La Presse Anarchiste

Haute école

Chaque fois qu’il m’ar­rive de consta­ter qu’un écri­vain, et sur­tout un scien­tiste, a employé, pour s’ex­pri­mer, un lan­gage fina­liste, il des­cend d’un degré dans mon estime. Je me dis : « Pense-t-il réel­le­ment ain­si ? Si oui, quel dom­mage ! Une infé­rio­ri­té que j’i­gno­rais. » Ou bien je me demande : « Veut-il, lui aus­si, nous bour­rer le crane ? » Ou encore : « Est-il assez négligent pour ne pas soi­gner son style ? L’ef­fet qu’au­ra son dire sur le lec­teur lui est-il indif­fé­rent ? Pour­tant un pen­seur hon­nête doit avoir le sou­ci de n’in­duire per­sonne en erreur, même par mégarde. S’il veillait à ce que sa sta­tue ne se lézarde pas, il s’ex­pri­me­rait autrement. »

On rit encore de Ber­nar­din de Saint-Pierre, ce prince du fina­lisme, affir­mant gra­ve­ment dans ses Har­mo­nies de la Nature que si le melon a des côtes c’est que « Dieu a vou­lu que cette cucur­bi­ta­cée se débi­tât faci­le­ment pour être man­gée en famille. »

C’est lui qui, dans le même ouvrage, nous révé­lait ces inten­tions altruistes de la nature :

« C’est pour faire aper­ce­voir de loin les fruits des végé­taux dans leur matu­ri­té que la nature les fait contras­ter alors de cou­leur avec les feuilles qui les ombragent.

« … La nature oppose pareille­ment, sur la mer, l’é­cume blanche des flots à la cou­leur noire des rochers, pour annon­cer de loin aux mate­lots le dan­ger des écueils. »

Pour notre diver­tis­se­ment, je cite­rai quelques âne­ries fina­listes recueillies au hasard de mes lec­tures et dont cer­taines sont peut-être moins comiques, mais aus­si plus nocives que celles de ce grand clas­sique fran­çais qu’est le naïf auteur de Paul et Vir­gi­nie

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À tout sei­gneur… Com­men­çons par Bergson.

Voi­ci quelques phrases extraites des Deux Sources de la Morale et de la Reli­gion :

« La nature a pro­ba­ble­ment vou­lu, en règle géné­rale, que la femme concen­trât sur l’en­fant et enfer­mât dans des limites assez étroites le meilleur de sa sen­si­bi­li­té » (p41, n.1).

« On pré­tend qu’il existe chez la femme des méca­nismes spé­ciaux d’ou­bli pour les dou­leurs de l’ac­cou­che­ment : un sou­ve­nir trop com­plet l’empêcherait de recom­men­cer. Quelque méca­nisme de ce genre semble vrai­ment fonc­tion­ner pour les hor­reurs de la guerre, sur­tout chez les peuples jeunes. La nature a pris de ce côté d’autres pré­cau­tions encore. Elle a inter­po­sé entre les étran­gers et nous un voile habi­le­ment tis­sé d’i­gno­rances, de pré­ven­tions et de pré­ju­gés ». [la nature vou­lant la guerre entre les peuples] (p. 308).

« La maî­trise d’une langue étran­gère, en ren­dant pos­sible une impré­gna­tion de l’es­prit par la lit­té­ra­ture et la civi­li­sa­tion cor­res­pon­dantes peut faire tom­ber d’un seul coup la pré­ven­tion vou­lue par la nature contre l’é­tran­ger en géné­ral » (p. 309).

Volon­té et conscience de la fin pour­sui­vie sont expri­mées ici. Voi­là le pro­ces­sus nature déi­fié, trans­for­mé en être supé­rieur vou­lant et conscient. Et de quel machia­vé­lisme on le doue !

Comme on voit bien que « phi­lo­sophe » a per­du sa signi­fi­ca­tion étymologique !

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Chez le « phi­lo­sophe » Berg­son nous trou­vons l’ex­pres­sion d’un fina­lisme naïf et sin­cère. Nous sommes en pré­sence de sa vraie façon de pen­ser. Mais avec d’autres, la manière fina­liste de s’ex­pri­mer, noyée dans une œuvre en géné­ral scien­ti­fi­que­ment conçue et for­mu­lée, n’est que la mani­fes­ta­tion d’un relâ­che­ment lit­té­raire, d’une lacune dans l’ef­fort de se dire. C’est le cas de Freud, par exemple. Dans Trois Essais sur la Théo­rie de la Sexua­li­té, il écrit (p. 90) :

« Il faut que l’en­fant ait éprou­vé la satis­fac­tion (obte­nue par l’ex­ci­ta­tion de telle ou telle zone éro­gène) aupa­ra­vant pour qu’il désire la répé­ter et nous devons admettre que la nature a fait en sorte que la connais­sance d’une telle satis­fac­tion ne soit pas lais­sée au hasard. Nous connais­sons, en ce qui concerne la région buc­co-labiale, les moyens dont se sert la nature pour arri­ver à ses fins : cette par­tie du corps sert en même temps à la pré­hen­sion des aliments. »

Or l’au­teur de ces phrases lui-même avoue qu’elles ont une tour­nure fina­liste regret­table et il éprouve le besoin de s’en excu­ser. Page 208, note 48, il dit : « Il est dif­fi­cile d’é­vi­ter, dans les expli­ca­tions bio­lo­giques, de ne céder à aucune concep­tion fina­liste. » Peut-être, et encore j’en doute, mais non impos­sible : une atten­tion sou­te­nue et un voca­bu­laire appro­prié per­mettent à tout non-fina­liste un lan­gage adé­quat à sa pensée.

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Voi­ci un autre fait curieux et qui montre com­bien l’é­cri­vain trai­tant de sujets où la nature est en cause doit sur­veiller son lan­gage : toute une série d’ex­pres­sions fina­listes de l’au­teur de l’O­ri­gine des Espèces sont rele­vées par M. Mar­cel Pre­nant dans son Dar­win (pp. 137 – 143).

Je détache quelques-uns — les plus courts — des pas­sages cités par lui :

« La fruc­ti­fi­ca­tion est le prin­ci­pal but de l’acte fécon­dant… Les fleurs sont donc construites de façon à atteindre deux buts qui jus­qu’à un cer­tain point sont antagonistes ».

« La nature abhorre la per­pé­tuelle auto­fé­con­da­tion », (Ici, nous avons en outre une per­son­ni­fi­ca­tion de la nature douée de sentiment.)

« Nous pou­vons admettre en toute confiance que cette modi­fi­ca­tion a été effec­tuée en vue d’as­su­rer la fécon­da­tion croisée. »

Dar­win a été cri­ti­qué à ce point de vue de son vivant et rap­pe­lé à la rai­son, par­fois avec iro­nie, même par des adver­saires fina­listes, tel le due d’Ar­gyll. Dans sa bio­gra­phie de son père, le fils du natu­ra­liste, Fran­cis Dar­win, a expli­qué que c’é­taient là de simples lapsus.

Dar­win lui-même a décla­ré telles ces expres­sions. Écri­vant à A. de Can­dolle le 2 jan­vier 1881 il dit : « En lisant vos remarques sur le mot but dans votre Phy­to­gra­phie, j’ai fait vœu de ne plus m’en ser­vir ; mais il n’est pas facile de se gué­rir d’une habi­tude vicieuse. Il est dif­fi­cile aus­si, pour qui explique l’u­sage d’une struc­ture, d’é­vi­ter le mol but. Dans le cha­pitre « Sélec­tion natu­relle » de l’O­ri­gine des Espèces, il dit éga­le­ment : « Il est de même très dif­fi­cile d’é­vi­ter tou­jours de per­son­ni­fier le mot de nature » ; mais ensuite il explique ce qu’il entend par ce vocable, et son expli­ca­tion est bien d’un maté­ria­lisme et d’un mécaniste.

Pre­nons un exemple, cepen­dant, et nous ver­rons qu’il n’est nul­le­ment dif­fi­cile de ne pas tom­ber dans le ver­biage cou­tu­mier à ceux que Vol­taire appe­lait des « cause-finaliers ».

Dar­win écrit :

« Le labelle déve­lop­pé prend la forme d’un nec­taire allon­gé, afin d’at­ti­rer les Lépi­do­ptères, et nous ferons voir tout à l’heure que, pro­ba­ble­ment, le nec­tar est pla­cé ain­si à des­sein, qu’il ne peut être absor­bé que len­te­ment, dans le but de lais­ser à la sub­stance vis­queuse le temps de deve­nir sèche et dure. »

Or, dans un lan­gage scien­ti­fique châ­tié, on s’ex­pri­me­rait autre­ment, sans effort, en se bor­nant à consi­dé­rer les faits et en les consi­dé­rant non comme l’ef­fet d’« inten­tions » d’une nature per­son­ni­fiée, déi­fiée, mais comme celui d’un concours de diverses causes phy­si­co-chi­miques effi­cientes. Rien, d’ailleurs, n’empêcherait que l’on recher­chât et énon­çât ces causes mais ce n’est pas indis­pen­sable. On dirait donc :

« Le labelle déve­lop­pé prend la forme d’un nec­taire allon­gé, ce qui attire les Lépi­do­ptères qui y viennent pui­ser ; le nec­tar, ain­si pla­cé ne pou­vant être absor­bé que len­te­ment, sa sub­stance vis­queuse a le temps de deve­nir sèche et dure. »

Ain­si le pas­sage en ques­tion ne serait plus enta­ché d’un fina­lisme insen­sé et ridicule.

Mais com­ment un scien­tiste véri­table peut-il se lais­ser aller à de pareilles négli­gences ? Il n’est en aucun cas de jus­ti­fi­ca­tion à l’emploi d’une locu­tion fina­liste, ― non plus qu’au­cune dif­fi­cul­té à l’é­vi­ter — à plus forte rai­son lors­qu’on est bien convain­cu, ain­si que l’é­tait Dar­win, de l’ir­réa­li­té du « des­sein » que des vision­naires découvrent dans les états et les trans­for­ma­tions des êtres et des choses de l’u­ni­vers, les­quels sont sim­ple­ment dus aux mou­ve­ments et com­bi­nai­sons de la matière.

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Et main­te­nant, à titre de mot de la fin, une petite trou­vaille qui ne manque pas de saveur.

Décon­seillant cer­taines opé­ra­tions chi­rur­gi­cales au pied, le pro­fes­seur E. Juva­ra écrit :

« Ces opé­ra­tions touchent à l’in­té­gri­té de la tête méta­tar­sienne, si judi­cieu­se­ment construite. » (Revue de chi­rur­gi­cale, mai 1932.)

Judi­cieu­se­ment, judi­cieux juge­ment : ain­si la Nature (avec une capi­tale, évi­dem­ment !), à moins que ce ne soit notre vieux fan­toche « Dieu » lui-même, fait preuve de juge­ment en construi­sant la tête des os du métatarse.

[/​Manuel Deval­dès/​]

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