C’est la question qui se pose actuellement pour les syndicalistes. De leur décision dépens la vie ou la mort d’un mouvement qui fut le suprême espoir d’affranchissement de la classe ouvrière et qui doit le redevenir.
Il est inutile d’essayer de se dissimuler la gravité de l’heure. Elle est exceptionnelle. Elle est, aussi, de celles qui ne sonnent qu’un fois au cadran de l’histoire. Il convient de ne pas la laisser passer. Il s’agit donc d’en comprendre l’importance, toute l’importance.
Bien qu’on ait souvent usé et même abusé de l’expression, en ces temps particulièrement difficiles, je crois pouvoir affirmer que les syndicalistes sont à un « tournant dangereux » de leur histoire.
Du succès ou de l’insuccès du Congrès des 15 et 16 novembre, à Lyon ; des décisions de ce Congrès, dépendent l’existence et l’avenir du mouvement syndicaliste révolutionnaire français.
Puissent les syndicats, les militants, le Congrès, être vraiment à la hauteur de leur tache.
Si tous ont une claire vision des événements, si tous mesurent les conséquences possibles de la disparition du syndicalisme en France, il vivra, régénéré.
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En dehors de la nécessité de son existence, il faudra dire, encore et surtout, comment vivra le syndicalisme.
Pour cela, il faudra, à cette heure, particulièrement grave, « faire le point » avant de s’engager dans une voie quelconque.
Il faudra se rappeler que le syndicalisme est, à la fois, un mouvement social d’observation et d’interprétation des faits.
Et, tout naturellement, il faudra étudier les plus récents de ces faits, en démontrer la signification et en dégager l’enseignement pour indiquer ensuite, aussi clairement que possible, la ligne de conduite du syndicalisme.
Tout d’abord, nous devons constater la faillite de tous les partis politiques, que ceux-ci soient bourgeois ou ouvriers.
De l’extrême-droite à la gauche « la plus avancée » les partis politiques bourgeois ont démontré leur impuissance totale à résoudre les problèmes posés par les « contradictions internes » du capitalisme et ses nécessités vitales.
De plus, le monde bourgeois ne peut plus nier qu’une nouvelle organisation sociale lui soit nécessaire pour poursuivre son évolution. Cette nouvelle organisation s’élabore d’allieurs chaque jour dans son sein, malgré les résistances de ses forces politiques actuelles qui luttent, contre toute évidence, pour ne point disparaître.
Le capitalisme moderne, avec ses cartels et ses grands trusts internationaux, exige un cadre autrement vaste, souple et mieux approprié que le système élaboré par la Constituante et réformé par Napoléon Ier. Son évolution, son développement, l’assurance de son équilibre exigent que de profondes modifications soient apportées sans délai aux formes politiques désuètes, anachroniques, qui régissent encore la société moderne.
Le capitalisme sait cela, et tous ses efforts tendent à se donner une nouvelle doctrine de gouvernement, à reformer l’État sur de nouvelles bases, à mettre sur pied une nouvelle organisation sociale. Il n’est point besoin d’être grand clerc pour s’apercevoir que Mussolini en tente, en ce moment, l’expérience limitée, mais certaine.
L’avènement de la haute finance, à la direction suprême de l’économie capitaliste, les rôles nouveaux assignés à l’industrie et au commerce, leur classification intérieure, la main-mise sur les matières premières par les grandes banques, sont autant de facteurs qui ont posé le problème de la réorganisation politique et sociale du capitalisme.
Si l’on peut déclarer que l’avenir du monde bourgeois dépend de l’ensemble de solutions qui seront apportées par lui, on peut aussi affirmer sans crainte que le succès ou l’insuccès de cette entreprise gigantesque dépendra davantage encore de l’intelligence, de la clairvoyance et de l’action vigoureuse du prolétariat.
En un mot, quels que soient les efforts tentés par le capitalisme pour rénover ses institutions, pour élargir son cadre, il ne réussira que si le Travail est incapable, par une action cohérente, de longue haleine, vigoureuse et hardie, de s’opposer à son activité.
Si le capitalisme a trouvé, comme tout semble l’indiquer, sa formule nouvelle de gouvernement ; s’il a su établir et tracer le cadre nécessaire à son évolution ; s’il a soigneusement classé ses forces par ordre d’importance ; s’il a trouvé la forme de leur liaison nécessaire, il est de toute évidence que la classe ouvrière doit opérer d’une façon identique. Il ne se trouvera, je pense, personne pour contester l’utilité d’une telle chose.
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En effet, s’il est indéniable que les partis politiques bourgeois, sont impuissants à assurer la restauration et la rénovation du capitalisme, il est également certain que les partis politiques ouvriers sont non moins impuissants à réaliser la moindre parcelle de leur programme en régime bourgeois et moins encore capables, par la conquête du pouvoir et le jeu du Parlement, d’assurer la libération des travailleurs.
Poursuivre, avec de tels moyens de combat la disparition des classes et celle de l’État est, aujourd’hui, chimérique ou enfantin.
La faillite des partis socialistes d’Allemagne, d’Angleterre, de Suède, de Danemark, de Belgique, qui furent ou sont au pouvoir en régime bourgeois, est là pour l’attester.
Celle du parti communiste au pouvoir en Russie depuis 9 ans, aussi totale que celle des partis socialistes, est là encore pour le confirmer. Et il en sera — que dis-je, il en est déjà ― en France comme partout.
La déviation, le fiasco des mouvements syndicalistes social-démocrates liés aux mouvements politiques socialistes ou communistes dans ces mêmes pays, prouvent également que les forces ouvrières ne doivent pas, pour atteindre leurs buts, emprunter cette forme de groupement dans le combat social.
C’est ainsi que se trouvent condamnés à la fois les groupements politiques et économiques actuels dépassés par l’évolution du capitalisme.
Les anciennes luttes des partis bourgeois et ouvriers pour la conquête du pouvoir sont, aujourd’hui, virtuellement terminées.
Maintenant, c’est de luttes de classes qu’il s’agit. Et ce ne sont plus tels ou tels partis, champions momentanés, de ces classes dans l’arène politique, qui se heurtent, ce sont ces classes elles-mêmes, organisées dans toutes leurs parties, dont chacune a une tache distincte à accomplir et doit l’accomplir.
C’est de cette façon que les deux conceptions rivales vont s’affronter désormais. D’une part, le capitalisme prétend assurer sa suprématie en organisant les classes, en les superposant au moyen d’organismes industriels ayant une expression à la fois politique et économique sur le plan local, régional et national, dont la direction serait entre les mains des possédants, ce qui leur donnerait aussi la direction de l’État nouveau.
C’est la solution fasciste. C’est la doctrine sociale de gouvernement de l’Argent, du capitalisme moderne cent pour cent, utilisant et adaptant le syndicalisme à ses nécessités.
D’autre part, les travailleurs veulent supprimer d’abord les classes par l’abolition de la propriété individuelle, par l’expropriation révolutionnaire et faire disparaître l’État, dont l’existence ne se justifiera plus, puisque selon Lénine — et, pour une fois, je me rallie à lui, — l’État est l’instrument d’oppression d’une classe par l’autre. La propriété individuelle, cause d’oppression, disparaissant, il est tout naturel que l’État, effet et instrument de cette oppression, disparaisse également.
C’est ainsi que la lutte va s’engager et c’est pour atteindre ces objectifs que les classes vont s’affronter sous peu.
Il convient donc qu’aux formations capitalistes nouvelles, modernisées, les ouvriers puissent opposer des formations d’égale souplesse, de force supérieure, s’ils veulent vaincre.
De toute évidence, une telle lutte comporte, de part et d’autre, la disparition des Partis. À la force capitaliste unique, organisée sur les bases du syndicalisme adapté aux nécessités de l’action poursuivie par le monde bourgeois, il faut pouvoir opposer la force ouvrière unique. Et, celle-ci ne peut être que le Syndicat, groupement naturel de classe ne rassemblant que des hommes chez qui la concordance des intérêts doit fatalement faire naître l’identité de doctrine, d’idéal et de moyens d’action.
Que pourraient, en effet, contre le nouvel appareil capitaliste, les diverses fractions politiques actuelles de la classe ouvrière qui se combattent mutuellement ?
Quel moyen efficace d’action peuvent avoir à leur disposition ces formations politiques hétérogènes où l’ouvrier et le patron sont « théoriquement (
Désormais, ces formations de lutte ont vécu. De même que les bourgeois égarés dans les partis politiques ouvriers doivent regagner leur classe naturelle, les ouvriers encore embrigadés dans les partis bourgeois doivent rentrer dans le sein de la leur.
Des nécessités prochaines y contraindront d’ailleurs sous peu les uns et les autres.
C’est là établir une démarcation des classes que les marxistes, moins que d’autres, pourront nier.
Elle oblige les combattants à prendre place, de part et d’autre, parmi les leurs. Et rien n’est plus juste.
Personne, en effet, ne peut soutenir qu’il puisse y avoir des patrons réellement socialistes ou communistes. Ils ne le sont que « d’idée » (
Enfin, si on admet que tous les membres d’un Parti qui se dit « de classe » doivent être des travailleurs manuels ou intellectuels, comment justifiera-t-on la nécessité, l’existence de ce parti ? Dans ce cas, il fait double emploi avec le Syndicat et sa disparition ne doit pas soulever l’ombre d’une discussion.
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C’est alors que se pose la question de recrutement et d’organisation du syndicalisme sous la forme nouvelle que j’envisage. J’ai jeté les bases de ce syndicalisme au Congrès constitutif de la C.G.T.U., en 1922. Elles sont condensées dans une résolution dont les communistes de l’époque, et Frossard en particulier, avaient compris toute la portée, toute la signification et tout le danger pour leur parti.
Cette résolution fut à nouveau déposée au Congrès de Bourges par la Fédération du Bâtiment. Les idées qu’elle contient sont le fruit de discussions approfondies avec Victor Griffuelhes déjà trop oublié…
J’y reste fidèle, et plus que jamais je crois qu’elles doivent être matérialisées, par le syndicalisme.
Ce n’est d’ailleurs qu’à cette condition qu’il pourra suffire à toute la besogne révolutionnaire et post-révolutionnaire.
Il faut absolument que le syndicalisme rassemble dans ses organismes, sur le plan de classe, l’ensemble des forces de production et d’échange, c’est-à-dire : les forces scientifiques qui conçoivent, les forces techniques qui dirigent et les forces manuelles qui exécutent, chacune ouvrant à la place qui lui est propre, sans qu’il soit question de la suprématie de l’une d’entre elles.
Reconnaître que seule l’association de ces forces peut assurer la vie sociale nouvelle basée sur l’égalité des hommes, implique nécessairement qu’il faut tenter de la réaliser pratiquement et le plus largement possible avant le déclanchement de la révolution. Après, ou pendant, on risque de ne pouvoir y parvenir comme il conviendrait.
Cela suppose, bien entendu, que le syndicalisme doit élargir son recrutement, l’étendre à l’ensemble de la classe ouvrière et non le restreindre à une certaine partie de cette classe.
Ce n’est pas seulement les ouvriers qui doivent avoir leur place au syndicat, mais tous les paysans, tous les artisans, tous les techniciens, tous les artistes, tous les savants, tous les écrivains, tous ceux qui n’exploitent personne.
Il faut absolument enlever à la classe bourgeoise tous ses auxiliaires, toute cette classe-tampon qui est ouvrière de fait, mais que le capitalisme s’efforce de détacher de l’ensemble, à laquelle il abandonne ou délègue certaines parcelles de son autorité, de ses privilèges sans cesser de lui faire sentir son état de servitude.
Qu’on ne vienne pas me dire que cette tâche est impossible. Elle est déjà en voie de réalisation, mais elle se réalisera sans nous et peut-être contre nous, si nous n’intervenons pas à temps.
Les techniciens, les écrivains, les artistes, les auteurs sont déjà syndiqués. Les uns sont en dehors de la C.G.T., mais d’autres eu font partie. Tous peuvent donc y venir, et c’est à la 3e qu’il faut qu’ils viennent.
Lorsqu’ils auront compris leur véritable rôle, ce sera chose faite.
Je sais que pour en arriver là, il y aura bien des préjugés à vaincre. On doit les vaincre.
Il ne s’agit plus d’établir des degrés dans l’exploitation et de déclarer que les plus exploités sont les seuls représentants de la classe ouvrière. Le seul, le vrai critérium, en société capitaliste, c’est
Notre syndicalisme, s’il veut suffire à la besogne qui lui incombe, doit être moins ouvriériste, il doit s’élargir, ouvrir ses rangs à tous les exploités de quelque façon qu’ils le soient.
S’il ne le faisait pas, ces forces dont il a besoin lui feraient défaut, ou lui seraient nettement hostiles. Il devrait les « conquérir » de force ou de gré ou s’avouer vaincu et céder le pas à l’adversaire qui aurait su les attirer vers lui.
Il doit s’éviter semblable mésaventure. La révolution russe, à cet égard, comme à bien d’autres, doit lui servir de leçon.
Tâche impossible, vont objecter certains camarades ? Tâche possible, affirmerai-je à mon tour ! Imaginez-vous que votre tâche est facile à accomplir comparativement à celle que doit effectuer le capitalisme.
La classe ouvrière n’a qu’à rassembler les siens. Le capitalisme, non seulement doit en faire autant ― ce qui est facile — mais encore, il doit ou tromper ou convaincre la majorité de la classe adverse pour atteindre son but.
Et il ne se décourage pas. Pourquoi ne tenterions-nous pas de remplir notre rôle de classe ?
Si le Congrès de Lyon ne comprend pas cela ; s’il persiste à suivre les errements anciens ; s’il ne jette pas, au moins, les bases d’une telle réorganisation du syndicalisme, il n’aura rien fait. De même, il doit proclamer la cessation de sa neutralité vis-à-vis des partis politiques. Quels qu’ils soient, ne serait-ce que pour justifier leur existence, tous les partis politiques sont des adversaires plus ou moins déclarés du syndicalisme ; tous aspirent à la direction d’un État que les ouvriers rejettent. Il n’y a donc absolument rien de commun entre les Partis dits ouvriers et le syndicalisme. Ce n’est d’ailleurs qu’après leur disparition que le syndicalisme pourra jouer effectivement son rôle. Son devoir est donc de précipiter cette disparition. Le capitalisme, une fois de plus, nous montre la route. Profitons de la leçon.
Au groupement unique des forces bourgeoises, opposons l’action économique et politique du Syndicat, sans nous soucier des barrières légales de 1884 et de 1901.
Et il n’est point besoin, pour cela, d’entrer au Parlement ou dans les organismes gouvernementaux et patronaux.
Il suffit de construire notre mouvement rationnellement, de lutter sur le champ du travail, de détraquer le système patronal et de s’attaquer sans répit au gouvernement. Ce sont d’ailleurs les vraies raisons d’être du syndicalisme.
Au capitalisme moderne, dont le fascisme pourrait être demain l’expression universelle, opposons le syndicalisme anti-étatiste, expression universelle du Travail. Non seulement il s’agit d’être ou ne pas être, main encore d’être vraiment, consciemment ce que le prolétariat attend.
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