. Nous avions pris pos­ses­sion de la forge et fait savoir aux habi­tants de Des Moines que si nous étions entrés à pieds dans leur ville, nous ne vou­lions pas en sor­tir de la même manière. Des Moines est une cité hos­pi­ta­lière, mais cette fois nous étions vrai­ment trop exi­geants. Faites ce petit cal­cul men­tal, ami lec­teur : deux mille vaga­bonds man­geant trois sub­stan­tiels repas, cela fait six mille repas par jour, qua­rante-deux mille par semaine, et cent soixante-huit milles pour le mois le plus court du calen­drier. Cela dépas­sait les bornes. Nous n’a­vions pas un sou vaillant : à la popu­la­tion de se débrouiller pour nous ravitailler !

La ville était affo­lée. Nous flâ­nions dans le camp, nous dis­cu­tions poli­tique, nous don­nions des concerts reli­gieux, nous arra­chions des dents, jouions au base-ball, et englou­tis­sions nos six mille repas par jour, aux frais de Des Moines. La muni­ci­pa­li­té sup­plia la Com­pa­gnie de che­min de fer de lui venir en aide, mais celle-ci demeu­ra inexo­rable elle avait décré­té qu’elle ne nous prê­te­rait pas de train : c’é­tait son der­nier mot. Elle ne vou­lait, sous aucun pré­texte, créer un précédent.

Cepen­dant nous conti­nuions à man­ger. La situa­tion deve­nait ter­ri­ble­ment cri­tique. Nous vou­lions aller à Washing­ton et Des Moines serait tenu d’ou­vrir un emprunt pour payer nos billets, même à un tarif spé­cial, et, si nous séjour­nions plus long­temps, de recou­rir à un autre emprunt pour nous nourrir.

Alors un homme de génie tran­cha la dif­fi­cul­té. Nous refu­sions de par­tir à pied. Fort bien. Nous irions en bateau. De Des Moines à Keo­kuk, sur le Mis­sis­sip­pi, coule le fleuve Des Moines, sur une lon­gueur de cinq cents kilo­mètres. Munis d’une bonne car­gai­son flot­tante, nous pou­vions navi­guer, affir­mait le génie local, et pour­suivre notre route sur le Mis­sis­sip­pi jus­qu’à l’O­hio, et gagner Washing­ton après un court por­tage par-des­sus les montagnes.

La ville de Des Moines ouvrit une sous­crip­tion. De géné­reux citoyens y par­ti­ci­pèrent pour plu­sieurs mil­liers de dol­lars. Du bois, des cor­dages, des clous et de l’é­toupe pour cal­fa­ter furent ache­tés en quan­ti­tés consi­dé­rables et, sur les rives du fleuve Des Moines, on inau­gu­ra un for­mi­dable chan­tier de construc­tions navales. Or, le fleuve Des Moines est un méchant cours d’eau, indû­ment éle­vé à la digni­té de « fleuve ». Dans notre immense pays de l’Ouest, on appel­le­rait ça un « ruis­se­let ». Les plus anciens habi­tants bran­laient la tête en décla­rant que jamais nous ne pour­rions navi­guer sur ce fleuve, qu’il n’y avait pas assez d’eau pour nous por­ter. Les auto­ri­tés de Des Moines n’en avaient cure ; l’es­sen­tiel était de se débar­ras­ser de nous ; et nous étions nous-mêmes des opti­mistes si gras et si pros­pères que nous ne nous en sou­ciions pas davantage.

Un mer­cre­di, le 9 mai 1894, nous nous mîmes en route pour notre colos­sale par­tie de plai­sir. En somme, la ville de Des Moines s’en était aisé­ment tirée et elle doit une sta­tue de bronze au citoyen de génie qui l’a sor­tie de cette impasse. Il est vrai qu’elle dut payer nos bateaux ; nous avions absor­bé soixante-six mille repas à la forge et pris avec nous douze mille repas sup­plé­men­taires pour notre ravi­taille­ment, en pré­vi­sion de la famine dans les régions déser­tiques. Mais son­gez que nous aurions pu res­ter onze mois à Des Moines, au lieu de onze jours ! Avant de par­tir, nous jurâmes de reve­nir si le fleuve refu­sait de nous porter.

La grande frayeur du « Comi­té de défense ».

Une fois l’ar­mée se pas­sa de man­ger pen­dant qua­rante-huit heures ; puis elle arri­va dans un petit vil­lage d’en­vi­ron trois cents habi­tants, à Red Rock. Cette loca­li­té, comme toutes celles que tra­ver­sait l’ar­mée, avait nom­mé un comi­té de défense. En comp­tant cinq membres par famille, le vil­lage de Red Rock com­pre­nait soixante habi­ta­tions. Son comi­té de défense fut ter­ro­ri­sé par l’ir­rup­tion de deux mille vaga­bonds affa­més qui ali­gnèrent leurs bateaux sur deux ou trois rangs le long de la rive. Le géné­ral Kel­ly était un brave homme. Il n’a­vait nul­le­ment l’in­ten­tion de pres­su­rer les pay­sans. Il ne s’at­ten­dait pas à ce que soixante familles lui four­nissent deux mille repas. En outre, l’ar­mée pos­sé­dait son tré­sor de guerre.

Mais le comi­té de défense de Red Rock per­dit la tête. « Pas d’en­cou­ra­ge­ment à l’en­va­his­seur ». Tel était le mot d’ordre. Lorsque le géné­ral se pré­sen­ta pour ache­ter des vivres, le comi­té refu­sa net de lui en vendre. Il ne pos­sé­dait rien et n’a­vait que faire de l’argent du géné­ral Kel­ly. Alors celui-ci employa les grands moyens.

Il fit son­ner les clai­rons. L’ar­mée quit­ta les bateaux et, au haut de la rive, se for­ma en rangs de bataille, devant le comi­té qui contem­plait ce spectacle.

La harangue du géné­ral fut brève.

— Mes petits, dit-il, depuis quand n’a­vez-vous pas mangé ?

Depuis avant-hier

― Avez-vous faim ?

Un cri d’af­fir­ma­tion sor­tant de deux mille gosiers ébran­la l’at­mo­sphère. Puis le géné­ral se tour­na vers le comi­té de Red Rock.

— Mes­sieurs, com­pre­nez bien la situa­tion. Mes gars n’ont rien dans le ventre depuis qua­rante-huit heures. Si je les lâche dans votre ville, je ne réponds pas des consé­quences. Ils sont à bout de patience. Je me pro­po­sais de leur ache­ter de la nour­ri­ture, mais vous avez refu­sé de m’en vendre. Ce n’est plus une prière que je vous adresse, mais un ordre. Je vous donne cinq minutes pour réflé­chir. Ou bien vous abat­trez six bou­villons et me livre­rez quatre mille rations, ou je lâche mes hommes. Vous avez cinq minutes, Mes­sieurs ! » Les membres du comi­té, ter­ri­fiés, regar­dèrent les deux mille vaga­bonds affa­més et se ren­dirent, sans plus attendre. Ils n’al­laient pas ris­quer le pire. On tua les six jeunes bœufs et la dis­tri­bu­tion des rations com­men­ça aus­si­tôt. L’ar­mée put dîner ce soir-là.

La Presse Anarchiste