Nous présentons aux lecteurs de « Révision » notre premier travail d’équipe. Le problème choisi était l’État et la Révolution.
Cette étude comprend trois parties : l’exposé critique des doctrines socialistes concernant l’État ; ces mêmes doctrines vues à la lueur des événements où elles ont pu être expérimentées ; un essai de synthèse.
Nous aurions voulu que l’étude entière parût dans un numéro unique. Nous n’avons pu le faire. Seule dans ce numéro paraîtra la première partie.
En voici la raison. La plupart des camarades qui s’étaient attelés à la besogne sont des militants, non des militants honoraires, mais des camarades qui courent les réunions, prennent la parole, participent activement à la vie des organisations politiques et syndicales. Les séances d’équipe sont courtes en raison de ce manque de temps. D’autre part, les récents événements ont exigé de la part nos camarades un surcroît d’activité. La rédaction des deux dernières parties est incomplète.
Nous publierons donc dans le numéro 4 la fin de l’étude.
Répétons que nous ne croyons pas avoir fait œuvre parfaite, nous sommes prêts à utiliser toutes les suggestions, mises au point ou études qui nous parviendraient et nous serons les premiers à nous réjouir d’un courrier volumineux.
Telle quelle nous croyons l’étude intéressante et par son esprit et par les problèmes qu’elle soulève.
Définitions préliminaires
Tout organe social peut se définir du double point de vue de sa signification générale et de sa signification particulière, de sa signification de classe.
L’État n’échappe pas à ces deux interprétations.
L’État, dans son sens large est l’expression supérieure de la collectivité humaine, de la volonté de surmonter l’ennemi naturel par un effort commun, nécessitant un système de relations entre les hommes et d’administration des choses.
La bourgeoisie s’est saisie de ce sens et ne veut connaître que lui.
Elle s’appuie en cela sur la valeur primitive de l’État et sur l’incontestable besoin de donner à la collectivité humaine un statut juridique permanent.
Rappelons brièvement quelques définitions de l’État dont usent les éducateurs de la bourgeoisie.
De la définition utilitaire :
« L’État est l’expression du droit de tous considéré comme la limite du droit de chacun »,
ou :
« L’État est l’expression juridique du vouloir-vivre collectif »,
on passe par toutes les gammes de l’idéal jusqu’à l’extrême limite de l’humain :
« L’État, dit Hegel, est la réalité de l’idée morale, l’image de la réalité de la raison ».
Arrivé à ce sommet que ne satisfait plus la réalité de la chose, l’esprit est bien obligé de faire appel à d’autres éléments de définition.
Le retour à la réalité se fait sous les auspices de l’étude des formes concrètes que prend ce haut idéal à travers l’évolution des sociétés, jusqu’à sa forme présente.
On doit convenir d’abord que le vouloir-vivre collectif des premières sociétés et l’établissement d’un droit coutumier ne se conservent pas intacts. Il s’introduit auprès de l’élément qui rassemble les hommes, l’élément qui les divise dans les limites du clan. Les antagonismes particuliers se généralisent eux-mêmes (en classes) et tendent à concrétiser ce vouloir-vivre collectif en une constitution établie au profit d’une de ces classes. C’est la forme primitive de l’État défini comme Instrument d’oppression.
Les castes et les classes se perpétuent, la constitution s’assimile de plus en plus au vouloir-vivre du plus fort, jusqu’à nos systèmes modernes qui font du pouvoir précaire des forts de la société primitive un pouvoir assuré, une domination héréditaire, intangible, sacrée.
Et nous passons normalement aux définitions dites socialistes dont toutes s’accordent plus ou moins à placer l’État, non plus sous le signe de la concorde et de la volonté collective, mais sous le signe de l’oppression, de la division et de la volonté de quelques-uns.
« L’État, dit Engels, est une force issue de la société mais se tenant au-dessus d’elle et s’en écartant de plus en plus ».
« L’État est le produit de l’antagonisme inconciliable des classes, l’organe de domination d’une classe, un organe d’asservissement d’une classe par une autre ». (Lénine).
« C’est le grand engin national de guerre du capital contre le travail » (Marx)
C’est par rapport à ces définitions de deux espèces que se situent toutes les tendances du socialisme. La mesure où l’une ou l’autre se rapproche le plus de la réalité doit noues permettre de fixer la vérité historique de ces tendances et de formuler, après examen de leur pratique historique, laquelle satisfait à un système juste et humain de relations entre les hommes et d’administration des choses, ou du moins, dans les grandes lignes, ce qu’il faut retenir de chacune.
Par quel chemin irons-nous à la société idéale :
En utilisant l’État comme le recommandent les socialistes bourgeois ?
En le brisant pour le reconstruire sur d’autres bases comme les communistes ?
En le détruisant irrémédiablement suivant la doctrine anarchiste ?
C’est devant ces trois questions qu’il faut situer notre étude.
Le Syndicalisme
Le syndicalisme révolutionnaire (aussi bien dans sa conception stricte que dans celle de l’anarcho-syndicalisme) s’affirme contre l’État, voyant en lui, comme toutes les autres écoles socialistes l’organe de domination d’une classe (la classe bourgeoise, à notre époque), alliée parfois à d’autres classes, sur les classes travailleuses : prolétariat et paysannerie.
Il considère nécessaire de détruire totalement l’État et d’établir un système d’organes nouveaux, assurent les besoins essentiels et généraux d’une humanité réduite à une seule classe de travailleurs. C’est à l’examen de ce système qu’est consacrée la présente partie de l’étude.
Les syndicalistes considèrent qu’à notre époque de la grande industrie la production industrielle et agricole ne peut rester abandonnée à l’initiative et à la gestion privées, celles-ci finissant par amener d’une part l’incohérence catastrophique des crises et assurer d’autre part le despotisme des grands. Trusts.
Les syndicalistes estiment donc que l’industrie et l’agriculture doivent être assurées par la collectivité et pour elle (réduite à la seule classe travailleuse) comme tout autre service public existant actuellement. Ils proposent d’y arriver en remettant toute l’industrie et l’agriculture aux mains des travailleurs eux-mêmes (travailleurs étant compris dans le sens large allant des manuels aux techniciens).
Dans la conception de ceux d’entre eux défendant la thèse exposée par Louzon et dans la Révolution prolétarienne que nous appellerons par abréviation, thèse syndicaliste pure.
Cette transmission s’exercera, en confiant chaque entreprise à son personnel ; ces diverses unités productrices continuent à travailler pour leur compte pratiquant avec le reste des travailleurs des échanges. Cette conception réservée aux syndicats le rôle de régulateurs de la production ; ceux-ci décideront de la fermeture des usines travaillant sans efficience, par suite de manque d’outillage, incapacité ou mauvaise volonté. Les syndicalistes purs accordent également aux syndicats, groupés en fédérations d’industrie la fonction de coordonner la production avec les besoins de la consommation ; ils nient la possibilité d’établir des plans préalables de production, ceux-ci se trouvant toujours bouleversés par la réalité (exemple russe, avec les dépassements annoncés officiellement) ; les Fédérations d’industrie devront donc ultérieurement adapter la marche des diverses industries par une répartition dirigée des matières premières. machines, main‑d’œuvre, etc.
Toujours d’après la même thèse, les syndicats groupés en Unions locales, régionales, nationales, internationales, devront assurer le fonctionnement de tous les services publics proprement dits (gaz, électricité, transports, communications), mais aussi l’éducation, l’assistance, la sécurité (intérieure et extérieure, contre les restes de la bourgeoisie intérieure et les armées de la bourgeoisie extérieure) ; enfin c’est encore ces organes des syndicats que seraient réservée la défense de l’individu contre l’emprise trop rigide de la collectivité, sous la forme de commissions de conflits, se substituant aux tribunaux actuels.
Tous ces services publics seraient entretenus au moyen d’impôt prélevé avant tout sur les entreprises favorisées par les circonstances naturelles (fertilité, richesse de minerai) et même en cas de nécessité sur toutes les entreprises.
La question de la petite entreprise paysanne et artisanale est résolue par ces syndicalistes en les maintenant comme de toutes petites unités, aussi longtemps qu’elles s’affirment viables en pratiquant des échanges suffisants et ayant voix au chapitre dans les Unions locales.
Tous les syndicalistes ont le souci le plus grand de la démocratie ouvrière de la société nouvelle, voulant assurer le maximum de liberté d’expression, le contrôle permanent, l’électivité maximum des fonctions.
C’est précisément pour cela que les syndicalistes purs proposent de maintenir l’autonomie économique des diverses entreprises ; ils voient le moteur de l’activité productrice dans le besoin de bien assurer les échanges, supérieur à leurs yeux à une contrainte quelconque qui obligerait les travailleurs à produire.
L’autre branche syndicaliste, les anarcho-syndicalistes, proposent de remettre toute l’industrie et la grande agriculture aux mains des syndicats organisés suivant l’échelle suivante :
Comité d’atelier, conseil d’usine, syndicat d’industrie, Union locale des syndicats, Union régionale des syndicats, Fédération régionale d’industrie, Confédération générale du Travail. Dans leur conception, ces syndicats par leur esprit doivent être essentiellement différents des syndicats actuels par une démocratie intérieure plus étendue, par la pratique de la non-rééligibilité, par la suppression de la position privilégiée des dirigeants.
Des anarcho-syndicalistes (Bernard et les anarcho-syndicalistes espagnols) préfèrent éviter le système d’échanges directs entre usines et recourir à une contrainte (discipline de travail) imposée et réglée par la majorité des syndiqués.
Tous les syndicalistes considèrent d’ailleurs la société syndicale comme une période transitoire vers une phase meilleure de la société ou le moteur ne serait ni l’échange, ni la contrainte, mais bien le désir de création, « la joie au travail » et la conscience de travailler pour ne pas retomber sous le joug bourgeois. Évidemment ces facteurs devront être cultivés et développés déjà au cours de la période transitoire.
Les anarcho-syndicalistes réservent toute la série de fonctions générales débordant le strict cadre industriel non pas aux Unions locales des syndicats, mais à des communes fédérées régionalement, nationalement ; ces communes auraient leurs conseils élus au suffrage universel de tous les habitants (la différence sur ce point avec le suffrage actuel est que la bourgeoisie sera expropriée de ses moyens de publicité).
C’est à ces communes, par l’intermédiaire d’offices très variés, que seront confiés les différents services publics (compris dans le sens large de ce terme) énumérés plus haut.
[|* * * *|]
La question de la distribution des produits achevés se règle chez les syndicalistes purs par le système des échanges ; chaque usine acquérant par cette voie la quantité de marchandises nécessaire à ses collaborateurs.
Les anarcho-syndicalistes confient cette fonction de la distribution à des magasins communaux dépendant de l’Office des échanges intérieurs, c’est à dire des Communes et de leurs extensions. Un office des échanges extérieurs, dépendant des mêmes organismes, réglerait le commerce avec les pays où la révolution sociale n’aurait pas encore triomphé.
En tout cas les syndicalistes dans leur ensemble admettent la nécessité du maintien d’un bon d’échange (équivalent de la monnaie). Une série de mesures, parmi lesquelles la plus importante est l’abolition de l’héritage, sont prévues pour empêcher l’accumulation de ces bons et la renaissance d’une bourgeoisie financière. (Le cadre limité réservé à cet exposé empêche de les exposer en détail). D’ailleurs ce bon d’échange n’est prévu que pour le premier stade de la société syndicale ; même dans ce premier stade les denrées essentielles, indispensables sont simplement distribuées à tous les travailleurs, proportionnellement à l’existence de ces produits.
Ces bons d’échange sont en outre prévus, en raison de ce que les syndicalistes veulent laisser aux paysans leur bien individuel, cultivable uniquement par les forces familiales, aussi longtemps que ceux-ci ne se rendent pas eux-mêmes, et volontairement compte des avantages des grandes collectivités agricoles fonctionnant parallèlement. L’existence de milliers de petites économies paysannes présuppose l’existence d’un marché, donc d’une monnaie.
[|* * * *|]
Parmi les divers services publics devant être assurés en toute société humaine les problèmes les plus délicats sont posés par ceux de la sécurité et de la justice.
Pour la sécurité les syndicalistes supposent que tout début de révolution prolétarienne coïncidera avec une phase de guerre civile, compliquée probablement au début de guerre avec les bourgeoisies extérieures. Qui veut triompher dans une guerre doit créer des formations armées, entraînées, expérimentées, agissant avec coordination. Le danger est qu’il ne se crée dans ces forces une caste militariste, d’où renaissance d’un despotisme.
Les syndicalistes proposent la solution d’une force armée obtenue en mobilisant les syndicats, en créant des milices syndicales. Le noyau de celles-ci se composerait de volontaires ; mais comme il est très probable que le nombre de ceux-ci suffirait à peine pour former les cadres, il faudrait compléter en imposant à la majorité l’envoi au front des éléments les plus aptes physiquement et techniquement.
Les syndicalistes (voir l’exemple espagnol) admettent parfaitement la nécessité d’une discipline rigoureuse dans la guerre civile. Ils admettent donc la nécessité de cadres de commandement, autrement dit de techniciens militaires. Ceux-ci peuvent en partie être choisis dans les rangs des miliciens eux-mêmes en sélectionnant ceux qui au cours des opérations se seraient montrés les plus courageux et les plus capables. Mais les syndicalistes (exemple espagnol) sont prêts à utiliser les techniciens militaires actuels, ayant manifesté leur volonté de combattre avec les révolutionnaires. Ceux-ci en particulier mettent en évidence la nécessité d’un contrôle permanent des syndicats sur les forces armées.
Les syndicalistes voient dans ce contrôle les garanties empêchant des techniciens militaires de reconstituer une nouvelle caste dominante. Ils comptent exercer ce contrôle par l’électivité des cadres et par le travail de congrès de miliciens.
Les syndicalistes (voir résolutions des miliciens allemands et italien en Espagne) considèrent que tous les commandements doivent être désignés par les unités combattantes ou par leurs délégations. Ceci équivaut à l’application dans la force armée du principe de révocation à tout instant et de tout mandat qui est essentiel dans le syndicalisme.
Toute la vie intérieure des forces armées y compris la discussion des opérations doit être régie par les congrès (à divers degrés) des miliciens ; ceux-ci doivent avoir leurs délégués dans les rouages syndicaux régionaux et nationaux ; parallèlement les syndicats doivent avoir leurs délégués dans les différentes institutions de la force armée. La difficulté est de limiter ces débats, discussions et examens seulement en dehors et après les opérations militaires ; celles-ci ne peuvent être conçues sans un crédit moral, strictement délimité, à accorder à l’état-major des techniciens militaires.
[|* * * *|]
Un autre problème important est celui de la sécurité intérieure du régime nouveau. Les syndicalistes entendent créer des organes destinés à découvrir et entraver l’action clandestine que la bourgeoisie ne manquera pas d’organiser pour culbuter le pouvoir syndical. Les cadres de ces organes doivent être élus par les syndiqués ; ces institutions doivent aussi fréquemment que possible rendre compte devant les assemblées syndicales des actions entreprises. Elles devront être formellement limitées en ce qui concerne les diverses tendances ouvrières par la reconnaissance absolue aux prolétaires des libertés de parole, de presse, de réunion, d’association.
Ces institutions de sécurité n’auraient pas non plus le droit d’établie et d’appliquer des jugements aux personnes arrêtées par elles. Ce droit doit être réservé à d’autres organes.
Les syndicalistes conçoivent la nécessité d’immuniser la société nouvelle contre les éléments nuisibles découverts par les organes d’investigation. Tant qu’il s’agit d’éléments nettement bourgeois le problème est relativement simple. Mais lorsqu’il s’agit d’ouvriers utilisés par ces éléments et agissant consciemment ou inconsciemment, la question devient plus complexe.
À ceci s’ajoutent les divers actes posés par des ouvriers authentiques mais tarés par le régime capitaliste : actes dus à la paresse, à l’avidité, à la perversion sexuelle.
Pour défendre le régime, les syndicalistes prévoient des tribunaux populaires élus par les syndicats et jugeant suivant un droit révolutionnaire nouveau.
Ce problème du droit nouveau demeure entièrement à résoudre ; dans la présente étude il n’est possible que d’en dégager le principe essentiel : ce qui maintient le régime syndical est juste. L’application de ce principe, les diverses sanctions qui doivent en découler n’ont pas du tout été traitées par le syndicalisme révolutionnaire.
[|* * * *|]
L’exemple de ces trois institutions essentielles se substituant en régime syndicaliste à l’État montre que l’antinomie qu’elles présentent en face de celui-ci est contenue dans la démocratie ouvrière qu’elles s’efforcent d’assurer : par la liberté accordée à une seule classe, au prolétariat, et par le contrôle limité à cette classe.
Des nombreuses critiques s’élèvent conte cette conception. Ses adversaires assurent que le syndicalisme apporte un plan artificiel né dans les cerveaux de quelques théoriciens ; il ne peut songer à s’appliquer dans les pays où il n’a jamais existé de syndicats, ni dans les pays fascistes où les syndicats sont abolis ; il est mis en difficulté dans les pays démocratiques où les syndicats sont dégénérés ; enfin le syndicalisme ne tiendrait pas suffisamment compte de l’homme en tant qu’usager ; voyant en lui avant tout le producteur ; il négligerait le paysan, l’artisan et les travailleurs intellectuels ; il n’éviterait pas la dégénérescence qui pénètre à travers la bureaucratie, puisqu’il contribuerait à créer de nombreux bureaux nouveaux ; il n’éviterait pas non plus l’emprise des beaux parleurs et des beaux écrivains, puisqu’il attribue tant d’importance au principe d’électivité.
Les syndicalistes répondent à ces objections : les programmes syndicalistes s’inspirent de la pensée syndicale s’exprimant dans les congrès, les articles, les assemblées ; quant aux pays où les syndicats n’existent pas, on ne saurait songer à une révolution prolétarienne ; quant aux pays fascistes, l’esprit syndicaliste semble simplement sommeiller sous la chape et à maintes occasions il se réveille ; ceci est à plus forte raison vrai pour les pays démocratiques où les possibilités d’action sont assez grandes. Il est manifeste que pour des problèmes tels que l’éducation, la recherche et la consommation, le syndicalisme doit être complété par des organisations d’usagers. Quant à sa séparation d’avec la paysannerie et la petite bourgeoisie, c’est tout le problème de la possibilité d’une collaboration de classe qui se pose. La bureaucratie syndicale est en effet un gros danger ; il ne peut être enrayé que par l’application stricte de la démocratie ouvrière ; les syndicats, organes naturels de la classe ouvrière, comportent cette démocratie par définition. Enfin, en raison de leur caractère de lien industriel, c’est-à-dire technique, les syndicats peuvent mieux se préserver des charlatans de la propagande ; ils exigent plus de capacités techniques et plus de soudure avec la classe ouvrière que tout organisme d’affinité.
L’Anarchisme
C‘est la question de l’État qui divise le plus les révolutionnaires marxistes et anarchistes pourtant la littérature libertaire ne possède aucun ouvrage théorique la concernant. Il est certes possible de trouver des centaines d’écrits où le problème de l’État est abordé, mais l’œuvre doctrinale est encore à écrire. Il faut en chercher la raison dans la nature même du mouvement anarchiste, qui est né bien plus de l’activité de milliers d’anarchistes que de l’influence d’ouvrages fondamentaux. Il se présente, ainsi une autre difficulté pour donner une définition commune des tendances anarchistes concernant l’État. Entre l’éternelle rébellion de l’individu contre toutes les autorités qui limitent son activité défendue et préconisée par les anarchistes individualistes et la conception communiste qui cherche sa justification dans certains aspects de la solidarité chez les animaux, il y a peu de points communs. Force nous sera donc de nous en tenir aux thèses exposées par les théoriciens anarchistes qui restent dans le cadre du socialisme.
Signalons la brochure de Pierre Kropotkine : « L’État, son rôle historique », qui contient une critique du rôle réactionnaire et stérilisant joué par l’État tout au long de l’histoire des peuples, une démonstration de son incapacité à créer et à prendre des initiatives. Une seule indication dans cette brochure sur les organisations plus souples qui pourraient remplacer ce lourd appareil : Kropotkine considère les communes italiennes, flamandes, allemandes du Moyen Âge comme une formule d’entente remarquable.
Dans « Dieu et l’État », Michel Bakounine attaque la conception étatique comme un héritage idéaliste des croyances au pouvoir divin, conception qui ne peut aboutir qu’à une dictature contre le peuple. Voici quelques-unes de ses conclusions :
Mais ce qui est vrai pour les académies scientifiques, l’est également pour toutes les assemblées constituantes et législatives, lors même qu’elles sont issues du suffrage universel. Ce dernier peut en renouveler la composition, il est vrai, ce qui n’empêche pas qu’il ne se forme en quelques années un corps de politiciens privilégiés de fait non de droit, et qui en se vouant exclusivement à la direction des affaires publiques d’un pays finissent par former une sorte d’aristocratie ou d’oligarchie politique. (Page 27).
Nous reconnaissons l’autorité absolue de la science, mais nous en repoussons l’infaillibilité et l’universalité du savant. (Page 29).
L’État ne s’appellera plus monarchie, il s’appellera république, mais il n’en sera pas moins l’État, c’est-à-dire une tutelle d’hommes compétents, hommes de génie, de talent, ou de vertu, qui surveilleront et dirigeront la conduite de ce grand, incorrigible et terrible enfant, le peuple. (Page 33).
La plupart des études parues dans les organes anarchistes considèrent l’État comme incompatible avec l’organisation socialiste de la société et comme un obstacle générateur de nouvelles contraintes et de nouvelles oppressions. À la conception étatique vient s’opposer celle de la « démocratie des travailleurs », sans que cette dernière formule reçoive un complément sous forme d’indications précises concernant son fonctionnement et les organes qu’elle utilisera — du moins pendant une longue période qui va jusqu’à l’après-guerre.
Pour l’organisation économique de la société anarchiste il est couramment préconisé « la libre fédération des organisations de travailleurs ».
Une esquisse de méthode d’organisation distributive est donnée dans « Paroles d’un révolté » de Kropotkine, avec l’espoir émis par l’auteur de voir le peuple révolutionnaire déployer une capacité organisatrice féconde. Il y est notamment préconisé la prise au tas pour les produits abondants et le rationnement pour les produits rares.
Dans le « Bonheur universel », Sébastien Faure décrit minutieusement, sur le mode lyrique, la société libertaire, mais il faut y voir plutôt un tableau idyllique de la société future qu’un ensemble de règles pratiques.
La conception de la Commune Libre fort répandue dans les milieux — surtout en Espagne — conseille de confier l’administration locale à des comités élus démocratiquement par de vastes assemblées ouvertes à tous les travailleurs. Ces communes se fédéreraient régionalement et nationalement.
La défense armée de la révolution, question longtemps débattue dans les organisations anarchistes, resta sans conclusion pratique, malgré les efforts d’une tendance, surgie après l’expérience russe, qui préconisait la création de milices ouvrières, basées sur le volontariat et l’élection démocratique des responsables militaires.
En ce qui concerne la police et la justice, la conception générale néglige ces questions ou les résout par des règles fort générales. Kropotkine donnait comme exemple lointain l’arbitrage pratiqué à l’époque des communes.
Il faut remarquer que les théoriciens anarchistes produisirent leurs œuvres dans la seconde moitié du
Des efforts plus récents pour sortir de ces conceptions philosophiques et morales une série de conclusions concrètes et précises, il faut signaler — outre les programmes syndicalistes et anarcho-syndicalistes exposés plus haut — la plateforme des anarchistes russes, influencée par l’expérience de Nestor Makhno en Ukraine. Cette plateforme contenait des affirmations nettes quant à la nécessité de la défense armée de la révolution et l’acceptation du soviet comme forme d’organisation révolutionnaire, des communes agricoles comme cellule d’organisation paysanne. Le caractère paysan de l’insurrection makhnoviste influença ce programme et la partie syndicaliste ouvrière est reléguée au second plan.
Un ouvrage [[Précisiones sobre l’anarquismo.]] paru en espagnol, dû à la plume de l’écrivain anarchiste Gaston Leval, tente de remédier au flou des théories anarchistes. Reprenant les œuvres de Kropotkine, Reclus, Malatesta et Bakounine, Leval souligne la nécessité de continuer leurs travaux, en cherchant l’application des conceptions générales des premiers théoriciens à notre époque industrialisée, en étudiant avec soin les rouages du système bancaire, industriel, agricole du capitalisme.
Bien qu’il analyse et précise le rôle et les possibilités des trois formes d’organisation ouvrière qui lui semblent essentielles : syndicat, commune, coopérative, Leval n’aboutit pas à préconiser des mesures concernant la période transitoire de lutte et d’organisation immédiates.
C’est le cas pour le livre de Santillan qui étudie avec un certain soin les problèmes économiques en vue de leur solution pour une période postrévolutionnaire.
Mais entre la critique du système capitaliste ou des conceptions étatiques des écoles marxistes et la description d’une société socialiste — simple utopie ou description minutieuse — il reste toujours le vide causé par l’absence de règles pratiques et de formes d’organisation existant ou pouvant être créées en régime bourgeois remplaçant les rouages capitalistes et étatiques.
Enfin l’expérience espagnole en faisant passer au feu de l’épreuve toute la doctrine anarchiste, a permis à une organisation catalane « Los Amigos de Durruti » d’établir un programme simple et précis où il est question des organes devant répondre aux besoins de la lutte civile. Ce programme se rapproche beaucoup de la conception syndicaliste ; d’autre part il fait apparaître pour la première fois dans la conception libertaire une conception nette d’un organe centralisé devant faire face aux dangers les plus pressants.
Le voici, tel que l’organisation l’a publié :
I. Constitution d’une junte révolutionnaire ou Conseil National de Défense. — Cet organisme se constituera de la manière suivante : les membres de la junte révolutionnaire seront élus démocratiquement par les organisations syndicales sera tenu compte du nombre de camarades déplacés au front qui devront nécessairement avoir leur représentation. La junte ne s’immiscera pas dans les décisions économiques, qui sont du domaine exclusif des syndicats.
Les fonctions de la junte révolutionnaire sont les suivants :
a) Diriger la guerre ;
b). Veiller à l’ordre révolutionnaire ;
c) Relations internationales ;
d) Propagande révolutionnaire.
Les postes seront périodiquement renouvelés pour éviter que nul n’y reste en permanence. Et les assemblées syndicales exerceront le contrôle des activités de la junte.
II. Tout le pouvoir économique aux syndicats. — Les syndicats ont démontré depuis juillet leur grand pouvoir constructeur. Sils n’avaient été relégués à un rôle de second plan, ils auraient fourni un grand rendement. Ce seront les organisations syndicales qui formeront la structure de l’économie prolétarienne.
Tenant compte des modalités des syndicats d’industrie et des fédérations d’industrie, il pourra se créer un Conseil de l’Économie dans le but de mieux coordonner les activités économiques.
III Communes libres :
…Les communes se chargeront des fonctions sociales qui échappent au domaine syndical. Et comme nous voulons construire une société nettement de producteurs, ce seront les propres organismes syndicaux qui nourriront les centres communaux. Et là où il n’y a pas d’intérêts divergents il ne pourra exister d’antagonismes.
Les communes se constitueront en fédérations locales, régionales et péninsulaires. Les syndicats et les communes noueront des relations sur le plan local, régional et national.
Les « Amigos de Durruti » préconisent également une série de mesures telles que : la lutte contre la bureaucratie et les salaires anormaux ; l’établissement d’un salaire familial ; la socialisation de la distribution et le rationnement ; le contrôle syndical des milices ; l’organisation de la police par les syndicats ; la socialisation agraire ; une politique internationale basée sur les centres ouvriers à l’étranger et leur action ; l’alliance entre les syndicats ouvriers de différentes tendances à l’exclusion des bureaucrates, des profiteurs et des couvertures syndicales des partis politiques ; le refus de collaborer ou de renforcer en quelque manière que ce soit avec les forces bourgeoises et étatiques.
C’est — nous semble-t-il — le premier programme concret défendu publiquement par une tendance anarchiste s’appliquant à une situation donnée et composé de mots d’ordre précis.
Le Marxisme Révolutionnaire
Penché sur l’analyse critique du système capitaliste, absorbé par la lutte révolutionnaire, Marx n’a consacré que peu de temps à l’étude de la société socialiste c’est-à-dire l’époque qui devait naître après l’expropriation des expropriateurs, le bouleversement politique violent de l’État capitaliste. L’interprétation qu’il en donne, çà et là, n’offre pas de système détaillé, ni de conseils pratiques pour l’édification du socialisme. Le plus souvent, il se contente de fixer quelques grandes lignes de l’évolution socialiste et, ailleurs, il approuve en bloc les institutions de la Commune de 1871 qui lui paraissent socialistes.
Cette lacune — si lacune il y a — n’est pas due à une omission de Marx. Elle découle d’une certaine conception du monde social, appelée matérialisme historique ou plus communément marxisme.
Le matérialisme historique est un ensemble de principes d’investigation une sorte de méthodologie dont Marx ne fut ni le premier ni le dernier partisan, mais à laquelle, par suite de l’importance de son œuvre, il a pu donner son nom. C’est un essai d’expliquer le monde par le mouvement de la réalité matérielle (économique, sociale ou individuelle) et seulement par lui. Cette explication part des contradictions existantes et repousse toute prévision à longue échéance. Elle se croit seulement en droit de rechercher la loi d’évolution à laquelle l’objet étudié est sujet. Son plus grand souci, c’est de ne pas quitter le terrain de la réalité, c’est de ne pas déduire un principe autrement que par l’observation expérimentale.
Il apparaît désormais plus que nécessaire que l’étude d’une société future ne saurait, si elle est entreprise dans l’esprit de cette méthode, dépasser l’époque transitoire d’un système social à un autre et qu’elle devra se baser uniquement sur les éléments fournis par la société actuelle ou sur ceux dont la formation pendant le bouleversement paraît plus que probable.
Toutefois, il arrive chez Marx et Engel que le zèle du révolutionnaire l’emporte sur l’exactitude sobre du savant, qu’il fait, comme par exemple dans le Manifeste Communiste, des anticipations hardies dont le développement de la lutte des classes aura vite montré la caducité. Mais toujours il se désavouera et s’inclinera devant la réalité. En effet, devant l’état de l’agriculture en France en 1871 et devant les projets agraires de la Commune, les « armées industrielles agricoles » proposées par le Manifeste Communiste deviennent ridicules. Devant la marche foudroyante de l’industrie centralisée, la revendication du « Manifeste » de faire « disparaître la distinction entre la ville et la campagne » perd sa raison d’être.
Cependant, il y a une série d’idées très nettes sur l’organisation de la société socialiste, idées qui reviennent constamment chez Marx et Engel et qui découlent également de leur conception de l’histoire.
Toute histoire est une histoire de lutte de classes. Tout État « est en principe l’État de la classe la plus puissante, de la classe économiquement dominante, qui devient, grâce à lui, la classe politiquement dominante ». Le prolétariat songe à fonder son propre État ? Eh bien il faudra qu’il s’organise en classe dominante, et ceci en pleine période transitoire, autrement dit révolutionnaire. Il faudra que l’instrument d’oppression dont il se servira contre l’ennemi de classe soit très fort pour qu’il fasse fonction d’État.
Le moyen le plus approprié pour préserver cette puissance semble à Marx et Engels la centralisation dans la main de l’État prolétarien de toutes les forces. Et c’est là que surgit la dictature du prolétariat, la nécessité d’un appareil coercitif établi par la voie du suffrage universel par les masses ouvrières, appareil qui, d’après les prévisions d’Engels, dépérira inévitablement pour faire place après une dure étape transitoire à la société sans classes.
Marx a dit de la Commune de 1871 qu’elle « était essentiellement un gouvernement de la classe ouvrière ». Une brève énumération des mesures principales de la Commune s’impose donc :
L’organisme politique suprême fut la Commune, composée des conseillers municipaux (suffrage universel) responsables et révocables à court terme. Ce fut un organisme de travail exécutif et législatif.
La police devint un agent responsable et révocable. L’armée permanente fut remplacée par une milice nationale.
Le salaire des fonctionnaires fut celui d’un ouvrier moyen.
Les magistrats et les juges furent électifs, responsables et révocables.
Une délégation nationale de Paris aurait dû représenter la France d’après le principe du suffrage universel, qui a comme base locale la Commune.
Différentes mesures économiques de réforme plutôt que de structure furent envisagées.
Entre temps, la social-démocratie s’était chargée de démolir la théorie de la dictature révolutionnaire du prolétariat et l’avait supplanté par les plus belles fleurs de l’opportunisme, fleurs qui ne paraissent plus vouloir faner. C’est principalement contre les Guesde, les Scheidemann, les Bernstein et les Kautsky que Lénine essayait de défendre et d’expliquer l’État ouvrier révolutionnaire.
Lénine est bien plus précis que Marx et Engels. D’abord il ne se fait aucune illusion : « Un État quel qu’il soit, ne saurait être libre ». (p. 23). « Ce qu’il faut aux classes exploitées, c’est la domination politique en vue du complet anéantissement de toute exploitation. » (p. 24.) « Le pouvoir politique, l’organisation centralisée de la force, l’organisation de la violence, sont nécessaires au prolétariat. » (p. 31).
Les grandes lignes que Marx avait indiquées se retrouvent chez Lénine sous une forme plus affirmative. Il ne sera question d’un État ouvrier qu’à condition que la vieille machine d’État soit brisée, complètement annihilée. L’armée fera place au peuple en armes, c’est-à-dire à ceux qui auront défendu, fusil en main, la Révolution. Le pouvoir ouvrier sera formé par une assemblée nationale « travailleuse » (les Soviets). La division entre le pouvoir législatif et exécutif disparaîtra. Entre les mains de ce gouvernement, tout le pouvoir politique et économique sera centralisé. Cependant une restriction : la base de ce gouvernement sera la « Commune autonome » qui se gère librement, mais qui sera responsable devant l’Assemblée nationale et qui déléguera un représentant élu auprès d’elle. La police et la magistrature sont composées par des agents responsables, éligibles, et amovibles.
Quant au dépérissement de l’État, Lénine est foncièrement optimiste. Il lui paraît inévitable que, une fois le pouvoir ouvrier établi, la dictature perdra, en s’appuyant sur des masses toujours plus larges de la population, de plus en plus son caractère autoritaire et répressif pour faire place à la phase supérieure de la société communiste, à la société paradisiaque sans classe. Il est intéressant de voir sur quelle branche morte du gouvernement ouvrier Lénine place la bureaucratie. Le programme de la révolution prolétarienne entraîne de lui-même le « dépérissement » progressif de tout fonctionnarisme, l’établissement… « d’un régime où les fonctions, de plus en plus simplifiées de surveillance et de comptabilité seront remplies par tous à tour de rôle, deviendront ensuite un réflexe et disparaîtront en tant que fonctions spéciales d’une catégorie, spéciale de gens. » (p. 38). Les réflexes du comptable Staline ne sont ni prêts à disparaître, ni à être remplis par tous à tour de rôle.
Une autre idée se précise chez Lénine : C’est la conception du parti ouvrier « avant-garde du prolétariat, capable de prendre le pouvoir et d’amener le peuple tout entier au socialisme, capable de diriger et d’organiser un régime nouveau, d’être l’instructeur, le chef et le guide de tous les travailleurs » (p. 31). Lénine au pouvoir sera plus clair et moins équivoque.
« La machine qui s’appelle l’État…, nous l’avons prise pour nous.… et lorsque sur terre il n’y aura plus de possibilités d’exploitation, plus de gens possédant des terres et des fabriques… alors seulement, nous mettrons cette machine au rancart… Tel est le point de vue de notre Parti communiste. » (Lénine : de l’État, conférence faite à l’Université Svedlov le 11 juillet 1919, p. 29). Le dépérissement fatal de l’État a dû faire place à la mise au rancart par « nous », le Parti.
Cet esprit de Parti n’est point perceptible à travers les quatre décrets fondamentaux de la Révolution d’Octobre, décrets qui ont été pris par le Conseil des Commissaires du peuple en octobre-nov. 17 en attendant l’Assemblée Constituante. Le décret sur la terre abolit la propriété foncière. Le décret sur la paix est un appel aux Russes belligérants. La déclaration des droits des peuples de Russie autorise les différentes nations russes à disposer elles-mêmes de leur sort et à former, si elles le veulent, des États indépendants. La « déclaration des droits du peuple travailleur et exploité » est l’approbation par le 3e congrès des Soviets de la politique menée par le Conseil des commissaires du peuple et la consécration du pouvoir central entre les mains des Soviets (deviennent propriété de l’État : les forêts, sous-sols et les eaux, le bétail, les domaines agricoles, fabriques, usines, chemins de fer, les banques. Les terres sont remises aux travailleurs sans… rachat). La formation d’une « armée rouge socialiste des ouvriers et des paysans » est décrétée.
Dans la Constitution de l’U.R.S.S. (loi fondamentale de 1921) on sent déjà d’avantage que la dictature du prolétariat cède le pas à la dictature du parti ou de quelques hommes. Voici comment est présentée sur le papier la structure du pouvoir soviétique :
Le Congrès panrusse des Soviets (représentants urbains à raison d’un délégué par 25.000 électeurs et représentants régionaux à raison d’un délégué par 125.000 habitants) élit un comité central exécutif qui désormais le convoquera. Ce comité central exécutif est l’organisme suprême législatif, administratif et de contrôle. C’est lui qui « promulgue sur sa propre initiative les codes, décrets et arrêtés, et en même temps, il examine et approuve les projets de loi déposés par son Présidium et par le Conseil des commissaires du peuple » (Constitution 1924). De ce Comité central exécutif sort un Présidium de quelques membres qui « dans la période entre les sessions du Comité » est « l’organe supérieur du pouvoir en matière de législation, d’administration et de contrôle ». C’est le Comité central convoqué par son Présidium qui « imprime une direction générale à l’activité du gouvernement ouvrier et paysan et de tous les organismes du pouvoir Soviétique ». D’autre part, ce Comité central s’identifie avec les besoins de l’administration générale avec « le Conseil des commissaires du peuple ».
Si l’on complète ces extraits de la première constitution russe par le chapitre sur « la direction politique unifiée d’État » [[Chapitre IX ; De la direction politique unifiée d’État.
61. Afin d’unifier les efforts révolutionnaires des républiques fédérées pour la lutte contre la contre-révolution politique et économique, contre l’espionnage et le banditisme, il est créé près le Conseil des Commissaires du peuple de l’U.R.S.S. une direction politique unifiée d’État (O.G.P.U.) dont le président fait partie du conseil des commissaires du peuple de l’U.R.S.S. avec voix consultative.
62. La direction politique unifiée d’État de l’U.R.S.S. Dirige l’activité des organismes locaux de la direction politique d’État, (G.P.U.) par l’intermédiaire de ses représentants prés le conseil des commissaires du peuple des Républiques fédérées, agissant en vertu d’un règlement spécial approuvé par voie législative.
63. La surveillance de la légalité des actes de la direction politique unifiée d’État de l’U.R.S.S. est assurée par le procureur du tribunal suprême de l’U.R.S.S. en vertu d’un décret spécial du comité central exécutif de l’U.R.S.S.]], on conçoit que point n’est besoin de chercher des subtilités anecdotiques ou des théories sur la félonie traîtresse de l’ami Staline pour voir que la dictature du prolétariat est devenue, même sur le papier, une dictature d’organismes d’État. Marx et Lénine avant 1917, parlait de la dictature du prolétariat en tant que dictature de tous ceux qui on lutté pour le bouleversement du capitalisme. Lénine, Trotsky et les autres lui ont substitué la dictature d’un « Comité central », d’un « Présidium », d’un « Conseil des commissaires », d’une « direction politique unifiée ». Le fait est là : même sur le papier l’ombre d’un contrôle démocratique était exclue.
Voilà en quoi le bolchevisme forme l’antithèse du marxisme primitif. À part toutes les erreurs qu’ont pu commettre les dirigeants bolchevistes, ils sont les théoriciens d’une nouvelle conception de la dictature du prolétariat, conception qui ne fait participer le prolétariat que de nom.
C’est surtout cela qu’a voulu critiquer Rosa Luxembourg. Pour elle, l’avant-garde révolutionnaire, le pouvoir ouvrier aurait dû être soumis à un « processus » à l’évolution exigée par la volonté démocratique des masses. Mais, en réalité, le bolchevisme exclut le principe démocratique et le chemin qu’il a pris était fatal. Staline ne fait que remplacer dans l’histoire un Lénine ou un Trotsky. Pour le prolétariat russe, les noms ne pouvaient plus avoir aucune importance.
Staline est un chef qui écrit des livres. En 1926 il a publié « Les Questions du Léninisme », qu’il a rééditées à maintes reprises. Cette œuvre a inspiré la théorie bolcheviste actuelle de l’État. L’esprit de cette œuvre anime la presse russe et la presse communiste du monde, il s’est infiltré dans tout ce qu’on peut appeler l’idéologie bolcheviste. C’est dans cet esprit qu’est née la nouvelle constitution de l’U.R.S.S. du 5 décembre 1936.
On ne peut plus parler théorie là où elle a fait place à un esprit. Dans les « Questions du Léninisme » Staline cite presque exclusivement Lénine, du Lénine avant octobre 1917, et du Lénine au pouvoir. Staline commente et explique. Il jongle avec les théories, au point de leur faire perdre toute signification. Et après chaque jonglerie, il dit son mot favori : « C’est clair, je pense ». La Dictature du prolétariat n’a de raison d’être qu’autant que de larges couches des masses y participent, comme en fait foi une belle citation de Lénine. Les sommets du parti doivent nécessairement se confondre avec les sommets des Soviets, comme en fait foi une citation un peu plus belle. La dictature des masses n’est pas la dictature des chefs. Un peu plus loin : Dictature du parti ne saurait s’opposer à dictature du prolétariat, etc., etc. « C’est clair, je pense. »
Le factice est roi. Voilà ce que représente la nouvelle Constitution. Les masses votent dans la plus grande « liberté démocratique », mais pour un seul parti. L’article 125 garantit la liberté de parole, de presse, de réunions et de démonstrations de rue. L’article 126, assure aux citoyens le droit de s’associer en organisations sociales, « alors que les citoyens les plus actifs et les plus conscients de la classe ouvrière et des autres couches de travailleurs s’unissent dans le Parti communiste de l’U.R.S.S. qui est l’avant-garde des travailleurs… et qui représente le noyau dirigeant de toutes les organisations de travailleurs, tant sociales que « le socialisme est atteint », proclame l’article premier. « L’État reste plus fort que jamais », ajoutent les articles suivants.
C’est ainsi que les termes « marxisme », « léninisme » ne signifient aujourd’hui plus rien. Il y a des « léninistes » qui comme les trotskystes préconisent dans leurs affirmations théoriques un État-Parti avec des chefs moins félons que Staline, mais où le Parti reste l’appareil tout puissant, omniscient qui dose les mesures socialistes pour des situations données sans autre correctif que celui d’une démocratie intérieure insuffisamment définie. Il y a même des « marxistes » qui en voulant expliquer le bolchevisme le justifient, qui trouvent que le P.S.U.C. en Espagne a seul une politique juste…
La Social-Démocratie
Théoriquement la position des social-démocrates vis-à-vis de l’État ne diffère aucunement de celle des révolutionnaires de toutes écoles, du moins dans les écrits datant des périodes où les partis socialistes n’étaient que des noyaux minoritaires, plus ou moins brimés par l’appareil de répression bourgeois.
Il serait facile de trouver diverses citations d’écrivains social-démocrates catégoriques et nettes, quant à leur conception d’un socialisme antiétatique.
Mais l’essentiel de la doctrine et de la pratique social-démocrates ne peut être trouvé dans ces textes. On ne peut le saisir que dans le comportement des organisations devant les diverses situations sociales.
Suivant que le parti est illégal ou autorisé ; faible minorité ou secteur important ; oppositionnel ou participationniste, les textes et les résolutions varient énormément.
Il n’est cependant pas d’exemple que la pratique des mesures tactiques essentielles de la social-démocratie n’aient abouti à l’entrée des leaders dans le jeu de la démocratie bourgeoise, non comme force destructrice, mais comme élément ayant son rôle à jouer dans la bonne administration de la société bourgeoise et de ses rouages essentiels, pour le profit du plus grand nombre.
Quand vient l’heure des difficultés pour le système capitaliste lui-même — guerre ou crise, — loin de chercher à porter le coup de grâce au régime, tous les efforts de la social-démocratie tendront à le sauver, considérant qu’il est le cadre approprié à la montée progressive des forces prolétariennes à la conquête du pouvoir.
Partant de ces deux conceptions, que le développement du capitalisme mène l’économie vers des formes favorables à l’application de mesures socialistes, et que la conquête du pouvoir est conditionnée par l’éducation de la majorité de la population, la social-démocratie arrive à considérer pratiquement l’État comme un appareil administratif, neutre dans son essence, que le pouvoir législatif, fortement influencé ou aux mains d’une majorité parlementaire, peut diriger dans un sens socialiste.
Il apparaît nettement que les différences tactiques entre guesdistes et jauressistes, par exemple, étaient bien plus des différences de degrés d’une même tactique.
Il est facile de s’en rendre compte en lisant une petite brochure [[« Les Deux Méthodes ». Librairie Populaire, 1931, 3e édit.]] qui contient deux discours, l’un de Jaurès, l’autre de Guesde, prononcés lors de la même conférence à Lille, en 1900.
L’un entend mener la conquête du pouvoir politique sans isoler le parti socialiste, en utilisant toutes les possibilités qu’offre la démocratie-bourgeoise, sans rejeter trop catégoriquement la participation avec d’autres secteurs ; l’autre entend arriver à une majorité parlementaire unifiée dans le parti.
Mais l’un et l’autre sont quant au fond, non révolutionnaires, considérant la démocratie parlementaire comme cadre suffisant pour l’action socialiste et le terrain le meilleur pour l’entrée en scène du prolétariat.
[|* * * *|]
Malgré la forte bureaucratisation des organisations, certaines poussées d’éléments de gauche dépasseront dans l’action pratique les conceptions-social-démocrates, et notamment par la création de milices de défense ouvrière, causé par manque de confiance des militants de base dans le rôle de l’armée et de la police officielles pour des besognes de coercition antifascistes, par exemple.
On peut donc résumer la conception social-démocrate en disant qu’elle substitue à la lutte révolutionnaire et au but socialiste, la participation de la classe ouvrière au jeu de la démocratie bourgeoise.
Parent pauvre hier, le prolétariat doit être admis à table, encore faut-il qu’il s’engage à se tenir convenablement et à ne pas tout manger.
L’intérêt de classe fait place l’intérêt général avec toutes les conséquences qui en découlent.
Quant au rôle et à la conception de l’armée, il ressort du discours de Jaurès contre la loi de trois ans que celle-ci doit être faite à l’image de la nation tout entière et non être une armée de caste ou de classe.
Si parfois en ce qui concerne la police et la magistrature, un contrôle populaire est demandé ou préconisé, aucune revendication brutale, révolutionnaire n’est mise en avant et les buts socialistes s’estompent de plus en plus et finissent par ne plus briller qu’en période électorale.
[|Conception générale et rôle du parti|]
Sans le pouvoir aux mains du prolétariat, pas de socialisme. Or, l’instrument du pouvoir, pour le prolétariat, ce n’est pas l’arme guerrière, c’est son organisation, autrement dit l’action cohérente de la partie de la population la plus nombreuse et, au point de vue économique, la plus indispensable. Mais autre chose contribue aussi à la puissance, c’est la clairvoyance, l’exacte compréhension des conditions de la victoire des rapports de force à chaque moment, la faculté de limiter en toute occasion les buts de la bataille à ce qui est possible et la capacité d’user chaque fois de la victoire d’une façon pratique dans l’intérêt social général. (K. Kautsky, « Révolution prolétarienne et son programme », avant-propos, p. 4).
La force de la démocratie croît avec la force du prolétariat. Par conséquent, pour le prolétariat, la voie normale de la conquête du pouvoir politique sera celle de la démocratie.
La république démocratique est la forme d’État appropriée à la domination du prolétariat.
La république démocratique est la forme appropriée à la réalisation du socialisme. (Kautsky, ouv. cité, p.213).
[|La quadrature du cercle|]
Le grand mobile de nos succès, c’est l’enthousiasme révolutionnaire. À l’avenir nous en aurons besoin plus que jamais, car les plus grandes difficultés ne sont pas celles que nous avons vaincues, mais celles que l’avenir nous réserve. Désastreux seraient les effets d’une tactique qui tendrait à refroidir cet enthousiasme.
Or, le danger de la situation actuelle, c’est que nous risquons de paraître plus « modérés » que nous ne le sommes. Plus notre force grandit, plus les questions pratiques passent au premier plan, plus il nous faut étendre notre propagande au delà de la sphère du prolétariat industriel, plus nous devons éviter les provocations inutiles et les menaces vaines. Or, il est très difficile de ne pas passer la mesure, de rendre pleinement justice au présent sans perdre des yeux l’avenir, d’entrer dans la pensée du paysan et du petit bourgeois sans abandonner le point de vue prolétarien, d’éviter autant que possible toute provocation et pourtant de faire sentir à tous que nous sommes un parti de lutte, de lutte irréconciliable contre tout l’ordre social actuel. (K. Kautsky, « Le chemin du pouvoir », p. 82, 1893, Neue Zeit).
[|L’État « influençable »|]
Dès que le prolétariat aura conquis le pouvoir politique, il s’en servira pour donner à l’État et à l’économie, dans la mesure où celle-ci est accessible aux interventions de l’État, une forme qui convient à ses intérêts. (Kautsky, R.P., p. 163).
Kautsky souligne ensuite l’inutilité et même l’absurdité des théories concernant le sort de l’État dans la période de « socialisme complet ».
C’est déjà beaucoup si nous arrivons à la clarté touchant le fonctionnement de l’État dans la première phase du socialisme. (Kautsky, R.P., p. 165).
[|Pas de coup de grâce !|]
Ce n’est pas d’un capitalisme en ruine et en stagnation, c’est d’un capitalisme à son maximum de productivité que le socialisme peut surgir. (Kautsky, R.P., p 287).
[|Période de transition|]
Pour la période de transition du capitalisme au socialisme, nous avons le plus pressant besoin de paix, non seulement à l’extérieur, mais aussi à l’intérieur. Non dans le sens d’une réconciliation des classes, mais bien dans ce sens qu’elles mènent leurs luttes par les moyens de la démocratie, et non par la force des armes. Dans ces conditions, rien absolument ne motive la réunion du pouvoir exécutif au pouvoir législatif. (Kautsky, R.P., p. 196)
[|Les fonctionnaires|]
Il va de soi que la république prolétarienne, tout comme une république paysanne ou de petite bourgeoisie, abolira tous les privilèges du haut fonctionnariat. Le fait que les membres de la commune ne recevaient qu’un salaire d’ouvrier constituait, en face de la corruption de l’Empire, une démonstration très significative.
Mais après les expériences que nous avons faites depuis, notamment l’expérience russe, il est permis de douter qu’il soit possible, pendant la période de transition au socialisme, de doter tous les services de l’État des forces intellectuelles supérieures indispensables, si on n’offre à celles-ci qu’un salaire d’ouvrier. (Kautsky, R.P., p. 187).
[|Qui donc… va administrer l’industrie socialiste ?|]
Un « Conseil d’administration »…
« Élu par les représentants des différents groupes sociaux aux besoins desquels la branche socialisée doit satisfaire » :
- Les ouvriers, employés et fonctionnaires qui y travaillent
- Les consommateurs qui ont besoin de ses produits ;
- L’État, comme représentant de la collectivité nationale.
(1/3 des sièges à chaque catégorie). (Otto Bauer, « Marche au Socialisme », p. 181.
[|La Répression|]
« Et alors, je dis que, lorsque se produit un vaste mouvement ouvrier dont les syndicats sont le principal moteur, l’organe, le régulateur même s’ils interviennent à côté d’eux des éléments irréguliers susceptibles de produire de dangereux et blâmables désordres, ce que vous devez chercher, c’est, tout en prévenant cette action de désordre, c’est de ne rien faire pour briser, pour fausser le nécessaire ressort de la force syndicale ». (Jaurés, discours à la Chambre des députés, à propos des grèves des mineurs de Lens et du Pas-de-Calais).
Le Planisme
Le « planisme » a fleuri dans les milieux jeunes socialistes et dans les cadres syndicalistes, principalement au cours des années 33 à 35.
Ses protagonistes célèbrent dans l’ensemble indissoluble de mesures groupées sous le vocable de « Plan », la solution du vieux dilemme réforme ou révolution.
Face aux révolutionnaires sans révolution « et aux réformistes sans réformes » les planistes proposent le plan des transformations fondamentales de l’économie à la fois possibles et nécessaires au stade actuel de l’évolution du capitalisme.
D’accord avec les révolutionnaires sur l’impossibilité d’obtenir de nouvelles réformes dans le cadre de l’économie capitaliste décadente, ils estiment utopique et périlleux de vouloir dès maintenant socialiser l’ensemble des moyens de production.
La baisse du taux de profit s’accentue par suite du suréquipement ; le marché mondial désormais entièrement soumis aux lois du capitalisme, se disloque en différents marchés nationaux ou impériaux à caractères autarchiques : la grosse industrie ne peut plus trouver dans le développement de marchés extra-capitalistes les débouchés qui lui sont nécessaires pour écouler la part de sa production que le marché national ne peut absorber par suite du mécanisme même de l’économie capitaliste, le prélèvement de la plus-value par le capitaliste ne permettant pas à la masse des exploités de consommer ce qu’ils ont produit : aussi ne peut-elle plus consentir aucune amélioration du sort du prolétariat.
Au contraire la nécessité d’assurer face à une consommation se réduisant chaque jour et au dumping étranger un minimum de profit au capital investi, les dirigeants de l’économie ont nécessairement recours à la réduction du niveau de vie de la classe ouvrière, soit par la déflation, soit par l’inflation, voire comme aujourd’hui par la conjonction des deux méthodes.
Les travailleurs, ouvriers paysans ou techniciens, s’ils sont exploités par la totalité des patrons, petits ou grands, et payent en dernier lieu par leur travail les revenus de tous les capitalistes petits ou grands, ne sont néanmoins pas les seuls à être exploités par l’oligarchie, maîtresse des branches essentielles de l’économie capitaliste ; celle-ci notamment par la possession de l’appareil distributeur de crédit, régit l’ensemble du marché national.
Banques, compagnies d’assurances et trusts fournisseurs de matières premières, tirent profit de la plus-value produite par leurs salariés, mais concurrencent les entreprises individuelles de la petite et moyenne production industrielle et commerciale ; ils exploitent et oppriment également les artisans qui leur fournissent les pièces détachées dont ils ont besoin pour leur fabrication, les paysans propriétaires auxquels ils fournissent des engrais, les petits commerçants tributaires d’eux pour l’obtention des matières premières et du crédit, et les petits épargnants qui leur ont confié leurs capitaux et voient ceux-ci dilapidés ou absorbés dans des « réserves » gérées sans contrôle par les administrateurs.
Ces couches qui, avec les techniciens salariés de l’État ou des entreprises privées, forment ce qu’on appelle les classes moyennes, ont réussi surtout dans les pays à concentration relativement lente comme la France et grâce à leur adaptation par la transformation de leurs fonctions, à résister au processus d’élimination qui les broiera fatalement dans l’avenir.
Aujourd’hui, à côté d’oppositions d’intérêts flagrantes avec le prolétariat, elles ont en commun avec lui leur antagonisme avec le capitalisme monopoleur.
Étant donné non seulement leur force numérique mais leur influence sociale il est, selon les planistes, essentiel que le prolétariat les trouve à ses côtés dans la lutte entre le capitalisme monopoleur.
Or, cette conjonction peut d’autant mieux se réalise que dans l’état actuel d’évolution de l’économie capitaliste le prolétariat ne se trouve pas en état de socialiser en bloc tous les moyens de production, et de distribution : les planistes appuient cette affirmation principalement sur l’expérience de l’abandon par Lénine du communisme de guerre après Cronstadt : dans les branches où règne encore la libre concurrence entre petites entreprises les conditions techniques de la socialisation ne sont pas encore réalisées et la centralisation opérée par les méthodes autoritaires nécessiteraient la création et l’entretien d’un appareil bureaucratique, non seulement dangereux pour les libertés ouvrières, mais encore dont le coût serait supérieur au profit capitaliste lui-même.
La collectivité se contentera donc d’orienter l’évolution ultérieure de secteur resté libre par l’entremise de l’appareil bancaire distributeur de crédit dont elle se sera emparée.
Subordination des améliorations légitimement réclamées par le prolétariat à l’expropriation du grand capitalisme monopoleur, alliance anticapitaliste du prolétariat et des classes moyennes, coexistence d’un secteur collectiviste groupant tous les rouages essentiels de l’activité économique et d’un secteur libre et orienté par le secteur collectivisé, possibilité d’une économie dirigée dans le cadre national, tels sont les quatre éléments fondamentaux communs à tous les plans qui virent le jour dans les milieux socialistes et syndicalistes après l’effondrement de la social-démocratie réformiste et les succès de la N.E.P. et du premier plan quinquennal en U.R.S.S. : plan de Man, plan de la C.G.T., plan de la Socialist League anglaise, plan du Bund polonais, tous proclament que ces quatre données sont absolument indissolubles et qu’aucune partie du plan, notamment les réformes de répartition immédiate revendiquées par la classe ouvrière, ne sont réalisables sans les autres. C’est seulement dans les modalités d’instauration et d’application que diffèrent les divers plans nationaux.
Si nous prenons comme base de notre étude le plan de la C.G.T., préparé par une commission de techniciens et adopté à l’unanimité par le congrès de Toulouse de 1935, nous verrons qu’il constitue une véritable expropriation du grand capital.
Certes, il protège les intérêts des petits épargnants appartenant aux classes moyennes ou même à la classe ouvrière qui avaient confié leurs modestes épargnes aux grandes compagnies, en leur accordant une indemnisation sous forme de rente viagère ou d’obligations amortissables ne conférant à leurs porteurs aucun droit de regard sur la question des entreprises. Mais cette indemnisation est limitée car elle tient compte non de la valeur boursière, mais de la valeur réelle de l’entreprise et surtout de la personne des détenteurs de titres puisqu’elle doit être calculée d’après un taux dégressif suivant l’importance des paquets de titres appartenant à un même propriétaire.
Ce qui nous paraît le plus original et le plus intéressant dans les conceptions planistes, c’est le mode de gestion prévu pour les entreprises expropriées.
Les planistes se déclarent fondamentalement hostiles à toute étatisation, à la fois pour des raisons techniques et politiques : incapacité congénitale de l’État fait pour le gouvernement des hommes à assurer l’administration des choses, danger d’une dictature d’une caste de hauts fonctionnaires bourgeois, routiniers et irresponsables. Ils tenaient une synthèse des aspirations socialistes, syndicalistes et coopératives en organisant une gestion tripartite par des comités mixtes composés de représentants de l’État des producteurs (ouvriers ou techniciens) et des consommateurs. Quant au secteur « non exproprié » il est « dirigé » par des conseils économiques formés également de délégués de l’État, des producteurs (petits patrons et ouvriers) et des consommateurs.
Il nous est malheureusement impossible, dans le cadre restreint de cette étude d’apporter toutes les précisions, nécessaires sur le fonctionnement de l’économie planifiée et notamment de pénétrer dans le dédale de tous les rouages qui s’imbriquent parfaitement les uns dans les autres. Nous ne pouvons dans cet aperçu général que retenir certains principes essentiels et dénoncer certaines confusions.
Tout d’abord, si les travailleurs pris en tant que producteurs n’ont qu’une participation dans la gestion des branches nationalisées, tout ce qui concerne les conditions de travail est régi par des contrats collectifs passés entre la direction mixte des entreprises nationalisées ou bien les groupements de petits patrons du secteur libre et les syndicats ouvriers ; des délégués ouvriers en surveillent l’application.
Les dirigeants de chaque entreprise sont nommés par le Conseil mixte de la branche d’industrie et responsables devant eux, à ce conseil la classe ouvrière jouit d’une triple influence : par l’organe de ses propres délégués, par ses représentants au sein de la délégation des consommateurs qui comporte à la fois les délégués des clients de la branche économique déterminée et des coopératives de consommation devant grouper la totalité des producteurs et, dans une certaine mesure, par les délégués de l’État.
En effet, et c’est là le problème le plus important que pose l’organisation de l’économie mixte, si, selon les planistes eux-mêmes, aujourd’hui l’État est soumis à la tutelle de la grande bourgeoisie et n’est que son appareil de coercition pour réglementer, normaliser l’exploitation du prolétariat, lorsque les dirigeants des branches essentielles de l’économie auront été expropriés, l’État, quelles que soient les modalités de sa constitution démocratique, sera vraiment la « chose publique ». L’influence de la classe ouvrière, majorité numérique et classe, économiquement et moralement la plus évoluée, elle-même soustraite à l’influence de la pensée bourgeoise grâce à la collectivisation des moyens d’expression de la pensée, sera déterminante sur ce nouvel État.
Les théoriciens, planistes si précis dans la description des rouages de l’économie, se contentent d’ailleurs de stipuler que l’État sera démocratique : ils conservent les principes du régime représentatif avec gouvernement responsable devant des assemblées issues directement ou indirectement du suffrage universel, mais ils ne donnent aucun détail quant au fonctionnement de cet appareil.
Le travailleur aura donc à envisager l’administration économique sous un triple aspect en tant que producteur sous l’angle de la catégorie déterminée à laquelle il appartient, en tant que consommateur sous l’angle de l’intérêt collectif de l’ensemble des destinataires de la production et enfin en qualité d’élément prépondérant de la collectivité il lui appartient de concilier ces deux intérêts parfois contradictoires. Il est donc fait appel au maximum à ses facultés de réflexion et à son esprit d’initiative.
Pour ce qui est des branches encore soumises au régime du salariat, la vertu d’exemplarité et surtout la surveillance très étroite exercées sur elles par la collectivité au moyen de la répartition du crédit réglée par le Conseil national économique selon un plan de production annuel accéléreront leur processus de concentration et les rendront dans un délai encore indéterminé mûres pour la gestion collective ci-dessus décrite.
Les théoriciens planistes présentent à notre avis cette supériorité sur les doctrinaires marxistes purs en ce sens qu’ils n’abandonnent pas à l’improvisation l’organisation de la société post-capitaliste sans toutefois tomber dans l’utopie des constructeurs d’édens puisqu’ils ne prévoient que les transformations réalisables et indispensables au stade actuel d’évolution de l’économie.
Mais ces architectes sérieux et méticuleux sont absolument muets sur ce qui concerne la démolition préalable des forteresses capitalistes.
Si l’alliance du prolétariat et des classes moyennes est possible sur cette base, elle nécessite pour aboutir à ces objectifs limités mais capitaux une direction prolétarienne avec une volonté d’action inébranlable.
Ce ne sont pas les classes moyennes hétérogènes qui auront l’énergie nécessaire pour faire aboutir ces transformations fondamentales : petits paysans et petits commerçants ignorent les causes profondes des maux dont ils souffrent et, propriétaires des produits qu’ils vendent même s’ils sont par ailleurs débiteurs de sommes plus considérables, ils ont une réaction instinctive à réagir en propriétaire et il leur faut un long effort de réflexion pour admettre l’expropriation de leurs propres oppresseurs capitalistes : le plan peut neutraliser ces couches, il est rien moins que certain qu’il galvanise la totalité de ces éléments.
Il va de soi que seule la classe ouvrière pourrait être l’animatrice du mouvement planiste ; peut-être d’ailleurs l’incompréhension d’une trop large fraction des couches petites-bourgeoises contraindrait le prolétariat, malgré lui, à dépasser les cadres du Plan au risque de se heurter à d’énormes obstacles techniques.
Mais, quel que soit le dosage social de ce mouvement, le problème reste entier de savoir par quelles méthodes il expropriera les féodalités économiques. À cette question capitale, les économistes, inspirateurs des différents Plans, répondent de manière fort évasive. Les uns semblent nourrir l’illusion que devant la force irrésistible de la mystique planiste les capitalistes céderont pacifiquement et qu’il ne sera pas nécessaire de transgresser la légalité bourgeoise pour les exproprier : la puissance du mouvement d’opinion aurait raison des citadelles d’airain du capitalisme.
D’autres plus sérieux ne font confiance qu’à l’action directe du bloc des opprimés selon toutes les modalités concevables mais non précisées.
Nous nous réservons d’analyser dans nôtre prochaine étude « à la lumière de l’expérience » les causes d’avortement des mouvements planistes. Mais, dès maintenant, nous pourrons dire que la cause principale de leur échec nous paraît résider, non dans le caractère utopique des conceptions économiques qui président à l’élaboration des plans, mais dans l’absence d’une tactique révolutionnaire de prise du pouvoir pour la mise en œuvre du Plan.