La Presse Anarchiste

Au gré des jours

I

Je suis tou­jours éton­né de la peine que prennent les croyants pour essayer de jus­ti­fier leur foi dans l’his­to­ri­ci­té des faits reli­gieux. La foi est chose indé­mon­trable, a dit quelque part Saint Paul. On a la foi ou on ne l’a pas. C’est une ques­tion de sen­ti­ment, autre­ment dit de sen­si­bi­li­té. La foi est absur­di­té, indé­mon­tra­bi­li­té, aban­don du rai­son­ne­ment, affir­ma­tion sans preuve, ou elle n’est rien. Je ne donne pas grand’­chose du croyant qui veut rai­son­ner, docu­men­ter sa foi, l’é­tayer sur des argu­ments à allure scien­ti­fique. Dans l’in­cons­cient de sa pen­sée, le ver ron­geur est ins­tal­lé, il doute en son for intime : sans cela, il ne s’ef­for­ce­rait pas d’ex­pli­quer sa foi. Les mar­tyrs, eux, n’ont jamais ten­té de rai­son­ner leur foi : ils mou­raient, les yeux emplis de visions exta­tiques. Ils croyaient, eux.

Une femme de ma connais­sance me disait un jour : « Un de mes amis est fol­le­ment épris de moi ; or, je sais par­fai­te­ment que ma volon­té n’y est pour rien ». J’ai répon­du : « Madame, ni vous, ni lui, ni moi, nous ne savons ce qui s’est réel­le­ment pas­sé en votre inconscient ».

D’a­près une sta­tis­tique éta­blie en Amé­rique — comme il convient — le nombre des pas­sants arrê­tés par une affiche lumi­neuse est de 3,64 %. Quand l’é­clai­rage est consti­tué par de la lumière colo­rée, il est de 10,4 % ; il monte à 11,94 % avec un éclai­rage de cou­leurs chan­geantes. Ain­si, ce n’est pas l’ex­cel­lence ni la qua­li­té du pro­duit qui retient l’at­ten­tion du pas­sant, c’est l’as­pect de la publi­ci­té. Toute l’hu­ma­ni­té est là, ser­vante de la forme, indif­fé­rente au fond.

Je suis las et dégoû­té jus­qu’à la nau­sée des gens qui parlent de faire le bon­heur du monde entier, qui tracent des plans de socié­tés futures miri­fiques, mais qui sont inca­pables de rendre heu­reux leurs amis immé­diats. J’ai tou­jours dans l’i­dée, chaque fois que je me trouve en pré­sence de pareils cas, qu’il s’a­git de pitoyables vel­léi­taires, mas­quant leur manque d’éner­gie et de bonne foi der­rière une géné­ro­si­té céré­brale qui ne leur coûte rien. Que ne se taisent-ils ? On ne devrait s’oc­cu­per de pro­pa­gande que lorsque dans le petit milieu qu’on s’est créé, on a réus­si à pas­ser de la théo­rie à la pratique.

Je com­prends fort bien qu’on ne puisse pas réa­li­ser toutes ses aspi­ra­tions dans le milieu social. Je com­prends les obs­tacles qui se dressent devant nous et que notre impuis­sance est inapte à sur­mon­ter. Mais dans le petit milieu que nous nous sommes bâtis, dont nous avons choi­si les consti­tuants, que nous recu­lions devant l’ef­fort néces­saire pour mettre d’ac­cord pen­sée et action — voi­là qui dépasse mon enten­de­ment ! Ou alors res­tons soli­taires et repliés sur nous-mêmes, sans amis ni cama­rades intimes.

Il fut un temps où, dans cer­tains « groupes », on ne tolé­rait pas les cama­rades dont les com­pagnes étaient indif­fé­rentes à la pro­pa­gande. Le pré­texte invo­qué était qu’a­vant de faire l’é­du­ca­tion d’au­trui, il fal­lait com­men­cer par sa propre mai­son. De même, on peut conce­voir l’exis­tence de « milieux » où l’on n’ac­cep­te­rait pas de cama­rades dont les com­pagnes sont créa­trices de souf­france ? — Pour­rait-on me repro­cher de ne rien vou­loir avoir de com­mun avec un cama­rade dont la com­pagne m’a été une source de dou­leur et de larmes, donc a agi à mon égard en non-cama­rade ? Pour­rait-on trou­ver éton­nant que je me demande pour­quoi il la pré­fère à moi — à moi dont tous tes efforts tendent à ban­nir la souf­france des rela­tions entre camarades ?

Construc­tion de l’es­prit. Pour aujourd’­hui, mais réa­li­sable demain. Que m’im­porte qu’une construc­tion de l’es­prit soit irréa­li­sable pour le reste du genre humain, si à eux, trois, quatre, elle devient réa­li­sa­tion pour nous.

[/​6 jan­vier 1940./]

II

Fau­dra-t-il admettre comme défi­ni­tif que dans un milieu où on ne se base que sur la loi non-écrite pour régler les rela­tions mutuelles, un des com­po­sants puisse être lésé sans obte­nir de répa­ra­tion ou de com­pen­sa­tion pour le tort qui lui a été cau­sé ? Et sans que per­sonne de ceux qu’à bon droit il consi­dé­rait comme ses amis n’ose ou ne veuille se ran­ger fran­che­ment de son côté — ou rompre, quoi­qu’il doive lui en coû­ter, avec celui qui l’a lésé — ou prendre sans ambages ses res­pon­sa­bi­li­tés, s’il en encourt, pour remé­dier au tort fait.

Puis­qu’on fait tort ou dom­mage impu­né­ment à un ami sans que cela sou­lève en nous une répro­ba­tion véri­table ou une indi­gna­tion sin­cère, com­ment pour­rait-on, sans se moquer de ceux qui nous écoutent, par­ler de la dis­pa­ri­tion des guerres ? Les socié­tés humaines ne sont, en résu­mé, que le pro­duit des cel­lules indi­vi­duelles dont l’ad­di­tion les com­pose, reflé­tant in gros­so la men­ta­li­té, le tem­pé­ra­ment, le carac­tère, la culture, etc., des-dites cel­lules, consi­dé­rées dans la moyenne (c’est pour cela qu’en géné­ral ces socié­tés ont les gou­ver­ne­ments qu’elles méritent, selon l’a­dage bien connu). La paix ne se réa­li­se­ra, n’exis­te­ra, mon­dia­le­ment par­lant, que le jour où, dans n’im­porte quelle col­lec­ti­vi­té, le tort cau­sé à l’un quel­conque de ses com­po­sants sou­lè­ve­ra la répro­ba­tion et l’in­di­gna­tion d’une telle quan­ti­té d’in­di­vi­dus que l’a­gres­seur ou l’empiéteur ver­ra son exis­tence même mise en dan­ger. Des que du domaine de l’u­to­pie cette concep­tion pas­se­ra sur le ter­rain des réa­li­tés, on pré­fé­re­ra plus uti­le­ment l’en­tente à la lutte, la paix la guerre. Mais, de grâce, ne par­lons pas de paie uni­ver­selle, si entre nous, petits grou­pe­ments ou familles d’é­lec­tion, nous ne pou­vons redres­ser les torts ou évi­ter les préjudices.

[/​17 jan­vier 1942./]

Bien sûr, je suis plu­ra­liste, en ami­tié comme dans les autres com­par­ti­ments où le sen­ti­ment s’af­firme. Mais je renie­rais mon « plu­ra­lisme » s’il fal­lait qu’il s’exerce aux dépens ou au détri­ment de qui que ce soit, crée de la dou­leur chez qui­conque de mes amis. Si pra­ti­quer un plu­ra­lisme plus vaste que l’ac­tuel m’ex­po­sait à me mettre en froid avec un ami éprou­vé ou à le perdre, soit parce qu’il en souf­fri­rait, soit parce que je le pla­ce­rais en face d’un fait accom­pli, je crois me connaître assez pour pré­voir que je renon­ce­rais sans mur­mu­rer à cette exten­sion de mon plu­ra­lisme. Car il n’y a pas de défi­cit com­pa­rable à l’é­loi­gne­ment ou à la perte d’un ami cer­tain, sin­cère, éprouvé.

Rien au monde ne porte davan­tage tort à l’a­mi­tié que la dis­si­mu­la­tion ou les cachot­te­ries, même dans les actions qui à pre­mière vue, semblent insi­gni­fiantes. Si la confiance n’y joue pas le pre­mier rôle, il n’est pas d’a­mi­tié conce­vable — je parle bien enten­du de l’a­mi­tié « à la vie, à la mort » et non de cette fré­quen­ta­tion aux mailles plus ou moins lâches que de nos jours on dénomme ami­tié, je ne sais trop pour­quoi. Il est des êtres qui ne conçoivent pas qu’il puisse exis­ter de secret entre amis. Qu’ils aient le moindre soup­çon qu’on se méfie d’eux, c’est-à-dire qu’on leur cache cer­tain geste, cer­tain acte, cer­taine inten­tion, et voi­là qu’ils s’i­ma­ginent être consi­dé­rés comme indignes de telle ou telle confi­dence. Les voi­là tour­men­tés, frois­sés, en proie en doute et à la sus­pi­cion. Même s’ils gardent le silence, leurs jours en sont empoi­son­nés. N’au­rait-il pas mieux valu, avant de contrac­ter ami­tié, s’en­tendre sur ce point déli­cat ? Pour­quoi créer de la souf­france quand il était si facile de l’é­vi­ter et s’ex­po­ser inuti­le­ment à subir un contre-coup impré­vi­sible quant à ses conséquences ?

[/​23 juillet 1942./]

On est par­fois stu­pé­fait en réflé­chis­sant à l’in­dé­li­ca­tesse morale ou sen­ti­men­tale en usage dans trop de milieux ou chez trop de per­sonnes qui se pré­tendent « en marge », « en dehors », « uniques », non-confor­mistes ou autre chose en « iste ». Ces milieux ou ces gens passent une grande par­tie de leur piètre exis­tence à cri­ti­quer le milieu social, dans son corps ou dans ses com­po­sants, à se plaindre des misères qu’il engendre, des injus­tices qu’il tolère, des ini­qui­tés qu’il per­pètre, des atro­ci­tés qu’il couvre de son silence, ― et ce sont les pre­miers par défaut de tact, par manque de réflexion quant à la por­tée de cer­tains des termes qu’ils emploient, des gestes qu’ils accom­plissent, ou de cer­taines des atti­tudes qu’ils adoptent, à déclen­cher chez ceux qui les fré­quentent une misère morale ou sen­ti­men­tale pire que la plus cruelle des détresses phy­siques. Il y a des mots qui blessent, des gestes qui offensent, des atti­tudes qui peinent. Chez les per­sonnes dont l’é­du­ca­tion est fon­cière et non contre-pla­quée, on ren­contre jus­te­ment cette déli­ca­tesse de pro­cé­dés qui pré­fère s’abs­te­nir de cer­taines paroles, renon­cer à cer­taines actions, voire à cer­taines fré­quen­ta­tions, parce qu’elles risquent de pro­vo­quer, voire de créer, du mal­en­ten­du, du regret, de l’a­mer­tume, du cha­grin, ou encore de réveiller un sou­ve­nir dou­lou­reux non encore aboli.

Je me demande si ce n’est pas la pos­ses­sion de ce tact, de cette déli­ca­tesse morale ou sen­ti­men­tale qui carac­té­ri­se­rait ce qu’on pour­rait dénom­mer « l’é­lite ». Et on com­prend alors que cette élite-là méprise la tourbe de ceux qui font fi de ce tact, de cette déli­ca­tesse, main­tienne ses dis­tances vis-à-vis d’elle.

[/​28 juillet 1942./]

III

Si je consi­dé­rais la soli­tude du cœur comme un état nor­mal, comme une mani­fes­ta­tion de bonne san­té morale, j’é­vi­te­rais toute ami­tié, je repous­se­rais toute affec­tion, je demeu­re­rais fer­mé à tout appel d’a­mour, ne vou­lant être ni un créa­teur de décep­tions, ni un auteur de désillusions…

Je ne me creuse pas la tête pour me deman­der si, en amour, ce qu’on appelle géné­ro­si­té est pré­fé­rable ou supé­rieur à ce qu’on appelle égoïsme. Je pose en prin­cipe que l’a­mour réel, pour de vrai, pour de bon, est ou doit être l’a­bou­tis­se­ment, l’é­pa­nouis­se­ment, la flo­rai­son du sen­ti­ment qu’en­gendre l’a­mi­tié, l’a­mi­tié pour de vrai, l’a­mi­tié pour de bon. Je main­tiens que le sen­ti­ment qu’en­gendre l’a­mi­tié ne peut coexis­ter avec le désir de créer, de sus­ci­ter des cha­grins, des sou­cis, du tour­ment. La ques­tion (essen­tiel­le­ment d’ordre pra­tique) que se pose­ra l’a­mie ou l’a­mi, l’a­mante ou l’a­mant, la com­pagne ou le com­pa­gnon, est celle-ci : « Connais­sant le tem­pé­ra­ment ou la capa­ci­té de sup­port de mon par­te­naire, ma conduite à son égard est-elle de nature à le faire, souf­frir ? ». Les dis­ser­ta­tions n’ont rien à voir là-dedans, pas plus que les dis­cus­sions sur l’a­mour qui consti­tuaient le prin­ci­pal passe-temps des oisifs et des oisives de l’Hô­tel de Rambouillet…

C’est parce que « l’âme des hommes » est bâtie sur « une tour­bière », comme l’é­crit quel­qu’un (et je ne l’i­gnore pas) qu’il nous échet, à nous « en dehors », à nous « uniques », à nous non-confor­mistes réels, de faire de l’a­mi­tié, de l’af­fec­tion, de l’a­mour un « but pur et propre », un sen­ti­ment pro­fonde, qui se réserve pour les êtres chez qui dominent les qua­li­tés rares, sin­gu­lières, ori­gi­nales, ce qui n’a rien à faire avec les qua­li­tés qui priment dans le monde des gigo­los et des midi­nettes. Vrai­ment, si, l’a­mour ou le désir dépendent de la cou­leur des yeux, de la nuance des che­veux, de la farine du nez, du bagout, etc., ils sont bien piètre chose et ne valent pas la peine qu’on se soit tant occu­pé d’eux…

[/​3 sep­tembre 1942./]

Je sais bien qu’il existe des tor­tion­naires pro­fes­sion­nels et des sadiques ama­teurs. Mais ceux-là rem­plissent une fonc­tion et ceux-ci sont des cas patho­lo­giques. Mais sup­po­sant que j’in­ter­roge un être nor­mal quel­conque, en bonne san­té phy­sique, d’un moral moyen, et lui demande : « Trou­vez-vous une satis­fac­tion quel­conque dans la connais­sance du fait qu’à cause de vous, de votre com­por­te­ment à son égard, souffre un être humain ? » — je ne crois pas qu’on me réponde sou­vent par l’af­fir­ma­tive. Et m’illu­sion­ne­rais-je que le besoin se ferait alors impé­rieu­se­ment sen­tir d’un’ milieu où le plus grand des crimes serait soit d’être un créa­teur de souf­france chez autrui, soit de se refu­ser à accom­plir l’ef­fort néces­saire pour le guérir…

On ren­contre chez tout véri­table égoïste une fier­té innée, une digni­té, fon­cière qui ne lui per­met pas de rece­voir plus qu’il ne donne, plus qu’il ne prend. C’est cela qui per­met de dis­tin­guer l’é­goïste vrai, l’af­fir­ma­teur de son « ego », du pseu­do-égoïste, du pro­fi­teur, de l’ex­ploi­teur ― ce que n’est jamais « l’U­nique » à la Stir­ner, le pra­ti­quant du « don­nant, don­nant », le mutuel­liste, le réci­pro­ci­taire. Et cela dans tous les domaines : social, éthique, affec­tif. Lorsque des « uniques » contractent ami­tié, ils sous-entendent cet accord tacite : « Je te consomme et tu me consommes, tu es ma pro­prié­té, et je suis ta pro­prié­té, tout ce qui est mien est tien, tout cc qui m’ap­par­tient t’ap­par­tient, tout ce dont je dis­pose est à ta dis­po­si­tion — et vice ver­sa. Tout est com­mun entre nous. Nous sommes l’un pour l’autre ce que nous vou­lons que nous soyons. Mon égoïsme est ton égoïsme et ton égoïsme est mon égoïsme ». C’est seule­ment sur cette cime qu’il ne peut être ques­tion d’in­té­rêt, de béné­fice, de pro­fits. C’est sur ce som­met que réside l’a­mi­tié pour de bon…

Voi­ci mon amie, mon ami, mon amant, mon amante, ma com­pagne, mon com­pa­gnon. Si vous ne vou­lez pas l’ac­cep­ter ou le rece­voir comme tel, vous ne me rece­vrez pas non plus. S’il ne peut fran­chir le seuil de votre porte en ma com­pa­gnie, je ne le fran­chi­rai pas non plus. Si, au milieu de vos assem­blées, je ne puis le pro­duire comme tel, je m’abs­tien­drai de les fré­quen­ter. Car je ne veux pas que par ma faute, direc­te­ment ou indi­rec­te­ment, elle ou il soit humi­lié, reje­té au second plan ou éprouve le sen­ti­ment que j’ai honte de lui. Je suis trop fière, trop fier pour qu’il puisse un ins­tant ima­gi­ner cela. Voi­là le lan­gage de l’a­mi­tié, de la simple ami­tié, celle qui ne se conçoit qu’« à la vie, à la mort » — celle qui ne se veut qu’entre amis ne for­mant « qu’un cœur et qu’une âme »…

Quand j’é­cris ou parle sur des ques­tions rela­tives à l’a­mi­tié ou à l’a­mour, je ne m’a­dresse ni à des por­no­graphes ni des éro­to­manes ni à des obsé­dés, ni des intoxi­qués d’un genre ou d’un autre (quoi que je ne par­tage nul­le­ment les pré­ju­gés cou­rants sur les moda­li­tés de la mani­fes­ta­tion amou­reuse) ni à des trous­seurs de cotillons, ni à des femmes faciles ni à des gigo­los, ni à des midi­nettes, ni des pan­tins, ni à des insen­sibles, ni à des pro­fes­sion­nels des bonnes mœurs, ni à des piliers de caba­ret ou de tri­pot — non, je m’a­dresse à des « ende­hors », à des « uniques » à des non-confor­mistes, à des hommes et à des femmes qui voient et per­çoivent par delà les appa­rences, à des êtres sen­sibles, déli­cats, avi­sés, qui ont déjà un pied dans cette huma­ni­té qui aura éli­mi­né la souf­france de son sein. Et cela dans tous les domaines.

[/​4 sep­tembre 1942/]

Je n’aime pas le gré­gaire. Je n’aime pas le trou­peau. J’aime ceux qui vivent en marge du com­pact, du tas­sé, de l’ag­glo­mé­ré. Ceux-là sont vrai­ment de ma chair et de mon sang spi­ri­tuel, « les miens ».

Sa vie publique ne res­semble en rien à sa vie pri­vée, dites-vous. Sa vie publique est tis­sée toute de rai­son­ne­ment et de connais­sances. Sa vie pri­vée est régie par le sen­ti­ment, se nour­rit de sen­si­bi­li­té. Elles ne se déve­loppent pas sur le même plan.

À force d’être imper­son­nelle, la pen­sée finit par se pros­ti­tuer. Il y a tou­jours de l’es­prit cour­ti­san dans la vulgarisation.

Je cherche dans ma vie publique à être consé­quent intel­lec­tuel­le­ment avec les doc­trines, les théo­ries, les thèses que j’ex­pose publi­que­ment. Je m’ef­force dans ma vie pri­vée d’être consé­quent pra­ti­que­ment avec les sen­ti­ments qui font vibrer mon être.

Je me tiens à égale dis­tance du cœur indi­gent que du cœur innom­brable. Le pre­mier me fait l’ef­fet d’une outre des­sé­chée et racor­nie, le second d’un vase troué dont le liquide s’é­coule et s’é­chappe à mesure qu’on le l’emplit.

J’ai en hor­reur la coquette, la flir­teuse, l’al­lu­meuse et autres femmes de la même farine, autre­ment dit de cette caté­go­rie de filles d’Ève qui jouent ou badinent avec l’af­fec­tion ou l’a­mour, dont les gestes risquent de créer de la souf­france en sus­ci­tant des dési­rs, des pas­sions, des sen­ti­ments qu’elles n’ont pas l’in­ten­tion de satis­faire, aux­quels elle n’é­prouvent aucune envie de répondre. J’es­time que lors­qu’il leur arrive quelque incon­vé­nient dans l’exer­cice de leurs fonc­tions, elles ne l’ont pas volé.

[/​5 décembre 1942./]
Signature Armand

La Presse Anarchiste