La Presse Anarchiste

Après la grande halte

Il ne s’a­git point que de s’a­mu­ser ou de cher­cher à se confi­ner dans le bon­heur, il nous faut bien mettre la main à la pâte, c’est-à-dire tra­vailler ardem­ment si nous tenons vrai­ment à obte­nir de bons résultats.

Si nous savons por­ter en nous les maté­riaux les meilleurs, nous savons très bien aus­si que le « fond » sur lequel nous nous pou­vons peut très bien nous jouer toutes sortes de tours.

C’est ce qui fait que nous ne man­quons jamais d’être sur nos gardes afin de bien veiller au grain…

Qui­conque n’a pas essayé de s’a­ven­tu­rer à ses risques et périls sur les « grands che­mins de l’exis­tence liber­taire », ne connaî­tra jamais l’an­goisse et la joie des sur­prises, la mal­veillance et la per­fi­die des attaques sournoises.

« Heu­reux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage » (Joa­chim du Bel­lay).

Mais comme nous avons « ça » dans le sang, nous autres les irré­duc­tibles, nous n’a­vons donc plus qu’a nous col­ti­ner avec tout ce qui nous fait obs­truc­tion, afin d’ar­ri­ver à solu­tion­ner en nous la ques­tion trai­tant des anti­no­mies entre l’in­di­vi­du et la société.

Si nous n’a­vons nul­le­ment la pré­ten­tion de nier l’une, en revanche nous tenons par-des­sus tout à bien faire res­pec­ter l’autre.

« J’i­rai où ma propre nature me condui­ra. Cela me contra­rie de choi­sir un autre guide. » (Emi­ly Bronte).

Mais avant tout, il faut bien se dire que ne s’embarque pas qui veut sur la houle tumul­tueuse des acci­dents en per­pé­tuel mouvement !

Com­bien de dési­rs ardents, vio­lents ont suc­com­bé avant même d’a­voir pu goû­ter au délice de la satisfaction…

C’est que les côtes sont tout ce qu’il y a de pénibles à mon­ter et que, sans l’aide de cette per­sis­tance qui nous vient du tré­fonds de nous-mêmes, c’est l’é­chec qui nous attend.

Mais, comme nous avons bien mesu­ré la dis­tance et que, la volon­té de puis­sance aidant, nous savons pou­voir trou­ver en nous ce qui est néces­saire, indis­pen­sable à cette ascen­sion sur­pre­nante, nous arri­vons à fran­chir bien des obs­tacles sans que jamais la las­si­tude ne s’en vienne nous tracasser.

C’est qu’il faut se mettre dans la tête que nous avons entre­pris ce voyage seul et qu’au­cune enti­té n’est là pour nous prê­ter la main…

Ayant plei­ne­ment conscience de notre soli­tude, nous n’a­vons jamais peur de ce grand vide que nous aper­ce­vons aux approches du « but ».

Chaque fois que la béa­ti­tude des confor­mistes bêlants — et tout ce qui en résulte — s’en vient mas­quer notre hori­zon, nous ne man­quons point de faire appel à ce sou­ve­nir vivace et pro­tec­teur qui nous rap­pelle qu’ : « Il est des créa­teurs qui les regardent avec dégoût, avec haine, prêts à tout pour ne pas leur res­sem­bler. Ce sont les for­ce­nés, les fous, rêveurs, saints ou cri­mi­nels. En eux la vraie condi­tion, la vraie des­ti­née de l’homme se découvre. Âmes vivantes, en face des âmes mortes. Ils refusent cet engour­dis­se­ment abject, tels les gar­gouille­ments d’un ventre satis­fait. Ils veillent, et les petites habi­tudes de l’homme sont des rem­parts trop frêles pour offus­quer à leurs yeux l’in­fi­ni redou­table qui les enceint. À chaque ins­tant, le carac­tère inex­pli­cable et oppres­sant de l’exis­tence humaine leur est pré­sent, à la manière d’une angoisse et éloigne d’eux tout repos. » (Gaé­tan Picou Uni­vers de Julien Green, « Terre des Hommes », n° du 2 mars 1946.)

Dési­reux d’al­ler jus­qu’au fin fond des ténèbres pour y confron­ter les marques les plus secrètes de l’es­pé­rance et de la déses­pé­rance humaines, nous appor­te­rons là toutes nos trou­vailles afin que les curieux puissent en profiter :

Je suis là, tout seul avec moi-même, en dehors le temps pré­sent et par delà tous les sous-hommes.

La magie ron­geuse de l’heure qui m’ac­cable et me tient sous son joug, n’est point une forme de la peur : c’est tout sim­ple­ment le reflet vivace et puis­sant de la véhé­mence d’un tem­pé­ra­ment qui ne peut dire son « tout » en ce moment de dés­équi­libre universel.

Ce n’est point l’ombre d’un par­ti, d’un clan, d’une cote­rie qui rage de ne point pou­voir se mesu­rer avec le soleil triom­phant, mais la noble et gaillarde révé­la­tion indi­vi­dua­liste qui étouffe de ne pas pou­voir trou­ver le ter­rain sur lequel lui serait pro­fi­table de gran­dir et de s’épanouir.

Ce ne sont pas seule­ment les maux et les tor­tures endu­rés par mon pauvre sac de peau qui s’en viennent constam­ment figu­rer sur le pal­ma­rès de cette croi­sade tra­gique et inou­bliable, mais toutes les misères côtoyées et les détresses ren­con­trées qui s’ins­tallent à demeure dans mon cer­veau et qui frappent sans arrêt à la porte de ce Cœur qui fut tant de fois ulcé­ré en rai­son de toutes les bles­sures reçues pen­dant son épo­pée sensitive.

Ce n’est ni un « pis­seur de copie », pas plus qu’un jour­na­leux ou un relieur qui se pros­ti­tue afin de gagner la forte somme en cher­chant à pro­cu­rer la petite secousse à ses lec­teurs, mais un par­ti­ci­pant, un membre de cette légion de dam­nés qui, grâce à la canaille, furent sup­pli­ciés au cours d’une expé­rience sans pré­cé­dent peut-être dans l’Histoire.

Si seule­ment une telle mons­truo­si­té pou­vait ser­vir de leçon à tous ces mil­lions et mil­lions d’êtres en déroute !… Mais hélas ! l’Oubli est si fort et compte pour tant dans la vie d’un pauvre homme, qu’il vien­dra une heure où tout sera effa­cé dans la cer­velle légère de ces nou­veaux esclaves…

C’est pour­quoi naî­tra, et est déjà tout ce qu’il y a de forte, une déca­dence qui porte en elle le germe de cette décom­po­si­tion qui est en train de cou­vrir le monde entier.

Le sou­ci est aus­si une forme de l’in­tel­li­gence, encore que cette forme soit exclu­si­ve­ment pas­sive ; la sot­tise n’a point de sou­cis, a dit Goethe.

Cette pen­sée d’hier est tou­jours valable aujourd’­hui et elle le sera demain et aus­si éternellement. 

Il n’y a que ceux qui sont « mar­qués » par je ne sais quelle pré­des­ti­na­tion, c’est-à-dire dont l’exis­tence est tumul­tueu­se­ment excep­tion­nelle, qui sont inca­pables de ne point se sou­ve­nir et de choi­sir cette inquié­tude et ces tour­ments qui les font, c’est vrai, grands et magni­fiques dans leur mal­heur et leur détresse.

Oui, demain sau­ra tout de même par­ler avec connais­sance et res­pect de cette Gran­deur et de cette Noblesse natu­relles !… Ce ne sont cer­tai­ne­ment pas tous les valets de plume à la solde du jour­na­lisme embour­bé dans la fange, les lit­té­ra­teurs de « haute volée » et four­nis­seurs d’é­mo­tions cali­brées et sériées, qui se char­ge­ront de ce grand œuvre.

Ceux-ci et ceux-là sont bien trop dépour­vus des simples facul­tés essen­tielles qui per­mettent à l’Homme véri­table de sen­tir, donc de pen­ser et d’a­gir en consé­quence. Ils conti­nue­ront, comme par le pas­sé, a gâcher et de l’encre et du papier en pro­dui­sant à flots et leurs men­songes et leurs insanités.

Les caboches sont tel­le­ment gan­gré­nées et les cœurs inca­pables de s’ou­vrir à la ten­dresse authen­tique que je suis cer­tain que tous ces scri­bouilleurs sans convic­tion ; ces nou­veaux che­va­liers du pire des mer­can­ti­lismes et de la cor­rup­tion géné­ra­li­sée qui sont encore et tou­jours au ser­vice de Mam­mon et de Plu­tus — auront la par­tie belle…

Nous en avons assez enten­du pour aujourd’­hui, mais comme notre rai­son n’est pas prête de ces­ser d’être en éveil, nous nous remet­trons à l’é­coute quand il le faudra.

C’est au contact de ces « voix » rele­vant de l’ef­fi­ca­ci­té que nous tire­rons ces leçons dont nous nous pro­met­tons bien de profiter.

Comme toute peine mérite salaire, c’est en fouillant à même le tré­sor des actions sor­tant de l’or­di­naire que nous devien­drons de ces arti­sans qui sont à même d’ap­por­ter un peu de rai­son, de beau­té et de fra­ter­ni­té à notre pauvre huma­ni­té en pleine déconfiture.

Don­ner un sens exal­tant à sa vie, c’est-à-dire vou­loir se sor­tir de ce sta­tique qui sied si bien aux mul­ti­tudes, voi­là vers quoi tendent ceux qui ont sen­ti tres­saillir en eux les bou­le­ver­se­ments précipités.

S’il n’est pas tou­jours aisé de bien trou­ver sa route en rai­son de l’i­gno­rance de son déter­mi­nisme, il est louable de ne point se las­ser et de sans cesse entre­prendre de ces expé­riences qui valent tout de même la peine d’être tentées.

[/​A. Bailly/​]

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