La Bataille du 6 novembre dernier — dans un long reportage signé
La grande difficulté résidait dans les moyens de communication. Le site choisi constituait une véritable « île terrestre », entourée de champs de toutes parts, à 1.500 kilomètres du plus proche océan. Deux jours de chemin de fer de Santos à Campo-Grandé, puis de cette station à Ponte-Pora, ville brésilienne frontière la plus proche de l’emplacement élu, deux jours par camion si le temps est favorable, 3, 4, 8 jours si par suite d’un contre-temps (véhicule embourbé par exemple), il faut attendre le passage d’un camion de secours. Par le Paraguay, il faut descendre à Buenos-Aires, 4 jours de bateau jusqu’à Asunción, deux jours d’Asunción à Concepcion, puis de Concepcion à Pedro-Juan Caballero, ville paraguayenne frontière, jumelle de Campo-Grande, une piste plus invraisemblable encore que celle de Campo-Grande, route tellement encaissée que tout croisement y est impossible, ponts presque toujours arrachés ou démolis, rios qu’il faut franchir à gué et qui débordent pendant la moitié de l’année et pour finir un chaos pierreux, dénommé le « Chiriguele », en pente raide, véritable cauchemar des véhicules. Si l’on a la chance de surmonter tous ces obstacles, le trajet de Concepcion Pedro-Juan Caballero exige trois jours. Sinon, mieux vaut utiliser un char à bœufs, moyen de transport le plus usité d’ailleurs pour les marchandises et autres charges.
De Ponte-Pora-Juan Caballero au Campement. 40 kilomètres de piste à suivre. Si l’éloignement de l’« établissement » avait permis de l’acquérir sans avoir à lutter contre une concurrence trop âpre, si les difficultés des communications s’avéraient désagréables, les avantages étaient importants : climat tempéré, salubrité, fertilité, richesses naturelles, etc.
Il fallut donc se débrouiller. On campa dans une estancia abandonnée. Les femmes et les enfants restèrent momentanément à Pedro-Juan Caballero, où une vieille Ford allait, une ou deux fois par semaine, chercher du ravitaillement pour les pionniers. On se nourrissait de manioc, de haricots, de viande sèche, d’une sorte de biscuits appelés galletas, les « verdures » étant presque inconnues dans le pays, le pain un luxe (les indigènes n’aiment que la viande et le maté).
Tout était à faire. Les « pionniers » ne connaissaient même pas leur domaine, faute de chemins pour le parcourir.
Sept ans se sont écoulés. Un village a été édifié. Non sans peine. Il a fallu, sur place, fabriquer tuiles et briques — découvrir les carrières de sable nécessaires — établir les chemins indispensables aux transports, abattre les arbres, scier à la main les planches pour des plafonds, parquets, portes, fenêtres et même les meubles. Il a fallu lutter, non contre un sol hostile (la terre est docile et les cultures européennes s’acclimatent facilement), mais contre les fourmis, une certaine espèce de cervidés, les vaches élevées dans le domaine même, enfin l’indolence des indigènes. Il a fallu créer des clôtures intérieures et extérieures (en fil de fer, difficile à se procurer en période de guerre) d’une dizaine de kilomètres de longueur. Le troupeau de bêtes à cornes se compose actuellement de 4 à 5.000 têtes et on a créé un lac.
Ce ne sont pas les remarques au sujet des difficultés qui sont l’apanage des tentatives de ce genre (changement de site, hostilité et mauvaise foi des indigènes) qui font l’intérêt de ce reportage, mais le degré de résistance des composants de ce milieu nouveau. Beaucoup des membres de l’équipe primitive ne sont plus là. Il semble que les techniciens (serruriers, charpentiers, mécaniciens spécialisés) se soient moins bien acclimatés que les « intellectuels », autrement dit les quelques êtres de culture générale, sans spécialisation, dont la venue ne paraissait pas s’imposer dès l’abord. Or, les techniciens, privés de leur cadre professionnel, familial, se sont, à plus ou moins longue échéance, effondrés. Tandis que les autres, plus souples, se sont mieux adaptés et ont supporté plus allègrement les intempéries morales.
Ce que les habitants de la Nouvelle-Picardie veulent maintenant appeler à eux, ce ne sont pas des professionnels, mais des jeunes gens résolus, doués de culture générale qui, ne sachant rien, se mettront un peu à tout — ou encore de « vrais » paysans aimant la terre. L’interlocuteur de Josette Lyon avoue, d’ailleurs que ce qu’ils ont réalisé finalement, c’est avec l’aide de la main-d’œuvre indigène, tant bien que mal, plutôt mal que bien, puisque les « nés natifs » du pays sont incompétents, paresseux, sans amour-propre professionnel. Et ces réalisations ont été accomplies non sans qu’on enrage et qu’on sue. Tout cela mérite de retenir l’attention.
Josette Lyon évoque avec enthousiasme la poésie de cette atmosphère, de ce monde à part, le charme de ces îlots boisés, de ces toits rouges, de cet étang bleuté comme un lac de montagne, de ces pins qui poussent là où prendra place le futur cimetière, d’une petite fille aux nattes blondes, d’un dogue de ferme noir au plastron blanc. Elle dépeint avec une chaleur communicative ces enfants parlant indifféremment français, espagnol et même guarani (et sans doute portugais), apprenant en même temps à monter un cheval demi-sauvage, à faire des équations du second degré, à assommer un serpent d’un coup de bâton et à goûter… Musset. Ce que nous aurions voulu connaître c’est le chiffre de la population actuelle de la Nouvelle-Picardie.
Les initiateurs de la tentative (qui ne connaissent pas encore tous les recoins de leurs cent mille hectares) affirment poursuivre une œuvre à longue portée, un résultat stable, consistant à transplanter de vieux civilisés sur un sol neuf où, tout en conservant leur raffinement, leur désir de mieux être, leur contact avec un monde primitif infusera un sang plus rouge en leurs cœurs anémiés.
Ajoutons que ce reportage n’indique pas le lieu exact où est édifiée la Nouvelle-Picardie.