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Quelques traditions américain
es qui pourraient bien franchir un jour l’Atlantique.
Dans le dernier numéro nous avons publié des documents signalant la manière dont les chômeurs de quelques régions américaines organisent eux-mêmes leur vie, sans le secours de l’État, de ses allocations, de ses camps de militarisation, et de ses organisations fascistes. Ces régions sont celles où le capitalisme, incapable de tirer profit de certains instruments de production (locaux, terres arables, matières premières, machines ou véhicules), les a littéralement abandonnés et où les chômeurs les ont « provisoirement » utilisés pour satisfaire collectivement à leurs propres besoins, en dehors de tout système de salariat ou de profit.
Nous voulons maintenant illustrer par quelques exemples (déjà anciens) les moyens de pression dont disposent les masses prolétariennes déracinées par le chômage, lorsqu’elles savent se soustraire au caporalisme des organisations légalistes, — et aux préjugés qui veulent que le chômeur affamé se soumette « dignement » à son sort et meure chez lui, lentement, de faim ou de tuberculose ! Là encore, le recours en masse à des méthodes de non-coopération, à la vie de hors-la-loi et de sans-patrie, peut être un puissant levier d’action, et par-dessus tout, une précieuse sauvegarde de la vitalité prolétarienne pour l’heure inévitable de la lutte décisive.
[/La Rédaction/]
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[|III
par André Philip, Le Problème ouvrier aux États-Unis. — Alcan). Les renseignements qui suivent sont le résultat d’observations personnelles de l’auteur, obtenues en travaillant comme bûcheron, puis comme ouvrier agricole, pendant l’été 1925. — André Philip.
Le fermier américain, à la différence du paysan français, ne diversifie pas ses cultures : il possède en général une vaste étendue de terrain qu’il consacre à un seul produit ; c’est ainsi que tout le Middle Ouest, sur une étendue de plusieurs milliers de kilomètres carrés, est spécialisé dans la culture du blé. Le fermier et sa famille suffisent à assurer l’exploitation de la terre pendant la majeure partie de l’année ; mais pour la moisson, une main-d’œuvre considérable est nécessaire. L’appel commence dès juin, dans les États du Sud, dans l’Oklahoma et le Texas, puis en juillet dans le Kansas ; il y a alors un intervalle de deux à trois semaines, puis la moisson reprend en août dans le South and North Dakota, en septembre et en octobre dans le Canada de l’Ouest.
L’armée de réserve du travail se mobilise.
L’ouvrier migrateur cherche un travail régulier, mais les conditions mêmes de la moisson le lui refusent ; et il doit chômer la moitié du temps, il prend alors l’habitude de traîner dans les rues, de passer des heures interminables assis sur le trottoir, de dormir au soleil, de voyager sans trouver de travail ; bientôt il prend goût à ce genre de vie, sa volonté se détend ; il ne cherche plus le travail avec tant d’ardeur ; il prend une attitude passive en face des choses, se laisse aller au cours des événements, jouit de chaque instant qui passe, sans songer à préparer l’avenir. Il est devenu un hobo.
… Quelle que soit leur origine, les hoboes se caractérisent par leur instabilité ; ils cherchent avant tout à voyager, à voir du pays le plus rapidement possible et certains ont réussi à réaliser des merveilles dans ce sens ; l’été dernier, j’en ai rencontré plusieurs qui étaient venus de New-York à Kansas City en deux jours, temps mis par les trains express ; étant naturellement incapables de payer leur passage, ils s’étaient cachés entre les wagons et étaient restés 60 heures sans manger, immobiles sur les tampons. La plupart ne pratiquent cependant pas ce sport trop dangereux et se contentent des trains de marchandises ; ces trains se dirigeant vers l’Ouest en été sont surchargés de hoboes ; en général les compagnies ferment les yeux ; certaines cependant emploient des détectives et ont une politique de répression rigoureuse ; les trains sont souvent arrêtés en pleine campagne ; les détectives font descendre les hoboes et les obligent à continuer leur route à pied, après les avoir abondamment rossés.
Les « jungles » et leurs lois.
Arrivé dans l’Ouest, le hobo, s’il n’a absolument plus d’argent, va chercher du travail ; mais, dès qu’il a amassé une petite somme, il le quitte et s’en va vivre à la « jungle » voisine. Les jungles sont en général situées à proximité de la ligne de chemin de fer sur une place sèche où l’on peut dormir à l’aise, non loin d’une source ou d’une rivière où l’on peut puiser l’eau nécessaire à la cuisine ; les hoboes se réunissent là par groupes de vingt à trente et y vivent en commun. La loi de l’hospitalité est toujours rigoureusement observée et tout étranger est admis sans qu’aucune question lui soit posée ; ceux qui ont de la nourriture ou de l’argent partagent avec ceux qui n’ont rien, ces derniers devant en échange nettoyer les ustensiles du donateur. La loi de la jungle est stricte et quatre crimes sont toujours sévèrement punis, ce sont : voler un camarade, gaspiller la nourriture, négliger de tenir sa place en ordre, enfin ne pas se laver des pieds à la tête au moins une fois par jour ; la journée se passe à se laver, à nettoyer ses linges, à les raccommoder, à dormir au soleil, enfin à lire et à causer ; chaque jungle est équipée avec un nombre considérable de journaux, revues, brochures et même des livres, etc., et une audience est toujours prête pour le voyageur qui veut conter ses aventures, exposer ses idées, faire de la propagande ou prononcer un sermon. Souvent enfin les hoboes entonnent des chants de vagabonds, composés par certains d’entre eux et dont plusieurs sont d’une grande beauté. Pendant l’été les villages tolèrent le plus souvent l’existence des jungles, car les fermiers ont besoin de main-d’œuvre ; quand cependant la moisson est finie, il n’est pas rare de voir de vertueux « Comités de citoyens » attaquer la jungle, détruire tous les ustensiles et chasser de la région les vagabonds désormais inutiles.
L’armée de réserve prend ses quartiers d’hiver.
À la fin de l’été les hoboes ont en général réussi, malgré leur imprévoyance coutumière, à mettre de côté une centaine de dollars ; en hiver, ils ne trouvent pas de travail et doivent vivre uniquement sur cette réserve ; ils affluent alors vers les grands centres comme Chicago et Kansas City. À Chicago il y a tout un quartier où 50 à 75.000 hoboes se concentrent pendant l’hiver ; ils logent dans d’informes boarding houses, où, pour 20 à 28 cents, ils ont droit à une paillasse dans un dortoir chauffé ; ceux qui ne peuvent s’offrir un tel luxe se contentent, moyennant 10 cents, de s’étendre sur un journal dans une immense salle où des centaines d’hommes et de femmes gisent côte à côte. Mettant en pratique l’adage de Saint-Paul : « Celui qui ne travaille pas ne doit pas manger », ils prennent pour tout repas du café et des cakes infects.
Ils passent ainsi l’hiver dans la misère et l’oisiveté, n’ayant d’autre distraction que les meetings tenus dans le quartier par les organisations révolutionnaires ou religieuses. Un effort a été fait dans ces dernières années pour profiter du séjour forcé des hoboes dans la ville et leur donner une certaine éducation. J.F. How, un millionnaire qui avait abandonné toute sa fortune pour vivre de la vie du vagabond, a créé une Université hoboe ; la plupart des professeurs y sont des leaders révolutionnaires, des hoboes poètes et écrivains et le principal d’entre eux est Ben Reitman, le roi des hoboes qui a été sur les routes plus de vingt ans et a fait trois fois le tour du monde sans bourse délier. C’est parmi ces ouvriers migrateurs et vagabonds, privés de famille et de toute affection, dépourvus de tout lien, que les I.W.W. ont recruté depuis 1907 la plupart de leurs membres. Leur vie même et leur isolement les conduisaient naturellement aux idées de révolte et comme le disait l’un d’entre eux : « Quand vous êtes un vagabond sans rien qui vous appartienne, quand vous avez laissé votre femme et vos enfants pour aller chercher du travail dans l’Ouest et que vous ne les avez jamais revus, quand vous n’avez jamais un travail assez stable pour obtenir quelque part le droit de vote, quand vous devez coucher à la belle étoile et manger une nourriture infecte, quand tous ceux qui représentent la loi vous attaquent, vous battent, vous emprisonnent, aux applaudissements de la majorité des “bons chrétiens” comment ne seriez-vous pas un révolté ? »
Les méthodes de lutte : mobilisation de solidarité.
De tels hommes, perpétuellement sans le sou, ne peuvent pas combattre avec les mêmes armes que les autres travailleurs ; la grève en particulier suppose un ouvrier déjà relativement aisé ou une Union puissante capable de financer la lutte. Aussi, pour satisfaire aux besoins des hoboes et tenir compte de leur condition particulière, les I.W.W. ont-ils eu recours à deux nouveaux moyens de lutte, les free speech fights et la grève perlée.
Les combats pour la liberté de parole sont à la fois un instrument de propagande et un moyen d’aider les membres ; ils ont lieu en général en automne ou au début de l’hiver, quand la plupart des hoboes se trouvent sans travail ; un propagandiste I.W.W. organise un meeting au coin d’une rue et commence à attaquer avec violence le capitalisme, les patrons et même, ô horreur la sainte Constitution. Pénétrées d’un juste courroux, les autorités locales arrêtent aussitôt l’audacieux orateur et les auditeurs sympathisants ; l’Union locale prévient alors l’office général de l’I.W.W. et tous les membres sans travail se dirigent vers cette ville ; ils tiennent des meetings, se font arrêter et passent ainsi l’hiver dans une prison chauffée et relativement confortable aux frais des contribuables.
Un exemple typique de la deuxième méthode, la grève perlée, est celui de la lutte pour les huit heures et de meilleures conditions de vie dans les camps de bûcherons de l’Ouest en 1917. Les ouvriers travaillaient alors de neuf à dix heures ; la nourriture était infecte, le logement consistait en vieilles baraques à moitié pourries, chauffées par un poêle situé au milieu de la salle ; les lits étaient de simples planches couvertes de paille et situées en deux rangs, l’un au-dessous de l’autre. Le 14 juillet 1917, 60.000 bûcherons quittèrent le travail, la plupart même démolirent les baraques et en firent un feu de joie. La lutte continua jusqu’en septembre, date où l’I.W.W. n’ayant plus un sou en caisse, décida de « transférer la grève au travail ». La tactique consistait à ralentir la production par tous les moyens ; à la suite du refus du patron d’accorder les huit heures, elle passait de 50 wagons à 45, 40, 35, etc., atteignant dans certains cas un minimum de 10 ou 5 wagons ; les bûcherons étaient alors renvoyés et le patron partait à la ville chercher une nouvelle équipe. Celle-ci acceptait au début toutes ses conditions, mais, une fois arrivée sur les lieux, elle réclamait à son tour les huit heures et les mêmes pratiques recommençaient. Après deux mois de lutte, la plupart des patrons cédèrent ; les huit heures furent introduites et de nouvelles baraques, plus confortables et plus saines, furent construites. La grève perlée, quelque objection que l’on puisse lui adresser théoriquement, a donc réussi à améliorer le niveau de vie des bûcherons et à éliminer des abus certains.
[|IV
Par Jack London (« Les Vagabonds du Rail » — Hachette)
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Vers 1892, l’Amérique traversait une crise économique aiguë. Le chômage et la misère sévissaient partout. Un nommé Kelly fit une campagne à travers le pays et enrôla une véritable armée de sans-travail qui défila dans les capitales des principaux États. Un autre « général », appelé Coxey, fit encore plus parler de lui. À Washington, ses troupes causèrent même des troubles assez graves ; un grand nombre de ses « soldats » furent assommés par la police. Kelly réquisitionnait d’autorité, comme on le verra plus loin, les trains de marchandises pour le transport de ses hommes. Il obtenait des municipalités pendant les étapes de sa « marche de la faim » des subsistances en quantités suffisantes pour ses troupes, moyennant quoi il se chargeait d’assurer le respect de la propriété individuelle. Les citoyens aisés s’ingéniaient à faciliter le départ de Kelly et de ces hommes, afin de s’en débarrasser à tout prix, comme on le verra plus loin. D’autre part, les classes pauvres sympathisaient généralement avec eux.
Toute cette agitation força le Congrès à voter des lois d’utilité publique assurant du travail aux chômeurs, solution, qui évidemment serait sans effet aujourd’hui. — Mais elle habitua aussi les travailleurs à l’idée de porter eux-mêmes leurs revendications à la capitale au lieu d’y envoyer des politiciens parler en leur nom. Jack London raconte ici quelques faits réels de la campagne de Kelly, à laquelle il participait comme simple « soldat. »
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J’eus autrefois la bonne fortune de voyager durant plusieurs semaines en compagnie d’une horde de deux mille vagabonds, connue sous le nom d’« armée industrielle de Kelly ». À travers l’Ouest sauvage et brumeux, venant directement de Californie, le « général » Kelly et ses héros avaient toujours réussi à « capturer » des trains, mais ils échouèrent en traversant le Missouri pour gagner l’Est stérile. La Compagnie de l’Est n’avait pas la moindre intention de transporter gratuitement deux mille hoboes. En désespoir de cause, l’armée de Kelly stationna quelque temps à Council Bluffs et, le jour où je la rejoignis, exaspérée par l’attente, elle se remettait en marche pour prendre un train d’assaut,
En lutte avec les compagnies de chemin de fer.
Notre but était de prendre le premier train sortant de la gare, mais les employés du chemin de fer déjouèrent nos plans. Il n’y eut pas de premier train : les deux voies demeurèrent inutilisées, aucun convoi ne passa. Pendant ce temps, tandis que nous installions notre campement à proximité des lignes abandonnées, les braves bourgeois d’Omaha — et de Council Bluffs se démenaient à l’envi. Ils cherchaient à pousser la populace à s’emparer d’un train en gare de Council Bluffs pour l’amener vers nous et le mettre à notre disposition. Mais les employés du chemin de fer devancèrent la foule. Le lendemain de bonne heure, une locomotive, suivie d’une seule voiture, arriva en gare et bifurqua sur une voie de garage. À ce premier signe de vie sur les rails, l’armée entière se rangea le long de la voie. L’activité reprit instantanément sur les deux lignes à la fois. De l’Ouest, on entendit le sifflet strident et prolongé d’une locomotive qui venait vers nous. Tout le monde s’apprêtait à monter. Le train, avec un bruit de tonnerre, nous fila devant le nez à une allure foudroyante. Le vagabond n’était pas encore né qui aurait pu le prendre en marche ! Une deuxième locomotive siffla, et un autre train traversa la gare à toute vitesse, puis une autre, et ainsi de suite sans discontinuer pendant des heures. Vers la fin les convois étaient composés de voitures de passagers, de fourgons, de trucks, de vieilles locomotives réformées, de wagons postaux, de machines de secours et de tout le bric-à-brac de matériel roulant qui s’accumule dans les chantiers des grandes gares. Lorsque le chantier de Council Bluffs eut été complètement vidé, la voiture et la locomotive partirent vers l’Est et les voies furent de nouveau abandonnées.
La journée se passa, puis la suivante, sans événement. Pendant ce temps, accablés par la pluie, la grêle, le vent, les deux mille vagabonds se morfondaient près de la voie. Mais cette nuit-là, la brave population de Council Bluffs joua un tour pendable aux employés du chemin de fer. Une foule immense rassemblée à Council Bluffs traversa le fleuve sur le pont d’Omaha et se joignit à une autre bande pour opérer une rafle dans les chantiers de l’Union Pacific. D’abord les gens s’emparèrent d’une locomotive, puis d’un train entier. Ils s’entassèrent dans les wagons pour repasser le Missouri et, par la ligne de Rock-Island, venir nous remettre le convoi. Les employés essayèrent bien de faire échouer l’entreprise, mais ils n’y réussirent pas, pour la plus grande frousse de l’ingénieur en chef de Weston et d’un de ses subalternes. Ces deux individus, en exécution d’ordres secrets reçus par télégramme, tentèrent de faire dérailler notre train de secours en enlevant les rails. Rendus méfiants, nous avions envoyé des patrouilles en reconnaissance sur les voies. Pris en flagrant délit de sabotage, l’ingénieur et son aide furent bientôt entourés par deux mille vagabonds furieux, prêts à les lyncher, et ne durent leur vie sauve qu’à la brusque arrivée du train.
L’hospitalité paysanne.
Underwood, Leola, Menden, Avoca, Walnut, Marno, Atlantic, Wyoto, Anita, Adair, Adam, Casey, Stuart, Dexter, Carlham, De Soto, Van Meter, Booneville, Commerce, Valley Junction, les noms de toutes ces villes me reviennent en mémoire, tandis que je consulte la carte pour retracer notre itinéraire à travers les grasses campagnes d’Iowa. Et les fermiers hospitaliers d’Iowa. Ils venaient au-devant de nous avec des carrioles et emmenaient nos paquets ; ils nous offraient des repas chauds à midi, au bord de la route ; des maires de confortables petites villes prononçaient des discours de bienvenue et à l’heure du départ nous souhaitaient bon voyage ; des députations de jeunes filles étaient envoyées à notre rencontre, les bons citoyens sortaient par centaines de leurs maisons, et marchaient en notre compagnie, bras dessus, bras dessous, dans les rues principales. Tout le monde était en liesse lorsque nous entrions dans les villes et chaque jour la fête recommençait, car les villes étaient nombreuses et rapprochées.
Le soir, nos campements étaient envahis par les populations entières. Chaque compagnie dressait son feu de campement et l’on s’amusait ferme autour de chaque foyer. Les cuisiniers de ma compagnie, la Compagnie L, des artistes du chant et de la danse, contribuaient énormément à notre succès. Dans un autre coin du camp, on écoutait la chorale du club de l’Allégresse, une de ses étoiles était le « Dentiste », fourni par la Compagnie L, et nous en étions très fiers. Toutes les mâchoires de l’armée avaient passé par ses pinces, et comme les extractions avaient lieu généralement à l’heure des repas, nos digestions étaient stimulées par de nombreux incidents comiques. Le dentiste ne disposait pas d’anesthésiques, mais deux ou trois d’entre nous étions toujours prêts à tenir solidement le patient.
En plus des réjouissances des compagnies et du club de l’Allégresse, nous assistions habituellement aux services religieux. Des pasteurs locaux officiaient et les sermons étaient suivis d’une grande abondance de discours politiques. On eut dit une vraie foire battant son plein. On peut tirer beaucoup de talent de deux mille vagabonds. Je me souviens que nous avions une fameuse équipe de base-ball qui se mesurait le dimanche avec l’équipe locale. Souvent nous la battions deux fois de suite.
On construit un train de bateaux.
Les hommes de Kelly avaient campé et juré solennellement que, leurs pieds étant meurtris, ils ne marcheraient plus. Nous avions pris possession de la forge et fait savoir aux habitants de Des Moines que si nous étions entrés à pieds dans leur ville, nous ne voulions pas en sortir de la même manière. Des Moines est une cité hospitalière, mais cette fois nous étions vraiment trop exigeants. Faites ce petit calcul mental, ami lecteur : deux mille vagabonds mangeant trois substantiels repas, cela fait six mille repas par jour, quarante-deux mille par semaine, et cent soixante-huit milles pour le mois le plus court du calendrier. Cela dépassait les bornes. Nous n’avions pas un sou vaillant : à la population de se débrouiller pour nous ravitailler !
La ville était affolée. Nous flânions dans le camp, nous discutions politique, nous donnions des concerts religieux, nous arrachions des dents, jouions au base-ball, et engloutissions nos six mille repas par jour, aux frais de Des Moines. La municipalité supplia la Compagnie de chemin de fer de lui venir en aide, mais celle-ci demeura inexorable elle avait décrété qu’elle ne nous prêterait pas de train : c’était son dernier mot. Elle ne voulait, sous aucun prétexte, créer un précédent.
Cependant nous continuions à manger. La situation devenait terriblement critique. Nous voulions aller à Washington et Des Moines serait tenu d’ouvrir un emprunt pour payer nos billets, même à un tarif spécial, et, si nous séjournions plus longtemps, de recourir à un autre emprunt pour nous nourrir.
Alors un homme de génie trancha la difficulté. Nous refusions de partir à pied. Fort bien. Nous irions en bateau. De Des Moines à Keokuk, sur le Mississippi, coule le fleuve Des Moines, sur une longueur de cinq cents kilomètres. Munis d’une bonne cargaison flottante, nous pouvions naviguer, affirmait le génie local, et poursuivre notre route sur le Mississippi jusqu’à l’Ohio, et gagner Washington après un court portage par-dessus les montagnes.
La ville de Des Moines ouvrit une souscription. De généreux citoyens y participèrent pour plusieurs milliers de dollars. Du bois, des cordages, des clous et de l’étoupe pour calfater furent achetés en quantités considérables et, sur les rives du fleuve Des Moines, on inaugura un formidable chantier de constructions navales. Or, le fleuve Des Moines est un méchant cours d’eau, indûment élevé à la dignité de « fleuve ». Dans notre immense pays de l’Ouest, on appellerait ça un « ruisselet ». Les plus anciens habitants branlaient la tête en déclarant que jamais nous ne pourrions naviguer sur ce fleuve, qu’il n’y avait pas assez d’eau pour nous porter. Les autorités de Des Moines n’en avaient cure ; l’essentiel était de se débarrasser de nous ; et nous étions nous-mêmes des optimistes si gras et si prospères que nous ne nous en souciions pas davantage.
Un mercredi, le 9 mai 1894, nous nous mîmes en route pour notre colossale partie de plaisir. En somme, la ville de Des Moines s’en était aisément tirée et elle doit une statue de bronze au citoyen de génie qui l’a sortie de cette impasse. Il est vrai qu’elle dut payer nos bateaux ; nous avions absorbé soixante-six mille repas à la forge et pris avec nous douze mille repas supplémentaires pour notre ravitaillement, en prévision de la famine dans les régions désertiques. Mais songez que nous aurions pu rester onze mois à Des Moines, au lieu de onze jours ! Avant de partir, nous jurâmes de revenir si le fleuve refusait de nous porter.
La grande frayeur du « Comité de défense ».
Une fois l’armée se passa de manger pendant quarante-huit heures ; puis elle arriva dans un petit village d’environ trois cents habitants, à Red Rock. Cette localité, comme toutes celles que traversait l’armée, avait nommé un comité de défense. En comptant cinq membres par famille, le village de Red Rock comprenait soixante habitations. Son comité de défense fut terrorisé par l’irruption de deux mille vagabonds affamés qui alignèrent leurs bateaux sur deux ou trois rangs le long de la rive. Le général Kelly était un brave homme. Il n’avait nullement l’intention de pressurer les paysans. Il ne s’attendait pas à ce que soixante familles lui fournissent deux mille repas. En outre, l’armée possédait son trésor de guerre.
Mais le comité de défense de Red Rock perdit la tête. « Pas d’encouragement à l’envahisseur ». Tel était le mot d’ordre. Lorsque le général se présenta pour acheter des vivres, le comité refusa net de lui en vendre. Il ne possédait rien et n’avait que faire de l’argent du général Kelly. Alors celui-ci employa les grands moyens.
Il fit sonner les clairons. L’armée quitta les bateaux et, au haut de la rive, se forma en rangs de bataille, devant le comité qui contemplait ce spectacle.
La harangue du général fut brève.
— Mes petits, dit-il, depuis quand n’avez-vous pas mangé ?
Depuis avant-hier
― Avez-vous faim ?
Un cri d’affirmation sortant de deux mille gosiers ébranla l’atmosphère. Puis le général se tourna vers le comité de Red Rock.
— Messieurs, comprenez bien la situation. Mes gars n’ont rien dans le ventre depuis quarante-huit heures. Si je les lâche dans votre ville, je ne réponds pas des conséquences. Ils sont à bout de patience. Je me proposais de leur acheter de la nourriture, mais vous avez refusé de m’en vendre. Ce n’est plus une prière que je vous adresse, mais un ordre. Je vous donne cinq minutes pour réfléchir. Ou bien vous abattrez six bouvillons et me livrerez quatre mille rations, ou je lâche mes hommes. Vous avez cinq minutes, Messieurs ! » Les membres du comité, terrifiés, regardèrent les deux mille vagabonds affamés et se rendirent, sans plus attendre. Ils n’allaient pas risquer le pire. On tua les six jeunes bœufs et la distribution des rations commença aussitôt. L’armée put dîner ce soir-là.