La Presse Anarchiste

Les problèmes de l’Etat

Nous pré­sen­tons aux lec­teurs de « Révi­sion » notre pre­mier tra­vail d’é­quipe. Le pro­blème choi­si était l’É­tat et la Révolution.

Cette étude com­prend trois par­ties : l’ex­po­sé cri­tique des doc­trines socia­listes concer­nant l’É­tat ; ces mêmes doc­trines vues à la lueur des évé­ne­ments où elles ont pu être expé­ri­men­tées ; un essai de synthèse.

Nous aurions vou­lu que l’é­tude entière parût dans un numé­ro unique. Nous n’a­vons pu le faire. Seule dans ce numé­ro paraî­tra la pre­mière partie.

En voi­ci la rai­son. La plu­part des cama­rades qui s’é­taient atte­lés à la besogne sont des mili­tants, non des mili­tants hono­raires, mais des cama­rades qui courent les réunions, prennent la parole, par­ti­cipent acti­ve­ment à la vie des orga­ni­sa­tions poli­tiques et syn­di­cales. Les séances d’é­quipe sont courtes en rai­son de ce manque de temps. D’autre part, les récents évé­ne­ments ont exi­gé de la part nos cama­rades un sur­croît d’ac­ti­vi­té. La rédac­tion des deux der­nières par­ties est incomplète.

Nous publie­rons donc dans le numé­ro 4 la fin de l’étude.

Répé­tons que nous ne croyons pas avoir fait œuvre par­faite, nous sommes prêts à uti­li­ser toutes les sug­ges­tions, mises au point ou études qui nous par­vien­draient et nous serons les pre­miers à nous réjouir d’un cour­rier volumineux.

Telle quelle nous croyons l’é­tude inté­res­sante et par son esprit et par les pro­blèmes qu’elle soulève.


Défi­ni­tions préliminaires

Tout organe social peut se défi­nir du double point de vue de sa signi­fi­ca­tion géné­rale et de sa signi­fi­ca­tion par­ti­cu­lière, de sa signi­fi­ca­tion de classe.

L’É­tat n’é­chappe pas à ces deux interprétations.

L’É­tat, dans son sens large est l’ex­pres­sion supé­rieure de la col­lec­ti­vi­té humaine, de la volon­té de sur­mon­ter l’en­ne­mi natu­rel par un effort com­mun, néces­si­tant un sys­tème de rela­tions entre les hommes et d’ad­mi­nis­tra­tion des choses.

La bour­geoi­sie s’est sai­sie de ce sens et ne veut connaître que lui.

Elle s’ap­puie en cela sur la valeur pri­mi­tive de l’É­tat et sur l’in­con­tes­table besoin de don­ner à la col­lec­ti­vi­té humaine un sta­tut juri­dique permanent.

Rap­pe­lons briè­ve­ment quelques défi­ni­tions de l’É­tat dont usent les édu­ca­teurs de la bourgeoisie.

De la défi­ni­tion utilitaire :

« L’É­tat est l’ex­pres­sion du droit de tous consi­dé­ré comme la limite du droit de chacun »,

ou :

« L’É­tat est l’ex­pres­sion juri­dique du vou­loir-vivre collectif »,

on passe par toutes les gammes de l’i­déal jus­qu’à l’ex­trême limite de l’humain :

« L’É­tat, dit Hegel, est la réa­li­té de l’i­dée morale, l’i­mage de la réa­li­té de la raison ».

Arri­vé à ce som­met que ne satis­fait plus la réa­li­té de la chose, l’es­prit est bien obli­gé de faire appel à d’autres élé­ments de définition.

Le retour à la réa­li­té se fait sous les aus­pices de l’é­tude des formes concrètes que prend ce haut idéal à tra­vers l’é­vo­lu­tion des socié­tés, jus­qu’à sa forme présente.

On doit conve­nir d’a­bord que le vou­loir-vivre col­lec­tif des pre­mières socié­tés et l’é­ta­blis­se­ment d’un droit cou­tu­mier ne se conservent pas intacts. Il s’in­tro­duit auprès de l’élé­ment qui ras­semble les hommes, l’élé­ment qui les divise dans les limites du clan. Les anta­go­nismes par­ti­cu­liers se géné­ra­lisent eux-mêmes (en classes) et tendent à concré­ti­ser ce vou­loir-vivre col­lec­tif en une consti­tu­tion éta­blie au pro­fit d’une de ces classes. C’est la forme pri­mi­tive de l’É­tat défi­ni comme Ins­tru­ment d’oppression.

Les castes et les classes se per­pé­tuent, la consti­tu­tion s’as­si­mile de plus en plus au vou­loir-vivre du plus fort, jus­qu’à nos sys­tèmes modernes qui font du pou­voir pré­caire des forts de la socié­té pri­mi­tive un pou­voir assu­ré, une domi­na­tion héré­di­taire, intan­gible, sacrée.

Et nous pas­sons nor­ma­le­ment aux défi­ni­tions dites socia­listes dont toutes s’ac­cordent plus ou moins à pla­cer l’É­tat, non plus sous le signe de la concorde et de la volon­té col­lec­tive, mais sous le signe de l’op­pres­sion, de la divi­sion et de la volon­té de quelques-uns.

« L’É­tat, dit Engels, est une force issue de la socié­té mais se tenant au-des­sus d’elle et s’en écar­tant de plus en plus ».

« L’É­tat est le pro­duit de l’an­ta­go­nisme incon­ci­liable des classes, l’or­gane de domi­na­tion d’une classe, un organe d’as­ser­vis­se­ment d’une classe par une autre ». (Lénine).

« C’est le grand engin natio­nal de guerre du capi­tal contre le tra­vail » (Marx)

C’est par rap­port à ces défi­ni­tions de deux espèces que se situent toutes les ten­dances du socia­lisme. La mesure où l’une ou l’autre se rap­proche le plus de la réa­li­té doit noues per­mettre de fixer la véri­té his­to­rique de ces ten­dances et de for­mu­ler, après exa­men de leur pra­tique his­to­rique, laquelle satis­fait à un sys­tème juste et humain de rela­tions entre les hommes et d’ad­mi­nis­tra­tion des choses, ou du moins, dans les grandes lignes, ce qu’il faut rete­nir de chacune.

Par quel che­min irons-nous à la socié­té idéale :

En uti­li­sant l’É­tat comme le recom­mandent les socia­listes bourgeois ?

En le bri­sant pour le recons­truire sur d’autres bases comme les communistes ?

En le détrui­sant irré­mé­dia­ble­ment sui­vant la doc­trine anarchiste ? 

C’est devant ces trois ques­tions qu’il faut situer notre étude.

Le Syndicalisme

Le syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire (aus­si bien dans sa concep­tion stricte que dans celle de l’a­nar­cho-syn­di­ca­lisme) s’af­firme contre l’É­tat, voyant en lui, comme toutes les autres écoles socia­listes l’or­gane de domi­na­tion d’une classe (la classe bour­geoise, à notre époque), alliée par­fois à d’autres classes, sur les classes tra­vailleuses : pro­lé­ta­riat et paysannerie. 

Il consi­dère néces­saire de détruire tota­le­ment l’É­tat et d’é­ta­blir un sys­tème d’or­ganes nou­veaux, assurent les besoins essen­tiels et géné­raux d’une huma­ni­té réduite à une seule classe de tra­vailleurs. C’est à l’exa­men de ce sys­tème qu’est consa­crée la pré­sente par­tie de l’étude.

Les syn­di­ca­listes consi­dèrent qu’à notre époque de la grande indus­trie la pro­duc­tion indus­trielle et agri­cole ne peut res­ter aban­don­née à l’i­ni­tia­tive et à la ges­tion pri­vées, celles-ci finis­sant par ame­ner d’une part l’in­co­hé­rence catas­tro­phique des crises et assu­rer d’autre part le des­po­tisme des grands. Trusts.

Les syn­di­ca­listes estiment donc que l’in­dus­trie et l’a­gri­cul­ture doivent être assu­rées par la col­lec­ti­vi­té et pour elle (réduite à la seule classe tra­vailleuse) comme tout autre ser­vice public exis­tant actuel­le­ment. Ils pro­posent d’y arri­ver en remet­tant toute l’in­dus­trie et l’a­gri­cul­ture aux mains des tra­vailleurs eux-mêmes (tra­vailleurs étant com­pris dans le sens large allant des manuels aux techniciens).

Dans la concep­tion de ceux d’entre eux défen­dant la thèse expo­sée par Lou­zon et dans la Révo­lu­tion pro­lé­ta­rienne que nous appel­le­rons par abré­via­tion, thèse syn­di­ca­liste pure.

Cette trans­mis­sion s’exer­ce­ra, en confiant chaque entre­prise à son per­son­nel ; ces diverses uni­tés pro­duc­trices conti­nuent à tra­vailler pour leur compte pra­ti­quant avec le reste des tra­vailleurs des échanges. Cette concep­tion réser­vée aux syn­di­cats le rôle de régu­la­teurs de la pro­duc­tion ; ceux-ci déci­de­ront de la fer­me­ture des usines tra­vaillant sans effi­cience, par suite de manque d’ou­tillage, inca­pa­ci­té ou mau­vaise volon­té. Les syn­di­ca­listes purs accordent éga­le­ment aux syn­di­cats, grou­pés en fédé­ra­tions d’in­dus­trie la fonc­tion de coor­don­ner la pro­duc­tion avec les besoins de la consom­ma­tion ; ils nient la pos­si­bi­li­té d’é­ta­blir des plans préa­lables de pro­duc­tion, ceux-ci se trou­vant tou­jours bou­le­ver­sés par la réa­li­té (exemple russe, avec les dépas­se­ments annon­cés offi­ciel­le­ment) ; les Fédé­ra­tions d’in­dus­trie devront donc ulté­rieu­re­ment adap­ter la marche des diverses indus­tries par une répar­ti­tion diri­gée des matières pre­mières. machines, main‑d’œuvre, etc.

Tou­jours d’a­près la même thèse, les syn­di­cats grou­pés en Unions locales, régio­nales, natio­nales, inter­na­tio­nales, devront assu­rer le fonc­tion­ne­ment de tous les ser­vices publics pro­pre­ment dits (gaz, élec­tri­ci­té, trans­ports, com­mu­ni­ca­tions), mais aus­si l’é­du­ca­tion, l’as­sis­tance, la sécu­ri­té (inté­rieure et exté­rieure, contre les restes de la bour­geoi­sie inté­rieure et les armées de la bour­geoi­sie exté­rieure) ; enfin c’est encore ces organes des syn­di­cats que seraient réser­vée la défense de l’in­di­vi­du contre l’emprise trop rigide de la col­lec­ti­vi­té, sous la forme de com­mis­sions de conflits, se sub­sti­tuant aux tri­bu­naux actuels.

Tous ces ser­vices publics seraient entre­te­nus au moyen d’im­pôt pré­le­vé avant tout sur les entre­prises favo­ri­sées par les cir­cons­tances natu­relles (fer­ti­li­té, richesse de mine­rai) et même en cas de néces­si­té sur toutes les entreprises.

La ques­tion de la petite entre­prise pay­sanne et arti­sa­nale est réso­lue par ces syn­di­ca­listes en les main­te­nant comme de toutes petites uni­tés, aus­si long­temps qu’elles s’af­firment viables en pra­ti­quant des échanges suf­fi­sants et ayant voix au cha­pitre dans les Unions locales.

Tous les syn­di­ca­listes ont le sou­ci le plus grand de la démo­cra­tie ouvrière de la socié­té nou­velle, vou­lant assu­rer le maxi­mum de liber­té d’ex­pres­sion, le contrôle per­ma­nent, l’é­lec­ti­vi­té maxi­mum des fonctions.

C’est pré­ci­sé­ment pour cela que les syn­di­ca­listes purs pro­posent de main­te­nir l’au­to­no­mie éco­no­mique des diverses entre­prises ; ils voient le moteur de l’ac­ti­vi­té pro­duc­trice dans le besoin de bien assu­rer les échanges, supé­rieur à leurs yeux à une contrainte quel­conque qui obli­ge­rait les tra­vailleurs à produire.

L’autre branche syn­di­ca­liste, les anar­cho-syn­di­ca­listes, pro­posent de remettre toute l’in­dus­trie et la grande agri­cul­ture aux mains des syn­di­cats orga­ni­sés sui­vant l’é­chelle suivante :

Comi­té d’a­te­lier, conseil d’u­sine, syn­di­cat d’in­dus­trie, Union locale des syn­di­cats, Union régio­nale des syn­di­cats, Fédé­ra­tion régio­nale d’in­dus­trie, Confé­dé­ra­tion géné­rale du Tra­vail. Dans leur concep­tion, ces syn­di­cats par leur esprit doivent être essen­tiel­le­ment dif­fé­rents des syn­di­cats actuels par une démo­cra­tie inté­rieure plus éten­due, par la pra­tique de la non-rééli­gi­bi­li­té, par la sup­pres­sion de la posi­tion pri­vi­lé­giée des dirigeants.

Des anar­cho-syn­di­ca­listes (Ber­nard et les anar­cho-syn­di­ca­listes espa­gnols) pré­fèrent évi­ter le sys­tème d’é­changes directs entre usines et recou­rir à une contrainte (dis­ci­pline de tra­vail) impo­sée et réglée par la majo­ri­té des syndiqués.

Tous les syn­di­ca­listes consi­dèrent d’ailleurs la socié­té syn­di­cale comme une période tran­si­toire vers une phase meilleure de la socié­té ou le moteur ne serait ni l’é­change, ni la contrainte, mais bien le désir de créa­tion, « la joie au tra­vail » et la conscience de tra­vailler pour ne pas retom­ber sous le joug bour­geois. Évi­dem­ment ces fac­teurs devront être culti­vés et déve­lop­pés déjà au cours de la période transitoire.

Les anar­cho-syn­di­ca­listes réservent toute la série de fonc­tions géné­rales débor­dant le strict cadre indus­triel non pas aux Unions locales des syn­di­cats, mais à des com­munes fédé­rées régio­na­le­ment, natio­na­le­ment ; ces com­munes auraient leurs conseils élus au suf­frage uni­ver­sel de tous les habi­tants (la dif­fé­rence sur ce point avec le suf­frage actuel est que la bour­geoi­sie sera expro­priée de ses moyens de publicité).

C’est à ces com­munes, par l’in­ter­mé­diaire d’of­fices très variés, que seront confiés les dif­fé­rents ser­vices publics (com­pris dans le sens large de ce terme) énu­mé­rés plus haut.

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La ques­tion de la dis­tri­bu­tion des pro­duits ache­vés se règle chez les syn­di­ca­listes purs par le sys­tème des échanges ; chaque usine acqué­rant par cette voie la quan­ti­té de mar­chan­dises néces­saire à ses collaborateurs.

Les anar­cho-syn­di­ca­listes confient cette fonc­tion de la dis­tri­bu­tion à des maga­sins com­mu­naux dépen­dant de l’Of­fice des échanges inté­rieurs, c’est à dire des Com­munes et de leurs exten­sions. Un office des échanges exté­rieurs, dépen­dant des mêmes orga­nismes, régle­rait le com­merce avec les pays où la révo­lu­tion sociale n’au­rait pas encore triomphé.

En tout cas les syn­di­ca­listes dans leur ensemble admettent la néces­si­té du main­tien d’un bon d’é­change (équi­valent de la mon­naie). Une série de mesures, par­mi les­quelles la plus impor­tante est l’a­bo­li­tion de l’hé­ri­tage, sont pré­vues pour empê­cher l’ac­cu­mu­la­tion de ces bons et la renais­sance d’une bour­geoi­sie finan­cière. (Le cadre limi­té réser­vé à cet expo­sé empêche de les expo­ser en détail). D’ailleurs ce bon d’é­change n’est pré­vu que pour le pre­mier stade de la socié­té syn­di­cale ; même dans ce pre­mier stade les den­rées essen­tielles, indis­pen­sables sont sim­ple­ment dis­tri­buées à tous les tra­vailleurs, pro­por­tion­nel­le­ment à l’exis­tence de ces produits.

Ces bons d’é­change sont en outre pré­vus, en rai­son de ce que les syn­di­ca­listes veulent lais­ser aux pay­sans leur bien indi­vi­duel, culti­vable uni­que­ment par les forces fami­liales, aus­si long­temps que ceux-ci ne se rendent pas eux-mêmes, et volon­tai­re­ment compte des avan­tages des grandes col­lec­ti­vi­tés agri­coles fonc­tion­nant paral­lè­le­ment. L’exis­tence de mil­liers de petites éco­no­mies pay­sannes pré­sup­pose l’exis­tence d’un mar­ché, donc d’une monnaie.

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Par­mi les divers ser­vices publics devant être assu­rés en toute socié­té humaine les pro­blèmes les plus déli­cats sont posés par ceux de la sécu­ri­té et de la justice.

Pour la sécu­ri­té les syn­di­ca­listes sup­posent que tout début de révo­lu­tion pro­lé­ta­rienne coïn­ci­de­ra avec une phase de guerre civile, com­pli­quée pro­ba­ble­ment au début de guerre avec les bour­geoi­sies exté­rieures. Qui veut triom­pher dans une guerre doit créer des for­ma­tions armées, entraî­nées, expé­ri­men­tées, agis­sant avec coor­di­na­tion. Le dan­ger est qu’il ne se crée dans ces forces une caste mili­ta­riste, d’où renais­sance d’un despotisme.

Les syn­di­ca­listes pro­posent la solu­tion d’une force armée obte­nue en mobi­li­sant les syn­di­cats, en créant des milices syn­di­cales. Le noyau de celles-ci se com­po­se­rait de volon­taires ; mais comme il est très pro­bable que le nombre de ceux-ci suf­fi­rait à peine pour for­mer les cadres, il fau­drait com­plé­ter en impo­sant à la majo­ri­té l’en­voi au front des élé­ments les plus aptes phy­si­que­ment et techniquement.

Les syn­di­ca­listes (voir l’exemple espa­gnol) admettent par­fai­te­ment la néces­si­té d’une dis­ci­pline rigou­reuse dans la guerre civile. Ils admettent donc la néces­si­té de cadres de com­man­de­ment, autre­ment dit de tech­ni­ciens mili­taires. Ceux-ci peuvent en par­tie être choi­sis dans les rangs des mili­ciens eux-mêmes en sélec­tion­nant ceux qui au cours des opé­ra­tions se seraient mon­trés les plus cou­ra­geux et les plus capables. Mais les syn­di­ca­listes (exemple espa­gnol) sont prêts à uti­li­ser les tech­ni­ciens mili­taires actuels, ayant mani­fes­té leur volon­té de com­battre avec les révo­lu­tion­naires. Ceux-ci en par­ti­cu­lier mettent en évi­dence la néces­si­té d’un contrôle per­ma­nent des syn­di­cats sur les forces armées.

Les syn­di­ca­listes voient dans ce contrôle les garan­ties empê­chant des tech­ni­ciens mili­taires de recons­ti­tuer une nou­velle caste domi­nante. Ils comptent exer­cer ce contrôle par l’é­lec­ti­vi­té des cadres et par le tra­vail de congrès de mili­ciens.

Les syn­di­ca­listes (voir réso­lu­tions des mili­ciens alle­mands et ita­lien en Espagne) consi­dèrent que tous les com­man­de­ments doivent être dési­gnés par les uni­tés com­bat­tantes ou par leurs délé­ga­tions. Ceci équi­vaut à l’ap­pli­ca­tion dans la force armée du prin­cipe de révo­ca­tion à tout ins­tant et de tout man­dat qui est essen­tiel dans le syndicalisme.

Toute la vie inté­rieure des forces armées y com­pris la dis­cus­sion des opé­ra­tions doit être régie par les congrès (à divers degrés) des mili­ciens ; ceux-ci doivent avoir leurs délé­gués dans les rouages syn­di­caux régio­naux et natio­naux ; paral­lè­le­ment les syn­di­cats doivent avoir leurs délé­gués dans les dif­fé­rentes ins­ti­tu­tions de la force armée. La dif­fi­cul­té est de limi­ter ces débats, dis­cus­sions et exa­mens seule­ment en dehors et après les opé­ra­tions mili­taires ; celles-ci ne peuvent être conçues sans un cré­dit moral, stric­te­ment déli­mi­té, à accor­der à l’é­tat-major des tech­ni­ciens militaires.

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Un autre pro­blème impor­tant est celui de la sécu­ri­té inté­rieure du régime nou­veau. Les syn­di­ca­listes entendent créer des organes des­ti­nés à décou­vrir et entra­ver l’ac­tion clan­des­tine que la bour­geoi­sie ne man­que­ra pas d’or­ga­ni­ser pour culbu­ter le pou­voir syn­di­cal. Les cadres de ces organes doivent être élus par les syn­di­qués ; ces ins­ti­tu­tions doivent aus­si fré­quem­ment que pos­sible rendre compte devant les assem­blées syn­di­cales des actions entre­prises. Elles devront être for­mel­le­ment limi­tées en ce qui concerne les diverses ten­dances ouvrières par la recon­nais­sance abso­lue aux pro­lé­taires des liber­tés de parole, de presse, de réunion, d’association.

Ces ins­ti­tu­tions de sécu­ri­té n’au­raient pas non plus le droit d’é­ta­blie et d’ap­pli­quer des juge­ments aux per­sonnes arrê­tées par elles. Ce droit doit être réser­vé à d’autres organes.

Les syn­di­ca­listes conçoivent la néces­si­té d’im­mu­ni­ser la socié­té nou­velle contre les élé­ments nui­sibles décou­verts par les organes d’in­ves­ti­ga­tion. Tant qu’il s’a­git d’élé­ments net­te­ment bour­geois le pro­blème est rela­ti­ve­ment simple. Mais lors­qu’il s’a­git d’ou­vriers uti­li­sés par ces élé­ments et agis­sant consciem­ment ou incons­ciem­ment, la ques­tion devient plus complexe.

À ceci s’a­joutent les divers actes posés par des ouvriers authen­tiques mais tarés par le régime capi­ta­liste : actes dus à la paresse, à l’a­vi­di­té, à la per­ver­sion sexuelle.

Pour défendre le régime, les syn­di­ca­listes pré­voient des tri­bu­naux popu­laires élus par les syn­di­cats et jugeant sui­vant un droit révo­lu­tion­naire nouveau.

Ce pro­blème du droit nou­veau demeure entiè­re­ment à résoudre ; dans la pré­sente étude il n’est pos­sible que d’en déga­ger le prin­cipe essen­tiel : ce qui main­tient le régime syn­di­cal est juste. L’ap­pli­ca­tion de ce prin­cipe, les diverses sanc­tions qui doivent en décou­ler n’ont pas du tout été trai­tées par le syn­di­ca­lisme révolutionnaire.

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L’exemple de ces trois ins­ti­tu­tions essen­tielles se sub­sti­tuant en régime syn­di­ca­liste à l’É­tat montre que l’an­ti­no­mie qu’elles pré­sentent en face de celui-ci est conte­nue dans la démo­cra­tie ouvrière qu’elles s’ef­forcent d’as­su­rer : par la liber­té accor­dée à une seule classe, au pro­lé­ta­riat, et par le contrôle limi­té à cette classe.

Des nom­breuses cri­tiques s’é­lèvent conte cette concep­tion. Ses adver­saires assurent que le syn­di­ca­lisme apporte un plan arti­fi­ciel né dans les cer­veaux de quelques théo­ri­ciens ; il ne peut son­ger à s’ap­pli­quer dans les pays où il n’a jamais exis­té de syn­di­cats, ni dans les pays fas­cistes où les syn­di­cats sont abo­lis ; il est mis en dif­fi­cul­té dans les pays démo­cra­tiques où les syn­di­cats sont dégé­né­rés ; enfin le syn­di­ca­lisme ne tien­drait pas suf­fi­sam­ment compte de l’homme en tant qu’u­sa­ger ; voyant en lui avant tout le pro­duc­teur ; il négli­ge­rait le pay­san, l’ar­ti­san et les tra­vailleurs intel­lec­tuels ; il n’é­vi­te­rait pas la dégé­né­res­cence qui pénètre à tra­vers la bureau­cra­tie, puis­qu’il contri­bue­rait à créer de nom­breux bureaux nou­veaux ; il n’é­vi­te­rait pas non plus l’emprise des beaux par­leurs et des beaux écri­vains, puis­qu’il attri­bue tant d’im­por­tance au prin­cipe d’électivité.

Les syn­di­ca­listes répondent à ces objec­tions : les pro­grammes syn­di­ca­listes s’ins­pirent de la pen­sée syn­di­cale s’ex­pri­mant dans les congrès, les articles, les assem­blées ; quant aux pays où les syn­di­cats n’existent pas, on ne sau­rait son­ger à une révo­lu­tion pro­lé­ta­rienne ; quant aux pays fas­cistes, l’es­prit syn­di­ca­liste semble sim­ple­ment som­meiller sous la chape et à maintes occa­sions il se réveille ; ceci est à plus forte rai­son vrai pour les pays démo­cra­tiques où les pos­si­bi­li­tés d’ac­tion sont assez grandes. Il est mani­feste que pour des pro­blèmes tels que l’é­du­ca­tion, la recherche et la consom­ma­tion, le syn­di­ca­lisme doit être com­plé­té par des orga­ni­sa­tions d’u­sa­gers. Quant à sa sépa­ra­tion d’a­vec la pay­san­ne­rie et la petite bour­geoi­sie, c’est tout le pro­blème de la pos­si­bi­li­té d’une col­la­bo­ra­tion de classe qui se pose. La bureau­cra­tie syn­di­cale est en effet un gros dan­ger ; il ne peut être enrayé que par l’ap­pli­ca­tion stricte de la démo­cra­tie ouvrière ; les syn­di­cats, organes natu­rels de la classe ouvrière, com­portent cette démo­cra­tie par défi­ni­tion. Enfin, en rai­son de leur carac­tère de lien indus­triel, c’est-à-dire tech­nique, les syn­di­cats peuvent mieux se pré­ser­ver des char­la­tans de la pro­pa­gande ; ils exigent plus de capa­ci­tés tech­niques et plus de sou­dure avec la classe ouvrière que tout orga­nisme d’affinité.

L’Anarchisme

C‘est la ques­tion de l’É­tat qui divise le plus les révo­lu­tion­naires mar­xistes et anar­chistes pour­tant la lit­té­ra­ture liber­taire ne pos­sède aucun ouvrage théo­rique la concer­nant. Il est certes pos­sible de trou­ver des cen­taines d’é­crits où le pro­blème de l’É­tat est abor­dé, mais l’œuvre doc­tri­nale est encore à écrire. Il faut en cher­cher la rai­son dans la nature même du mou­ve­ment anar­chiste, qui est né bien plus de l’ac­ti­vi­té de mil­liers d’a­nar­chistes que de l’in­fluence d’ou­vrages fon­da­men­taux. Il se pré­sente, ain­si une autre dif­fi­cul­té pour don­ner une défi­ni­tion com­mune des ten­dances anar­chistes concer­nant l’É­tat. Entre l’é­ter­nelle rébel­lion de l’in­di­vi­du contre toutes les auto­ri­tés qui limitent son acti­vi­té défen­due et pré­co­ni­sée par les anar­chistes indi­vi­dua­listes et la concep­tion com­mu­niste qui cherche sa jus­ti­fi­ca­tion dans cer­tains aspects de la soli­da­ri­té chez les ani­maux, il y a peu de points com­muns. Force nous sera donc de nous en tenir aux thèses expo­sées par les théo­ri­ciens anar­chistes qui res­tent dans le cadre du socialisme.

Signa­lons la bro­chure de Pierre Kro­pot­kine : « L’É­tat, son rôle his­to­rique », qui contient une cri­tique du rôle réac­tion­naire et sté­ri­li­sant joué par l’É­tat tout au long de l’his­toire des peuples, une démons­tra­tion de son inca­pa­ci­té à créer et à prendre des ini­tia­tives. Une seule indi­ca­tion dans cette bro­chure sur les orga­ni­sa­tions plus souples qui pour­raient rem­pla­cer ce lourd appa­reil : Kro­pot­kine consi­dère les com­munes ita­liennes, fla­mandes, alle­mandes du Moyen Âge comme une for­mule d’en­tente remarquable.

Dans « Dieu et l’É­tat », Michel Bakou­nine attaque la concep­tion éta­tique comme un héri­tage idéa­liste des croyances au pou­voir divin, concep­tion qui ne peut abou­tir qu’à une dic­ta­ture contre le peuple. Voi­ci quelques-unes de ses conclusions :

Mais ce qui est vrai pour les aca­dé­mies scien­ti­fiques, l’est éga­le­ment pour toutes les assem­blées consti­tuantes et légis­la­tives, lors même qu’elles sont issues du suf­frage uni­ver­sel. Ce der­nier peut en renou­ve­ler la com­po­si­tion, il est vrai, ce qui n’empêche pas qu’il ne se forme en quelques années un corps de poli­ti­ciens pri­vi­lé­giés de fait non de droit, et qui en se vouant exclu­si­ve­ment à la direc­tion des affaires publiques d’un pays finissent par for­mer une sorte d’a­ris­to­cra­tie ou d’o­li­gar­chie poli­tique. (Page 27).

Nous recon­nais­sons l’au­to­ri­té abso­lue de la science, mais nous en repous­sons l’in­failli­bi­li­té et l’u­ni­ver­sa­li­té du savant. (Page 29).

L’É­tat ne s’ap­pel­le­ra plus monar­chie, il s’ap­pel­le­ra répu­blique, mais il n’en sera pas moins l’É­tat, c’est-à-dire une tutelle d’hommes com­pé­tents, hommes de génie, de talent, ou de ver­tu, qui sur­veille­ront et diri­ge­ront la conduite de ce grand, incor­ri­gible et ter­rible enfant, le peuple. (Page 33).

La plu­part des études parues dans les organes anar­chistes consi­dèrent l’É­tat comme incom­pa­tible avec l’or­ga­ni­sa­tion socia­liste de la socié­té et comme un obs­tacle géné­ra­teur de nou­velles contraintes et de nou­velles oppres­sions. À la concep­tion éta­tique vient s’op­po­ser celle de la « démo­cra­tie des tra­vailleurs », sans que cette der­nière for­mule reçoive un com­plé­ment sous forme d’in­di­ca­tions pré­cises concer­nant son fonc­tion­ne­ment et les organes qu’elle uti­li­se­ra — du moins pen­dant une longue période qui va jus­qu’à l’après-guerre.

Pour l’or­ga­ni­sa­tion éco­no­mique de la socié­té anar­chiste il est cou­ram­ment pré­co­ni­sé « la libre fédé­ra­tion des orga­ni­sa­tions de travailleurs ».

Une esquisse de méthode d’or­ga­ni­sa­tion dis­tri­bu­tive est don­née dans « Paroles d’un révol­té » de Kro­pot­kine, avec l’es­poir émis par l’au­teur de voir le peuple révo­lu­tion­naire déployer une capa­ci­té orga­ni­sa­trice féconde. Il y est notam­ment pré­co­ni­sé la prise au tas pour les pro­duits abon­dants et le ration­ne­ment pour les pro­duits rares.

Dans le « Bon­heur uni­ver­sel », Sébas­tien Faure décrit minu­tieu­se­ment, sur le mode lyrique, la socié­té liber­taire, mais il faut y voir plu­tôt un tableau idyl­lique de la socié­té future qu’un ensemble de règles pratiques.

La concep­tion de la Com­mune Libre fort répan­due dans les milieux — sur­tout en Espagne — conseille de confier l’ad­mi­nis­tra­tion locale à des comi­tés élus démo­cra­ti­que­ment par de vastes assem­blées ouvertes à tous les tra­vailleurs. Ces com­munes se fédé­re­raient régio­na­le­ment et nationalement.

La défense armée de la révo­lu­tion, ques­tion long­temps débat­tue dans les orga­ni­sa­tions anar­chistes, res­ta sans conclu­sion pra­tique, mal­gré les efforts d’une ten­dance, sur­gie après l’ex­pé­rience russe, qui pré­co­ni­sait la créa­tion de milices ouvrières, basées sur le volon­ta­riat et l’é­lec­tion démo­cra­tique des res­pon­sables militaires.

En ce qui concerne la police et la jus­tice, la concep­tion géné­rale néglige ces ques­tions ou les résout par des règles fort géné­rales. Kro­pot­kine don­nait comme exemple loin­tain l’ar­bi­trage pra­ti­qué à l’é­poque des communes.

Il faut remar­quer que les théo­ri­ciens anar­chistes pro­dui­sirent leurs œuvres dans la seconde moi­tié du xixe siècle, époque pré­cé­dant les grandes expé­riences révo­lu­tion­naires et où les orga­ni­sa­tions ouvrières affec­taient des formes diverses, sans avoir le carac­tère de masse qu’elles pos­sèdent aujourd’hui.

Des efforts plus récents pour sor­tir de ces concep­tions phi­lo­so­phiques et morales une série de conclu­sions concrètes et pré­cises, il faut signa­ler — outre les pro­grammes syn­di­ca­listes et anar­cho-syn­di­ca­listes expo­sés plus haut — la pla­te­forme des anar­chistes russes, influen­cée par l’ex­pé­rience de Nes­tor Makh­no en Ukraine. Cette pla­te­forme conte­nait des affir­ma­tions nettes quant à la néces­si­té de la défense armée de la révo­lu­tion et l’ac­cep­ta­tion du soviet comme forme d’or­ga­ni­sa­tion révo­lu­tion­naire, des com­munes agri­coles comme cel­lule d’or­ga­ni­sa­tion pay­sanne. Le carac­tère pay­san de l’in­sur­rec­tion makh­no­viste influen­ça ce pro­gramme et la par­tie syn­di­ca­liste ouvrière est relé­guée au second plan.

Un ouvrage [[Pré­ci­siones sobre l’a­nar­quis­mo.]] paru en espa­gnol, dû à la plume de l’é­cri­vain anar­chiste Gas­ton Leval, tente de remé­dier au flou des théo­ries anar­chistes. Repre­nant les œuvres de Kro­pot­kine, Reclus, Mala­tes­ta et Bakou­nine, Leval sou­ligne la néces­si­té de conti­nuer leurs tra­vaux, en cher­chant l’ap­pli­ca­tion des concep­tions géné­rales des pre­miers théo­ri­ciens à notre époque indus­tria­li­sée, en étu­diant avec soin les rouages du sys­tème ban­caire, indus­triel, agri­cole du capitalisme.

Bien qu’il ana­lyse et pré­cise le rôle et les pos­si­bi­li­tés des trois formes d’or­ga­ni­sa­tion ouvrière qui lui semblent essen­tielles : syn­di­cat, com­mune, coopé­ra­tive, Leval n’a­bou­tit pas à pré­co­ni­ser des mesures concer­nant la période tran­si­toire de lutte et d’or­ga­ni­sa­tion immédiates.

C’est le cas pour le livre de San­tillan qui étu­die avec un cer­tain soin les pro­blèmes éco­no­miques en vue de leur solu­tion pour une période postrévolutionnaire.

Mais entre la cri­tique du sys­tème capi­ta­liste ou des concep­tions éta­tiques des écoles mar­xistes et la des­crip­tion d’une socié­té socia­liste — simple uto­pie ou des­crip­tion minu­tieuse — il reste tou­jours le vide cau­sé par l’ab­sence de règles pra­tiques et de formes d’or­ga­ni­sa­tion exis­tant ou pou­vant être créées en régime bour­geois rem­pla­çant les rouages capi­ta­listes et étatiques.

Enfin l’ex­pé­rience espa­gnole en fai­sant pas­ser au feu de l’é­preuve toute la doc­trine anar­chiste, a per­mis à une orga­ni­sa­tion cata­lane « Los Ami­gos de Dur­ru­ti » d’é­ta­blir un pro­gramme simple et pré­cis où il est ques­tion des organes devant répondre aux besoins de la lutte civile. Ce pro­gramme se rap­proche beau­coup de la concep­tion syn­di­ca­liste ; d’autre part il fait appa­raître pour la pre­mière fois dans la concep­tion liber­taire une concep­tion nette d’un organe cen­tra­li­sé devant faire face aux dan­gers les plus pressants.

Le voi­ci, tel que l’or­ga­ni­sa­tion l’a publié :

I. Consti­tu­tion d’une junte révo­lu­tion­naire ou Conseil Natio­nal de Défense. — Cet orga­nisme se consti­tue­ra de la manière sui­vante : les membres de la junte révo­lu­tion­naire seront élus démo­cra­ti­que­ment par les orga­ni­sa­tions syn­di­cales sera tenu compte du nombre de cama­rades dépla­cés au front qui devront néces­sai­re­ment avoir leur repré­sen­ta­tion. La junte ne s’im­mis­ce­ra pas dans les déci­sions éco­no­miques, qui sont du domaine exclu­sif des syndicats.

Les fonc­tions de la junte révo­lu­tion­naire sont les suivants :

a) Diri­ger la guerre ;

b). Veiller à l’ordre révolutionnaire ;

c) Rela­tions internationales ;

d) Pro­pa­gande révolutionnaire.

Les postes seront pério­di­que­ment renou­ve­lés pour évi­ter que nul n’y reste en per­ma­nence. Et les assem­blées syn­di­cales exer­ce­ront le contrôle des acti­vi­tés de la junte.

II. Tout le pou­voir éco­no­mique aux syn­di­cats. — Les syn­di­cats ont démon­tré depuis juillet leur grand pou­voir construc­teur. Sils n’a­vaient été relé­gués à un rôle de second plan, ils auraient four­ni un grand ren­de­ment. Ce seront les orga­ni­sa­tions syn­di­cales qui for­me­ront la struc­ture de l’é­co­no­mie prolétarienne.

Tenant compte des moda­li­tés des syn­di­cats d’in­dus­trie et des fédé­ra­tions d’in­dus­trie, il pour­ra se créer un Conseil de l’Économie dans le but de mieux coor­don­ner les acti­vi­tés économiques.

III Com­munes libres :

…Les com­munes se char­ge­ront des fonc­tions sociales qui échappent au domaine syn­di­cal. Et comme nous vou­lons construire une socié­té net­te­ment de pro­duc­teurs, ce seront les propres orga­nismes syn­di­caux qui nour­ri­ront les centres com­mu­naux. Et là où il n’y a pas d’in­té­rêts diver­gents il ne pour­ra exis­ter d’antagonismes.

Les com­munes se consti­tue­ront en fédé­ra­tions locales, régio­nales et pénin­su­laires. Les syn­di­cats et les com­munes noue­ront des rela­tions sur le plan local, régio­nal et national.

Les « Ami­gos de Dur­ru­ti » pré­co­nisent éga­le­ment une série de mesures telles que : la lutte contre la bureau­cra­tie et les salaires anor­maux ; l’é­ta­blis­se­ment d’un salaire fami­lial ; la socia­li­sa­tion de la dis­tri­bu­tion et le ration­ne­ment ; le contrôle syn­di­cal des milices ; l’or­ga­ni­sa­tion de la police par les syn­di­cats ; la socia­li­sa­tion agraire ; une poli­tique inter­na­tio­nale basée sur les centres ouvriers à l’é­tran­ger et leur action ; l’al­liance entre les syn­di­cats ouvriers de dif­fé­rentes ten­dances à l’ex­clu­sion des bureau­crates, des pro­fi­teurs et des cou­ver­tures syn­di­cales des par­tis poli­tiques ; le refus de col­la­bo­rer ou de ren­for­cer en quelque manière que ce soit avec les forces bour­geoises et étatiques.

C’est — nous semble-t-il — le pre­mier pro­gramme concret défen­du publi­que­ment par une ten­dance anar­chiste s’ap­pli­quant à une situa­tion don­née et com­po­sé de mots d’ordre précis.

Le Marxisme Révolutionnaire

Marx et l’É­tat ouvrier

Pen­ché sur l’a­na­lyse cri­tique du sys­tème capi­ta­liste, absor­bé par la lutte révo­lu­tion­naire, Marx n’a consa­cré que peu de temps à l’é­tude de la socié­té socia­liste c’est-à-dire l’é­poque qui devait naître après l’ex­pro­pria­tion des expro­pria­teurs, le bou­le­ver­se­ment poli­tique violent de l’É­tat capi­ta­liste. L’in­ter­pré­ta­tion qu’il en donne, çà et là, n’offre pas de sys­tème détaillé, ni de conseils pra­tiques pour l’é­di­fi­ca­tion du socia­lisme. Le plus sou­vent, il se contente de fixer quelques grandes lignes de l’é­vo­lu­tion socia­liste et, ailleurs, il approuve en bloc les ins­ti­tu­tions de la Com­mune de 1871 qui lui paraissent socialistes.

Cette lacune — si lacune il y a — n’est pas due à une omis­sion de Marx. Elle découle d’une cer­taine concep­tion du monde social, appe­lée maté­ria­lisme his­to­rique ou plus com­mu­né­ment marxisme.

Le maté­ria­lisme his­to­rique est un ensemble de prin­cipes d’in­ves­ti­ga­tion une sorte de métho­do­lo­gie dont Marx ne fut ni le pre­mier ni le der­nier par­ti­san, mais à laquelle, par suite de l’im­por­tance de son œuvre, il a pu don­ner son nom. C’est un essai d’ex­pli­quer le monde par le mou­ve­ment de la réa­li­té maté­rielle (éco­no­mique, sociale ou indi­vi­duelle) et seule­ment par lui. Cette expli­ca­tion part des contra­dic­tions exis­tantes et repousse toute pré­vi­sion à longue échéance. Elle se croit seule­ment en droit de recher­cher la loi d’é­vo­lu­tion à laquelle l’ob­jet étu­dié est sujet. Son plus grand sou­ci, c’est de ne pas quit­ter le ter­rain de la réa­li­té, c’est de ne pas déduire un prin­cipe autre­ment que par l’ob­ser­va­tion expérimentale. 

Il appa­raît désor­mais plus que néces­saire que l’é­tude d’une socié­té future ne sau­rait, si elle est entre­prise dans l’es­prit de cette méthode, dépas­ser l’é­poque tran­si­toire d’un sys­tème social à un autre et qu’elle devra se baser uni­que­ment sur les élé­ments four­nis par la socié­té actuelle ou sur ceux dont la for­ma­tion pen­dant le bou­le­ver­se­ment paraît plus que probable.

Tou­te­fois, il arrive chez Marx et Engel que le zèle du révo­lu­tion­naire l’emporte sur l’exac­ti­tude sobre du savant, qu’il fait, comme par exemple dans le Mani­feste Com­mu­niste, des anti­ci­pa­tions har­dies dont le déve­lop­pe­ment de la lutte des classes aura vite mon­tré la cadu­ci­té. Mais tou­jours il se désa­voue­ra et s’in­cli­ne­ra devant la réa­li­té. En effet, devant l’é­tat de l’a­gri­cul­ture en France en 1871 et devant les pro­jets agraires de la Com­mune, les « armées indus­trielles agri­coles » pro­po­sées par le Mani­feste Com­mu­niste deviennent ridi­cules. Devant la marche fou­droyante de l’in­dus­trie cen­tra­li­sée, la reven­di­ca­tion du « Mani­feste » de faire « dis­pa­raître la dis­tinc­tion entre la ville et la cam­pagne » perd sa rai­son d’être.

Cepen­dant, il y a une série d’i­dées très nettes sur l’or­ga­ni­sa­tion de la socié­té socia­liste, idées qui reviennent constam­ment chez Marx et Engel et qui découlent éga­le­ment de leur concep­tion de l’histoire.

Toute his­toire est une his­toire de lutte de classes. Tout État « est en prin­cipe l’É­tat de la classe la plus puis­sante, de la classe éco­no­mi­que­ment domi­nante, qui devient, grâce à lui, la classe poli­ti­que­ment domi­nante ». Le pro­lé­ta­riat songe à fon­der son propre État ? Eh bien il fau­dra qu’il s’or­ga­nise en classe domi­nante, et ceci en pleine période tran­si­toire, autre­ment dit révo­lu­tion­naire. Il fau­dra que l’ins­tru­ment d’op­pres­sion dont il se ser­vi­ra contre l’en­ne­mi de classe soit très fort pour qu’il fasse fonc­tion d’État.

Le moyen le plus appro­prié pour pré­ser­ver cette puis­sance semble à Marx et Engels la cen­tra­li­sa­tion dans la main de l’É­tat pro­lé­ta­rien de toutes les forces. Et c’est là que sur­git la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat, la néces­si­té d’un appa­reil coer­ci­tif éta­bli par la voie du suf­frage uni­ver­sel par les masses ouvrières, appa­reil qui, d’a­près les pré­vi­sions d’En­gels, dépé­ri­ra inévi­ta­ble­ment pour faire place après une dure étape tran­si­toire à la socié­té sans classes.

Marx a dit de la Com­mune de 1871 qu’elle « était essen­tiel­le­ment un gou­ver­ne­ment de la classe ouvrière ». Une brève énu­mé­ra­tion des mesures prin­ci­pales de la Com­mune s’im­pose donc :

L’or­ga­nisme poli­tique suprême fut la Com­mune, com­po­sée des conseillers muni­ci­paux (suf­frage uni­ver­sel) res­pon­sables et révo­cables à court terme. Ce fut un orga­nisme de tra­vail exé­cu­tif et législatif.

La police devint un agent res­pon­sable et révo­cable. L’ar­mée per­ma­nente fut rem­pla­cée par une milice nationale.

Le salaire des fonc­tion­naires fut celui d’un ouvrier moyen.

Les magis­trats et les juges furent élec­tifs, res­pon­sables et révocables.

Une délé­ga­tion natio­nale de Paris aurait dû repré­sen­ter la France d’a­près le prin­cipe du suf­frage uni­ver­sel, qui a comme base locale la Commune.

Dif­fé­rentes mesures éco­no­miques de réforme plu­tôt que de struc­ture furent envisagées.

« L’É­tat et la Révo­lu­tion » ou Lénine avant octobre 1917

Entre temps, la social-démo­cra­tie s’é­tait char­gée de démo­lir la théo­rie de la dic­ta­ture révo­lu­tion­naire du pro­lé­ta­riat et l’a­vait sup­plan­té par les plus belles fleurs de l’op­por­tu­nisme, fleurs qui ne paraissent plus vou­loir faner. C’est prin­ci­pa­le­ment contre les Guesde, les Schei­de­mann, les Bern­stein et les Kauts­ky que Lénine essayait de défendre et d’ex­pli­quer l’É­tat ouvrier révolutionnaire.

Lénine est bien plus pré­cis que Marx et Engels. D’a­bord il ne se fait aucune illu­sion : « Un État quel qu’il soit, ne sau­rait être libre ». (p. 23). « Ce qu’il faut aux classes exploi­tées, c’est la domi­na­tion poli­tique en vue du com­plet anéan­tis­se­ment de toute exploi­ta­tion. » (p. 24.) « Le pou­voir poli­tique, l’or­ga­ni­sa­tion cen­tra­li­sée de la force, l’or­ga­ni­sa­tion de la vio­lence, sont néces­saires au pro­lé­ta­riat. » (p. 31).

Les grandes lignes que Marx avait indi­quées se retrouvent chez Lénine sous une forme plus affir­ma­tive. Il ne sera ques­tion d’un État ouvrier qu’à condi­tion que la vieille machine d’É­tat soit bri­sée, com­plè­te­ment anni­hi­lée. L’ar­mée fera place au peuple en armes, c’est-à-dire à ceux qui auront défen­du, fusil en main, la Révo­lu­tion. Le pou­voir ouvrier sera for­mé par une assem­blée natio­nale « tra­vailleuse » (les Soviets). La divi­sion entre le pou­voir légis­la­tif et exé­cu­tif dis­pa­raî­tra. Entre les mains de ce gou­ver­ne­ment, tout le pou­voir poli­tique et éco­no­mique sera cen­tra­li­sé. Cepen­dant une res­tric­tion : la base de ce gou­ver­ne­ment sera la « Com­mune auto­nome » qui se gère libre­ment, mais qui sera res­pon­sable devant l’As­sem­blée natio­nale et qui délé­gue­ra un repré­sen­tant élu auprès d’elle. La police et la magis­tra­ture sont com­po­sées par des agents res­pon­sables, éli­gibles, et amovibles.

Quant au dépé­ris­se­ment de l’É­tat, Lénine est fon­ciè­re­ment opti­miste. Il lui paraît inévi­table que, une fois le pou­voir ouvrier éta­bli, la dic­ta­ture per­dra, en s’ap­puyant sur des masses tou­jours plus larges de la popu­la­tion, de plus en plus son carac­tère auto­ri­taire et répres­sif pour faire place à la phase supé­rieure de la socié­té com­mu­niste, à la socié­té para­di­siaque sans classe. Il est inté­res­sant de voir sur quelle branche morte du gou­ver­ne­ment ouvrier Lénine place la bureau­cra­tie. Le pro­gramme de la révo­lu­tion pro­lé­ta­rienne entraîne de lui-même le « dépé­ris­se­ment » pro­gres­sif de tout fonc­tion­na­risme, l’é­ta­blis­se­ment… « d’un régime où les fonc­tions, de plus en plus sim­pli­fiées de sur­veillance et de comp­ta­bi­li­té seront rem­plies par tous à tour de rôle, devien­dront ensuite un réflexe et dis­pa­raî­tront en tant que fonc­tions spé­ciales d’une caté­go­rie, spé­ciale de gens. » (p. 38). Les réflexes du comp­table Sta­line ne sont ni prêts à dis­pa­raître, ni à être rem­plis par tous à tour de rôle.

Une autre idée se pré­cise chez Lénine : C’est la concep­tion du par­ti ouvrier « avant-garde du pro­lé­ta­riat, capable de prendre le pou­voir et d’a­me­ner le peuple tout entier au socia­lisme, capable de diri­ger et d’or­ga­ni­ser un régime nou­veau, d’être l’ins­truc­teur, le chef et le guide de tous les tra­vailleurs » (p. 31). Lénine au pou­voir sera plus clair et moins équivoque.

Lénine au pouvoir

« La machine qui s’ap­pelle l’É­tat…, nous l’a­vons prise pour nous.… et lorsque sur terre il n’y aura plus de pos­si­bi­li­tés d’ex­ploi­ta­tion, plus de gens pos­sé­dant des terres et des fabriques… alors seule­ment, nous met­trons cette machine au ran­cart… Tel est le point de vue de notre Par­ti com­mu­niste. » (Lénine : de l’É­tat, confé­rence faite à l’U­ni­ver­si­té Sved­lov le 11 juillet 1919, p. 29). Le dépé­ris­se­ment fatal de l’É­tat a dû faire place à la mise au ran­cart par « nous », le Parti.

Cet esprit de Par­ti n’est point per­cep­tible à tra­vers les quatre décrets fon­da­men­taux de la Révo­lu­tion d’Oc­tobre, décrets qui ont été pris par le Conseil des Com­mis­saires du peuple en octobre-nov. 17 en atten­dant l’As­sem­blée Consti­tuante. Le décret sur la terre abo­lit la pro­prié­té fon­cière. Le décret sur la paix est un appel aux Russes bel­li­gé­rants. La décla­ra­tion des droits des peuples de Rus­sie auto­rise les dif­fé­rentes nations russes à dis­po­ser elles-mêmes de leur sort et à for­mer, si elles le veulent, des États indé­pen­dants. La « décla­ra­tion des droits du peuple tra­vailleur et exploi­té » est l’ap­pro­ba­tion par le 3e congrès des Soviets de la poli­tique menée par le Conseil des com­mis­saires du peuple et la consé­cra­tion du pou­voir cen­tral entre les mains des Soviets (deviennent pro­prié­té de l’É­tat : les forêts, sous-sols et les eaux, le bétail, les domaines agri­coles, fabriques, usines, che­mins de fer, les banques. Les terres sont remises aux tra­vailleurs sans… rachat). La for­ma­tion d’une « armée rouge socia­liste des ouvriers et des pay­sans » est décrétée.

Dans la Consti­tu­tion de l’U.R.S.S. (loi fon­da­men­tale de 1921) on sent déjà d’a­van­tage que la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat cède le pas à la dic­ta­ture du par­ti ou de quelques hommes. Voi­ci com­ment est pré­sen­tée sur le papier la struc­ture du pou­voir soviétique :

Le Congrès pan­russe des Soviets (repré­sen­tants urbains à rai­son d’un délé­gué par 25.000 élec­teurs et repré­sen­tants régio­naux à rai­son d’un délé­gué par 125.000 habi­tants) élit un comi­té cen­tral exé­cu­tif qui désor­mais le convo­que­ra. Ce comi­té cen­tral exé­cu­tif est l’or­ga­nisme suprême légis­la­tif, admi­nis­tra­tif et de contrôle. C’est lui qui « pro­mulgue sur sa propre ini­tia­tive les codes, décrets et arrê­tés, et en même temps, il exa­mine et approuve les pro­jets de loi dépo­sés par son Pré­si­dium et par le Conseil des com­mis­saires du peuple » (Consti­tu­tion 1924). De ce Comi­té cen­tral exé­cu­tif sort un Pré­si­dium de quelques membres qui « dans la période entre les ses­sions du Comi­té » est « l’or­gane supé­rieur du pou­voir en matière de légis­la­tion, d’ad­mi­nis­tra­tion et de contrôle ». C’est le Comi­té cen­tral convo­qué par son Pré­si­dium qui « imprime une direc­tion géné­rale à l’ac­ti­vi­té du gou­ver­ne­ment ouvrier et pay­san et de tous les orga­nismes du pou­voir Sovié­tique ». D’autre part, ce Comi­té cen­tral s’i­den­ti­fie avec les besoins de l’administration géné­rale avec « le Conseil des com­mis­saires du peuple ».

Si l’on com­plète ces extraits de la pre­mière consti­tu­tion russe par le cha­pitre sur « la direc­tion poli­tique uni­fiée d’É­tat » [[Cha­pitre IX ; De la direc­tion poli­tique uni­fiée d’État.

61. Afin d’u­ni­fier les efforts révo­lu­tion­naires des répu­bliques fédé­rées pour la lutte contre la contre-révo­lu­tion poli­tique et éco­no­mique, contre l’es­pion­nage et le ban­di­tisme, il est créé près le Conseil des Com­mis­saires du peuple de l’U.R.S.S. une direc­tion poli­tique uni­fiée d’État (O.G.P.U.) dont le pré­sident fait par­tie du conseil des com­mis­saires du peuple de l’U.R.S.S. avec voix consultative.

62. La direc­tion poli­tique uni­fiée d’É­tat de l’U.R.S.S. Dirige l’ac­ti­vi­té des orga­nismes locaux de la direc­tion poli­tique d’É­tat, (G.P.U.) par l’in­ter­mé­diaire de ses repré­sen­tants prés le conseil des com­mis­saires du peuple des Répu­bliques fédé­rées, agis­sant en ver­tu d’un règle­ment spé­cial approu­vé par voie législative.

63. La sur­veillance de la léga­li­té des actes de la direc­tion poli­tique uni­fiée d’É­tat de l’U.R.S.S. est assu­rée par le pro­cu­reur du tri­bu­nal suprême de l’U.R.S.S. en ver­tu d’un décret spé­cial du comi­té cen­tral exé­cu­tif de l’U.R.S.S.]], on conçoit que point n’est besoin de cher­cher des sub­ti­li­tés anec­do­tiques ou des théo­ries sur la félo­nie traî­tresse de l’a­mi Sta­line pour voir que la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat est deve­nue, même sur le papier, une dic­ta­ture d’or­ga­nismes d’É­tat. Marx et Lénine avant 1917, par­lait de la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat en tant que dic­ta­ture de tous ceux qui on lut­té pour le bou­le­ver­se­ment du capi­ta­lisme. Lénine, Trots­ky et les autres lui ont sub­sti­tué la dic­ta­ture d’un « Comi­té cen­tral », d’un « Pré­si­dium », d’un « Conseil des com­mis­saires », d’une « direc­tion poli­tique uni­fiée ». Le fait est là : même sur le papier l’ombre d’un contrôle démo­cra­tique était exclue.

Voi­là en quoi le bol­che­visme forme l’an­ti­thèse du mar­xisme pri­mi­tif. À part toutes les erreurs qu’ont pu com­mettre les diri­geants bol­che­vistes, ils sont les théo­ri­ciens d’une nou­velle concep­tion de la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat, concep­tion qui ne fait par­ti­ci­per le pro­lé­ta­riat que de nom.

C’est sur­tout cela qu’a vou­lu cri­ti­quer Rosa Luxem­bourg. Pour elle, l’a­vant-garde révo­lu­tion­naire, le pou­voir ouvrier aurait dû être sou­mis à un « pro­ces­sus » à l’é­vo­lu­tion exi­gée par la volon­té démo­cra­tique des masses. Mais, en réa­li­té, le bol­che­visme exclut le prin­cipe démo­cra­tique et le che­min qu’il a pris était fatal. Sta­line ne fait que rem­pla­cer dans l’his­toire un Lénine ou un Trots­ky. Pour le pro­lé­ta­riat russe, les noms ne pou­vaient plus avoir aucune importance.

Du sta­li­nisme constitutionnel

Sta­line est un chef qui écrit des livres. En 1926 il a publié « Les Ques­tions du Léni­nisme », qu’il a réédi­tées à maintes reprises. Cette œuvre a ins­pi­ré la théo­rie bol­che­viste actuelle de l’É­tat. L’es­prit de cette œuvre anime la presse russe et la presse com­mu­niste du monde, il s’est infil­tré dans tout ce qu’on peut appe­ler l’i­déo­lo­gie bol­che­viste. C’est dans cet esprit qu’est née la nou­velle consti­tu­tion de l’U.R.S.S. du 5 décembre 1936.

On ne peut plus par­ler théo­rie là où elle a fait place à un esprit. Dans les « Ques­tions du Léni­nisme » Sta­line cite presque exclu­si­ve­ment Lénine, du Lénine avant octobre 1917, et du Lénine au pou­voir. Sta­line com­mente et explique. Il jongle avec les théo­ries, au point de leur faire perdre toute signi­fi­ca­tion. Et après chaque jon­gle­rie, il dit son mot favo­ri : « C’est clair, je pense ». La Dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat n’a de rai­son d’être qu’au­tant que de larges couches des masses y par­ti­cipent, comme en fait foi une belle cita­tion de Lénine. Les som­mets du par­ti doivent néces­sai­re­ment se confondre avec les som­mets des Soviets, comme en fait foi une cita­tion un peu plus belle. La dic­ta­ture des masses n’est pas la dic­ta­ture des chefs. Un peu plus loin : Dic­ta­ture du par­ti ne sau­rait s’op­po­ser à dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat, etc., etc. « C’est clair, je pense. »

Le fac­tice est roi. Voi­là ce que repré­sente la nou­velle Consti­tu­tion. Les masses votent dans la plus grande « liber­té démo­cra­tique », mais pour un seul par­ti. L’ar­ticle 125 garan­tit la liber­té de parole, de presse, de réunions et de démons­tra­tions de rue. L’ar­ticle 126, assure aux citoyens le droit de s’as­so­cier en orga­ni­sa­tions sociales, « alors que les citoyens les plus actifs et les plus conscients de la classe ouvrière et des autres couches de tra­vailleurs s’u­nissent dans le Par­ti com­mu­niste de l’U.R.S.S. qui est l’a­vant-garde des tra­vailleurs… et qui repré­sente le noyau diri­geant de toutes les orga­ni­sa­tions de tra­vailleurs, tant sociales que « le socia­lisme est atteint », pro­clame l’ar­ticle pre­mier. « L’É­tat reste plus fort que jamais », ajoutent les articles suivants.

C’est ain­si que les termes « mar­xisme », « léni­nisme » ne signi­fient aujourd’­hui plus rien. Il y a des « léni­nistes » qui comme les trots­kystes pré­co­nisent dans leurs affir­ma­tions théo­riques un État-Par­ti avec des chefs moins félons que Sta­line, mais où le Par­ti reste l’ap­pa­reil tout puis­sant, omni­scient qui dose les mesures socia­listes pour des situa­tions don­nées sans autre cor­rec­tif que celui d’une démo­cra­tie inté­rieure insuf­fi­sam­ment défi­nie. Il y a même des « mar­xistes » qui en vou­lant expli­quer le bol­che­visme le jus­ti­fient, qui trouvent que le P.S.U.C. en Espagne a seul une poli­tique juste…

La Social-Démocratie

Théo­ri­que­ment la posi­tion des social-démo­crates vis-à-vis de l’É­tat ne dif­fère aucu­ne­ment de celle des révo­lu­tion­naires de toutes écoles, du moins dans les écrits datant des périodes où les par­tis socia­listes n’é­taient que des noyaux mino­ri­taires, plus ou moins bri­més par l’ap­pa­reil de répres­sion bourgeois.

Il serait facile de trou­ver diverses cita­tions d’é­cri­vains social-démo­crates caté­go­riques et nettes, quant à leur concep­tion d’un socia­lisme antiétatique.

Mais l’es­sen­tiel de la doc­trine et de la pra­tique social-démo­crates ne peut être trou­vé dans ces textes. On ne peut le sai­sir que dans le com­por­te­ment des orga­ni­sa­tions devant les diverses situa­tions sociales.

Sui­vant que le par­ti est illé­gal ou auto­ri­sé ; faible mino­ri­té ou sec­teur impor­tant ; oppo­si­tion­nel ou par­ti­ci­pa­tion­niste, les textes et les réso­lu­tions varient énormément.

Il n’est cepen­dant pas d’exemple que la pra­tique des mesures tac­tiques essen­tielles de la social-démo­cra­tie n’aient abou­ti à l’en­trée des lea­ders dans le jeu de la démo­cra­tie bour­geoise, non comme force des­truc­trice, mais comme élé­ment ayant son rôle à jouer dans la bonne admi­nis­tra­tion de la socié­té bour­geoise et de ses rouages essen­tiels, pour le pro­fit du plus grand nombre.

Quand vient l’heure des dif­fi­cul­tés pour le sys­tème capi­ta­liste lui-même — guerre ou crise, — loin de cher­cher à por­ter le coup de grâce au régime, tous les efforts de la social-démo­cra­tie ten­dront à le sau­ver, consi­dé­rant qu’il est le cadre appro­prié à la mon­tée pro­gres­sive des forces pro­lé­ta­riennes à la conquête du pouvoir. 

Par­tant de ces deux concep­tions, que le déve­lop­pe­ment du capi­ta­lisme mène l’é­co­no­mie vers des formes favo­rables à l’ap­pli­ca­tion de mesures socia­listes, et que la conquête du pou­voir est condi­tion­née par l’é­du­ca­tion de la majo­ri­té de la popu­la­tion, la social-démo­cra­tie arrive à consi­dé­rer pra­ti­que­ment l’É­tat comme un appa­reil admi­nis­tra­tif, neutre dans son essence, que le pou­voir légis­la­tif, for­te­ment influen­cé ou aux mains d’une majo­ri­té par­le­men­taire, peut diri­ger dans un sens socialiste.

Il appa­raît net­te­ment que les dif­fé­rences tac­tiques entre gues­distes et jau­res­sistes, par exemple, étaient bien plus des dif­fé­rences de degrés d’une même tactique.

Il est facile de s’en rendre compte en lisant une petite bro­chure [[« Les Deux Méthodes ». Librai­rie Popu­laire, 1931, 3e édit.]] qui contient deux dis­cours, l’un de Jau­rès, l’autre de Guesde, pro­non­cés lors de la même confé­rence à Lille, en 1900.

L’un entend mener la conquête du pou­voir poli­tique sans iso­ler le par­ti socia­liste, en uti­li­sant toutes les pos­si­bi­li­tés qu’offre la démo­cra­tie-bour­geoise, sans reje­ter trop caté­go­ri­que­ment la par­ti­ci­pa­tion avec d’autres sec­teurs ; l’autre entend arri­ver à une majo­ri­té par­le­men­taire uni­fiée dans le parti.

Mais l’un et l’autre sont quant au fond, non révo­lu­tion­naires, consi­dé­rant la démo­cra­tie par­le­men­taire comme cadre suf­fi­sant pour l’ac­tion socia­liste et le ter­rain le meilleur pour l’en­trée en scène du prolétariat.

[|* * * *|]

Mal­gré la forte bureau­cra­ti­sa­tion des orga­ni­sa­tions, cer­taines pous­sées d’élé­ments de gauche dépas­se­ront dans l’ac­tion pra­tique les concep­tions-social-démo­crates, et notam­ment par la créa­tion de milices de défense ouvrière, cau­sé par manque de confiance des mili­tants de base dans le rôle de l’ar­mée et de la police offi­cielles pour des besognes de coer­ci­tion anti­fas­cistes, par exemple.

On peut donc résu­mer la concep­tion social-démo­crate en disant qu’elle sub­sti­tue à la lutte révo­lu­tion­naire et au but socia­liste, la par­ti­ci­pa­tion de la classe ouvrière au jeu de la démo­cra­tie bourgeoise.

Parent pauvre hier, le pro­lé­ta­riat doit être admis à table, encore faut-il qu’il s’en­gage à se tenir conve­na­ble­ment et à ne pas tout manger.

L’in­té­rêt de classe fait place l’in­té­rêt géné­ral avec toutes les consé­quences qui en découlent.

Quant au rôle et à la concep­tion de l’ar­mée, il res­sort du dis­cours de Jau­rès contre la loi de trois ans que celle-ci doit être faite à l’i­mage de la nation tout entière et non être une armée de caste ou de classe.

Si par­fois en ce qui concerne la police et la magis­tra­ture, un contrôle popu­laire est deman­dé ou pré­co­ni­sé, aucune reven­di­ca­tion bru­tale, révo­lu­tion­naire n’est mise en avant et les buts socia­listes s’es­tompent de plus en plus et finissent par ne plus briller qu’en période électorale.

[|Concep­tion géné­rale et rôle du par­ti|]

Sans le pou­voir aux mains du pro­lé­ta­riat, pas de socia­lisme. Or, l’ins­tru­ment du pou­voir, pour le pro­lé­ta­riat, ce n’est pas l’arme guer­rière, c’est son orga­ni­sa­tion, autre­ment dit l’ac­tion cohé­rente de la par­tie de la popu­la­tion la plus nom­breuse et, au point de vue éco­no­mique, la plus indis­pen­sable. Mais autre chose contri­bue aus­si à la puis­sance, c’est la clair­voyance, l’exacte com­pré­hen­sion des condi­tions de la vic­toire des rap­ports de force à chaque moment, la facul­té de limi­ter en toute occa­sion les buts de la bataille à ce qui est pos­sible et la capa­ci­té d’u­ser chaque fois de la vic­toire d’une façon pra­tique dans l’in­té­rêt social géné­ral. (K. Kauts­ky, « Révo­lu­tion pro­lé­ta­rienne et son pro­gramme », avant-pro­pos, p. 4).

La force de la démo­cra­tie croît avec la force du pro­lé­ta­riat. Par consé­quent, pour le pro­lé­ta­riat, la voie nor­male de la conquête du pou­voir poli­tique sera celle de la démocratie.

La répu­blique démo­cra­tique est la forme d’É­tat appro­priée à la domi­na­tion du prolétariat.

La répu­blique démo­cra­tique est la forme appro­priée à la réa­li­sa­tion du socia­lisme. (Kauts­ky, ouv. cité, p.213).

[|La qua­dra­ture du cercle|]

Le grand mobile de nos suc­cès, c’est l’en­thou­siasme révo­lu­tion­naire. À l’a­ve­nir nous en aurons besoin plus que jamais, car les plus grandes dif­fi­cul­tés ne sont pas celles que nous avons vain­cues, mais celles que l’a­ve­nir nous réserve. Désas­treux seraient les effets d’une tac­tique qui ten­drait à refroi­dir cet enthousiasme.

Or, le dan­ger de la situa­tion actuelle, c’est que nous ris­quons de paraître plus « modé­rés » que nous ne le sommes. Plus notre force gran­dit, plus les ques­tions pra­tiques passent au pre­mier plan, plus il nous faut étendre notre pro­pa­gande au delà de la sphère du pro­lé­ta­riat indus­triel, plus nous devons évi­ter les pro­vo­ca­tions inutiles et les menaces vaines. Or, il est très dif­fi­cile de ne pas pas­ser la mesure, de rendre plei­ne­ment jus­tice au pré­sent sans perdre des yeux l’a­ve­nir, d’en­trer dans la pen­sée du pay­san et du petit bour­geois sans aban­don­ner le point de vue pro­lé­ta­rien, d’é­vi­ter autant que pos­sible toute pro­vo­ca­tion et pour­tant de faire sen­tir à tous que nous sommes un par­ti de lutte, de lutte irré­con­ci­liable contre tout l’ordre social actuel. (K. Kauts­ky, « Le che­min du pou­voir », p. 82, 1893, Neue Zeit).

[|L’É­tat « influen­çable »|]

Dès que le pro­lé­ta­riat aura conquis le pou­voir poli­tique, il s’en ser­vi­ra pour don­ner à l’É­tat et à l’é­co­no­mie, dans la mesure où celle-ci est acces­sible aux inter­ven­tions de l’É­tat, une forme qui convient à ses inté­rêts. (Kauts­ky, R.P., p. 163).

Kauts­ky sou­ligne ensuite l’i­nu­ti­li­té et même l’ab­sur­di­té des théo­ries concer­nant le sort de l’É­tat dans la période de « socia­lisme complet ».

C’est déjà beau­coup si nous arri­vons à la clar­té tou­chant le fonc­tion­ne­ment de l’É­tat dans la pre­mière phase du socia­lisme. (Kauts­ky, R.P., p. 165).

[|Pas de coup de grâce !|]

Ce n’est pas d’un capi­ta­lisme en ruine et en stag­na­tion, c’est d’un capi­ta­lisme à son maxi­mum de pro­duc­ti­vi­té que le socia­lisme peut sur­gir. (Kauts­ky, R.P., p 287).

[|Période de tran­si­tion|]

Pour la période de tran­si­tion du capi­ta­lisme au socia­lisme, nous avons le plus pres­sant besoin de paix, non seule­ment à l’ex­té­rieur, mais aus­si à l’in­té­rieur. Non dans le sens d’une récon­ci­lia­tion des classes, mais bien dans ce sens qu’elles mènent leurs luttes par les moyens de la démo­cra­tie, et non par la force des armes. Dans ces condi­tions, rien abso­lu­ment ne motive la réunion du pou­voir exé­cu­tif au pou­voir légis­la­tif. (Kauts­ky, R.P., p. 196)

[|Les fonc­tion­naires|]

Il va de soi que la répu­blique pro­lé­ta­rienne, tout comme une répu­blique pay­sanne ou de petite bour­geoi­sie, abo­li­ra tous les pri­vi­lèges du haut fonc­tion­na­riat. Le fait que les membres de la com­mune ne rece­vaient qu’un salaire d’ou­vrier consti­tuait, en face de la cor­rup­tion de l’Em­pire, une démons­tra­tion très significative.

Mais après les expé­riences que nous avons faites depuis, notam­ment l’ex­pé­rience russe, il est per­mis de dou­ter qu’il soit pos­sible, pen­dant la période de tran­si­tion au socia­lisme, de doter tous les ser­vices de l’É­tat des forces intel­lec­tuelles supé­rieures indis­pen­sables, si on n’offre à celles-ci qu’un salaire d’ou­vrier. (Kauts­ky, R.P., p. 187).

[|Qui donc… va admi­nis­trer l’in­dus­trie socia­liste ?|]

Un « Conseil d’administration »…

« Élu par les repré­sen­tants des dif­fé­rents groupes sociaux aux besoins des­quels la branche socia­li­sée doit satisfaire » :

  1. Les ouvriers, employés et fonc­tion­naires qui y travaillent
  2. Les consom­ma­teurs qui ont besoin de ses produits ;
  3. L’É­tat, comme repré­sen­tant de la col­lec­ti­vi­té nationale.

(1/​3 des sièges à chaque caté­go­rie). (Otto Bauer, « Marche au Socia­lisme », p. 181.

[|La Répres­sion|]

« Et alors, je dis que, lorsque se pro­duit un vaste mou­ve­ment ouvrier dont les syn­di­cats sont le prin­ci­pal moteur, l’or­gane, le régu­la­teur même s’ils inter­viennent à côté d’eux des élé­ments irré­gu­liers sus­cep­tibles de pro­duire de dan­ge­reux et blâ­mables désordres, ce que vous devez cher­cher, c’est, tout en pré­ve­nant cette action de désordre, c’est de ne rien faire pour bri­ser, pour faus­ser le néces­saire res­sort de la force syn­di­cale ». (Jau­rés, dis­cours à la Chambre des dépu­tés, à pro­pos des grèves des mineurs de Lens et du Pas-de-Calais).

Le Planisme

Le « pla­nisme » a fleu­ri dans les milieux jeunes socia­listes et dans les cadres syn­di­ca­listes, prin­ci­pa­le­ment au cours des années 33 à 35.

Ses pro­ta­go­nistes célèbrent dans l’en­semble indis­so­luble de mesures grou­pées sous le vocable de « Plan », la solu­tion du vieux dilemme réforme ou révolution.

Face aux révo­lu­tion­naires sans révo­lu­tion « et aux réfor­mistes sans réformes » les pla­nistes pro­posent le plan des trans­for­ma­tions fon­da­men­tales de l’é­co­no­mie à la fois pos­sibles et néces­saires au stade actuel de l’é­vo­lu­tion du capitalisme.

D’ac­cord avec les révo­lu­tion­naires sur l’im­pos­si­bi­li­té d’ob­te­nir de nou­velles réformes dans le cadre de l’é­co­no­mie capi­ta­liste déca­dente, ils estiment uto­pique et périlleux de vou­loir dès main­te­nant socia­li­ser l’en­semble des moyens de production.

La baisse du taux de pro­fit s’ac­cen­tue par suite du sur­équi­pe­ment ; le mar­ché mon­dial désor­mais entiè­re­ment sou­mis aux lois du capi­ta­lisme, se dis­loque en dif­fé­rents mar­chés natio­naux ou impé­riaux à carac­tères autar­chiques : la grosse indus­trie ne peut plus trou­ver dans le déve­lop­pe­ment de mar­chés extra-capi­ta­listes les débou­chés qui lui sont néces­saires pour écou­ler la part de sa pro­duc­tion que le mar­ché natio­nal ne peut absor­ber par suite du méca­nisme même de l’é­co­no­mie capi­ta­liste, le pré­lè­ve­ment de la plus-value par le capi­ta­liste ne per­met­tant pas à la masse des exploi­tés de consom­mer ce qu’ils ont pro­duit : aus­si ne peut-elle plus consen­tir aucune amé­lio­ra­tion du sort du prolétariat.

Au contraire la néces­si­té d’as­su­rer face à une consom­ma­tion se rédui­sant chaque jour et au dum­ping étran­ger un mini­mum de pro­fit au capi­tal inves­ti, les diri­geants de l’é­co­no­mie ont néces­sai­re­ment recours à la réduc­tion du niveau de vie de la classe ouvrière, soit par la défla­tion, soit par l’in­fla­tion, voire comme aujourd’­hui par la conjonc­tion des deux méthodes.

Les tra­vailleurs, ouvriers pay­sans ou tech­ni­ciens, s’ils sont exploi­tés par la tota­li­té des patrons, petits ou grands, et payent en der­nier lieu par leur tra­vail les reve­nus de tous les capi­ta­listes petits ou grands, ne sont néan­moins pas les seuls à être exploi­tés par l’o­li­gar­chie, maî­tresse des branches essen­tielles de l’é­co­no­mie capi­ta­liste ; celle-ci notam­ment par la pos­ses­sion de l’ap­pa­reil dis­tri­bu­teur de cré­dit, régit l’en­semble du mar­ché national.

Banques, com­pa­gnies d’as­su­rances et trusts four­nis­seurs de matières pre­mières, tirent pro­fit de la plus-value pro­duite par leurs sala­riés, mais concur­rencent les entre­prises indi­vi­duelles de la petite et moyenne pro­duc­tion indus­trielle et com­mer­ciale ; ils exploitent et oppriment éga­le­ment les arti­sans qui leur four­nissent les pièces déta­chées dont ils ont besoin pour leur fabri­ca­tion, les pay­sans pro­prié­taires aux­quels ils four­nissent des engrais, les petits com­mer­çants tri­bu­taires d’eux pour l’ob­ten­tion des matières pre­mières et du cré­dit, et les petits épar­gnants qui leur ont confié leurs capi­taux et voient ceux-ci dila­pi­dés ou absor­bés dans des « réserves » gérées sans contrôle par les administrateurs.

Ces couches qui, avec les tech­ni­ciens sala­riés de l’É­tat ou des entre­prises pri­vées, forment ce qu’on appelle les classes moyennes, ont réus­si sur­tout dans les pays à concen­tra­tion rela­ti­ve­ment lente comme la France et grâce à leur adap­ta­tion par la trans­for­ma­tion de leurs fonc­tions, à résis­ter au pro­ces­sus d’é­li­mi­na­tion qui les broie­ra fata­le­ment dans l’avenir.

Aujourd’­hui, à côté d’op­po­si­tions d’in­té­rêts fla­grantes avec le pro­lé­ta­riat, elles ont en com­mun avec lui leur anta­go­nisme avec le capi­ta­lisme monopoleur.

Étant don­né non seule­ment leur force numé­rique mais leur influence sociale il est, selon les pla­nistes, essen­tiel que le pro­lé­ta­riat les trouve à ses côtés dans la lutte entre le capi­ta­lisme monopoleur.

Or, cette conjonc­tion peut d’au­tant mieux se réa­lise que dans l’é­tat actuel d’é­vo­lu­tion de l’é­co­no­mie capi­ta­liste le pro­lé­ta­riat ne se trouve pas en état de socia­li­ser en bloc tous les moyens de pro­duc­tion, et de dis­tri­bu­tion : les pla­nistes appuient cette affir­ma­tion prin­ci­pa­le­ment sur l’ex­pé­rience de l’a­ban­don par Lénine du com­mu­nisme de guerre après Crons­tadt : dans les branches où règne encore la libre concur­rence entre petites entre­prises les condi­tions tech­niques de la socia­li­sa­tion ne sont pas encore réa­li­sées et la cen­tra­li­sa­tion opé­rée par les méthodes auto­ri­taires néces­si­te­raient la créa­tion et l’en­tre­tien d’un appa­reil bureau­cra­tique, non seule­ment dan­ge­reux pour les liber­tés ouvrières, mais encore dont le coût serait supé­rieur au pro­fit capi­ta­liste lui-même.

La col­lec­ti­vi­té se conten­te­ra donc d’o­rien­ter l’é­vo­lu­tion ulté­rieure de sec­teur res­té libre par l’en­tre­mise de l’ap­pa­reil ban­caire dis­tri­bu­teur de cré­dit dont elle se sera emparée.

Subor­di­na­tion des amé­lio­ra­tions légi­ti­me­ment récla­mées par le pro­lé­ta­riat à l’ex­pro­pria­tion du grand capi­ta­lisme mono­po­leur, alliance anti­ca­pi­ta­liste du pro­lé­ta­riat et des classes moyennes, coexis­tence d’un sec­teur col­lec­ti­viste grou­pant tous les rouages essen­tiels de l’ac­ti­vi­té éco­no­mique et d’un sec­teur libre et orien­té par le sec­teur col­lec­ti­vi­sé, pos­si­bi­li­té d’une éco­no­mie diri­gée dans le cadre natio­nal, tels sont les quatre élé­ments fon­da­men­taux com­muns à tous les plans qui virent le jour dans les milieux socia­listes et syn­di­ca­listes après l’ef­fon­dre­ment de la social-démo­cra­tie réfor­miste et les suc­cès de la N.E.P. et du pre­mier plan quin­quen­nal en U.R.S.S. : plan de Man, plan de la C.G.T., plan de la Socia­list League anglaise, plan du Bund polo­nais, tous pro­clament que ces quatre don­nées sont abso­lu­ment indis­so­lubles et qu’au­cune par­tie du plan, notam­ment les réformes de répar­ti­tion immé­diate reven­di­quées par la classe ouvrière, ne sont réa­li­sables sans les autres. C’est seule­ment dans les moda­li­tés d’ins­tau­ra­tion et d’ap­pli­ca­tion que dif­fèrent les divers plans nationaux.

Si nous pre­nons comme base de notre étude le plan de la C.G.T., pré­pa­ré par une com­mis­sion de tech­ni­ciens et adop­té à l’u­na­ni­mi­té par le congrès de Tou­louse de 1935, nous ver­rons qu’il consti­tue une véri­table expro­pria­tion du grand capital.

Certes, il pro­tège les inté­rêts des petits épar­gnants appar­te­nant aux classes moyennes ou même à la classe ouvrière qui avaient confié leurs modestes épargnes aux grandes com­pa­gnies, en leur accor­dant une indem­ni­sa­tion sous forme de rente via­gère ou d’o­bli­ga­tions amor­tis­sables ne confé­rant à leurs por­teurs aucun droit de regard sur la ques­tion des entre­prises. Mais cette indem­ni­sa­tion est limi­tée car elle tient compte non de la valeur bour­sière, mais de la valeur réelle de l’en­tre­prise et sur­tout de la per­sonne des déten­teurs de titres puis­qu’elle doit être cal­cu­lée d’a­près un taux dégres­sif sui­vant l’im­por­tance des paquets de titres appar­te­nant à un même propriétaire.

Ce qui nous paraît le plus ori­gi­nal et le plus inté­res­sant dans les concep­tions pla­nistes, c’est le mode de ges­tion pré­vu pour les entre­prises expropriées.

Les pla­nistes se déclarent fon­da­men­ta­le­ment hos­tiles à toute éta­ti­sa­tion, à la fois pour des rai­sons tech­niques et poli­tiques : inca­pa­ci­té congé­ni­tale de l’É­tat fait pour le gou­ver­ne­ment des hommes à assu­rer l’ad­mi­nis­tra­tion des choses, dan­ger d’une dic­ta­ture d’une caste de hauts fonc­tion­naires bour­geois, rou­ti­niers et irres­pon­sables. Ils tenaient une syn­thèse des aspi­ra­tions socia­listes, syn­di­ca­listes et coopé­ra­tives en orga­ni­sant une ges­tion tri­par­tite par des comi­tés mixtes com­po­sés de repré­sen­tants de l’É­tat des pro­duc­teurs (ouvriers ou tech­ni­ciens) et des consom­ma­teurs. Quant au sec­teur « non expro­prié » il est « diri­gé » par des conseils éco­no­miques for­més éga­le­ment de délé­gués de l’É­tat, des pro­duc­teurs (petits patrons et ouvriers) et des consommateurs.

Il nous est mal­heu­reu­se­ment impos­sible, dans le cadre res­treint de cette étude d’ap­por­ter toutes les pré­ci­sions, néces­saires sur le fonc­tion­ne­ment de l’é­co­no­mie pla­ni­fiée et notam­ment de péné­trer dans le dédale de tous les rouages qui s’im­briquent par­fai­te­ment les uns dans les autres. Nous ne pou­vons dans cet aper­çu géné­ral que rete­nir cer­tains prin­cipes essen­tiels et dénon­cer cer­taines confusions.

Tout d’a­bord, si les tra­vailleurs pris en tant que pro­duc­teurs n’ont qu’une par­ti­ci­pa­tion dans la ges­tion des branches natio­na­li­sées, tout ce qui concerne les condi­tions de tra­vail est régi par des contrats col­lec­tifs pas­sés entre la direc­tion mixte des entre­prises natio­na­li­sées ou bien les grou­pe­ments de petits patrons du sec­teur libre et les syn­di­cats ouvriers ; des délé­gués ouvriers en sur­veillent l’application.

Les diri­geants de chaque entre­prise sont nom­més par le Conseil mixte de la branche d’in­dus­trie et res­pon­sables devant eux, à ce conseil la classe ouvrière jouit d’une triple influence : par l’or­gane de ses propres délé­gués, par ses repré­sen­tants au sein de la délé­ga­tion des consom­ma­teurs qui com­porte à la fois les délé­gués des clients de la branche éco­no­mique déter­mi­née et des coopé­ra­tives de consom­ma­tion devant grou­per la tota­li­té des pro­duc­teurs et, dans une cer­taine mesure, par les délé­gués de l’État.

En effet, et c’est là le pro­blème le plus impor­tant que pose l’or­ga­ni­sa­tion de l’é­co­no­mie mixte, si, selon les pla­nistes eux-mêmes, aujourd’­hui l’É­tat est sou­mis à la tutelle de la grande bour­geoi­sie et n’est que son appa­reil de coer­ci­tion pour régle­men­ter, nor­ma­li­ser l’ex­ploi­ta­tion du pro­lé­ta­riat, lorsque les diri­geants des branches essen­tielles de l’é­co­no­mie auront été expro­priés, l’É­tat, quelles que soient les moda­li­tés de sa consti­tu­tion démo­cra­tique, sera vrai­ment la « chose publique ». L’in­fluence de la classe ouvrière, majo­ri­té numé­rique et classe, éco­no­mi­que­ment et mora­le­ment la plus évo­luée, elle-même sous­traite à l’in­fluence de la pen­sée bour­geoise grâce à la col­lec­ti­vi­sa­tion des moyens d’ex­pres­sion de la pen­sée, sera déter­mi­nante sur ce nou­vel État.

Les théo­ri­ciens, pla­nistes si pré­cis dans la des­crip­tion des rouages de l’é­co­no­mie, se contentent d’ailleurs de sti­pu­ler que l’É­tat sera démo­cra­tique : ils conservent les prin­cipes du régime repré­sen­ta­tif avec gou­ver­ne­ment res­pon­sable devant des assem­blées issues direc­te­ment ou indi­rec­te­ment du suf­frage uni­ver­sel, mais ils ne donnent aucun détail quant au fonc­tion­ne­ment de cet appareil.

Le tra­vailleur aura donc à envi­sa­ger l’ad­mi­nis­tra­tion éco­no­mique sous un triple aspect en tant que pro­duc­teur sous l’angle de la caté­go­rie déter­mi­née à laquelle il appar­tient, en tant que consom­ma­teur sous l’angle de l’in­té­rêt col­lec­tif de l’en­semble des des­ti­na­taires de la pro­duc­tion et enfin en qua­li­té d’élé­ment pré­pon­dé­rant de la col­lec­ti­vi­té il lui appar­tient de conci­lier ces deux inté­rêts par­fois contra­dic­toires. Il est donc fait appel au maxi­mum à ses facul­tés de réflexion et à son esprit d’initiative.

Pour ce qui est des branches encore sou­mises au régime du sala­riat, la ver­tu d’exem­pla­ri­té et sur­tout la sur­veillance très étroite exer­cées sur elles par la col­lec­ti­vi­té au moyen de la répar­ti­tion du cré­dit réglée par le Conseil natio­nal éco­no­mique selon un plan de pro­duc­tion annuel accé­lé­re­ront leur pro­ces­sus de concen­tra­tion et les ren­dront dans un délai encore indé­ter­mi­né mûres pour la ges­tion col­lec­tive ci-des­sus décrite.

Les théo­ri­ciens pla­nistes pré­sentent à notre avis cette supé­rio­ri­té sur les doc­tri­naires mar­xistes purs en ce sens qu’ils n’a­ban­donnent pas à l’im­pro­vi­sa­tion l’or­ga­ni­sa­tion de la socié­té post-capi­ta­liste sans tou­te­fois tom­ber dans l’u­to­pie des construc­teurs d’é­dens puis­qu’ils ne pré­voient que les trans­for­ma­tions réa­li­sables et indis­pen­sables au stade actuel d’é­vo­lu­tion de l’économie.

Mais ces archi­tectes sérieux et méti­cu­leux sont abso­lu­ment muets sur ce qui concerne la démo­li­tion préa­lable des for­te­resses capitalistes. 

Si l’al­liance du pro­lé­ta­riat et des classes moyennes est pos­sible sur cette base, elle néces­site pour abou­tir à ces objec­tifs limi­tés mais capi­taux une direc­tion pro­lé­ta­rienne avec une volon­té d’ac­tion inébranlable.

Ce ne sont pas les classes moyennes hété­ro­gènes qui auront l’éner­gie néces­saire pour faire abou­tir ces trans­for­ma­tions fon­da­men­tales : petits pay­sans et petits com­mer­çants ignorent les causes pro­fondes des maux dont ils souffrent et, pro­prié­taires des pro­duits qu’ils vendent même s’ils sont par ailleurs débi­teurs de sommes plus consi­dé­rables, ils ont une réac­tion ins­tinc­tive à réagir en pro­prié­taire et il leur faut un long effort de réflexion pour admettre l’ex­pro­pria­tion de leurs propres oppres­seurs capi­ta­listes : le plan peut neu­tra­li­ser ces couches, il est rien moins que cer­tain qu’il gal­va­nise la tota­li­té de ces éléments.

Il va de soi que seule la classe ouvrière pour­rait être l’a­ni­ma­trice du mou­ve­ment pla­niste ; peut-être d’ailleurs l’in­com­pré­hen­sion d’une trop large frac­tion des couches petites-bour­geoises contrain­drait le pro­lé­ta­riat, mal­gré lui, à dépas­ser les cadres du Plan au risque de se heur­ter à d’é­normes obs­tacles techniques.

Mais, quel que soit le dosage social de ce mou­ve­ment, le pro­blème reste entier de savoir par quelles méthodes il expro­prie­ra les féo­da­li­tés éco­no­miques. À cette ques­tion capi­tale, les éco­no­mistes, ins­pi­ra­teurs des dif­fé­rents Plans, répondent de manière fort éva­sive. Les uns semblent nour­rir l’illu­sion que devant la force irré­sis­tible de la mys­tique pla­niste les capi­ta­listes céde­ront paci­fi­que­ment et qu’il ne sera pas néces­saire de trans­gres­ser la léga­li­té bour­geoise pour les expro­prier : la puis­sance du mou­ve­ment d’o­pi­nion aurait rai­son des cita­delles d’ai­rain du capitalisme.

D’autres plus sérieux ne font confiance qu’à l’ac­tion directe du bloc des oppri­més selon toutes les moda­li­tés conce­vables mais non précisées.

Nous nous réser­vons d’a­na­ly­ser dans nôtre pro­chaine étude « à la lumière de l’ex­pé­rience » les causes d’a­vor­te­ment des mou­ve­ments pla­nistes. Mais, dès main­te­nant, nous pour­rons dire que la cause prin­ci­pale de leur échec nous paraît rési­der, non dans le carac­tère uto­pique des concep­tions éco­no­miques qui pré­sident à l’é­la­bo­ra­tion des plans, mais dans l’ab­sence d’une tac­tique révo­lu­tion­naire de prise du pou­voir pour la mise en œuvre du Plan.

La Presse Anarchiste