La Presse Anarchiste

La Nouvelle Picardie

La Bataille du 6 novembre der­nier — dans un long repor­tage signé josette Lyon nous apporte des nou­velles d’un pro­jet. dont il a été ques­tion autre­fois dans l’en-dehors et qui est deve­nu réa­li­té. Il s’a­git d’une vaste « colo­nie » ou plu­tôt d’un vil­lage — La Nou­velle Picar­die — créé de toutes pièces sur la fron­tière Bré­sil-Para­guay par un groupe de Fran­çais ― une ving­taine ― las d’une « poli­tique qui mène néces­sai­re­ment a la guerre et au désordre, las du bruit, des batailles per­fides, du triomphe des faibles, des odeurs d’es­sence, de vivre pour la gale­rie ». Ils par­tirent donc en avril 1939, non pas en aven­tu­riers en quête de sen­sa­tions rares, ni en explo­ra­teurs, ni en scien­ti­fiques, mais sim­ple­ment pour vivre à leur guise d’une exis­tence plus ration­nelle et exempte des inquié­tudes qui assom­brissent les pers­pec­tives de nos pays civi­li­sés. Non pas d’ailleurs qu’ils eussent l’in­ten­tion de « retour­ner en arrière », de « rede­ve­nir des fils de la nature ». Ils avaient ache­té cent mille hec­tares de champs et forêts inex­ploi­tés et tenaient sur­tout à ce qu’on ne fit pas de publi­ci­té autour de leur ten­ta­tive. Les champs étaient excel­lents pour le bétail, les forets consti­tuées par des essences utiles ou précieuses.

La grande dif­fi­cul­té rési­dait dans les moyens de com­mu­ni­ca­tion. Le site choi­si consti­tuait une véri­table « île ter­restre », entou­rée de champs de toutes parts, à 1.500 kilo­mètres du plus proche océan. Deux jours de che­min de fer de San­tos à Cam­po-Gran­dé, puis de cette sta­tion à Ponte-Pora, ville bré­si­lienne fron­tière la plus proche de l’emplacement élu, deux jours par camion si le temps est favo­rable, 3, 4, 8 jours si par suite d’un contre-temps (véhi­cule embour­bé par exemple), il faut attendre le pas­sage d’un camion de secours. Par le Para­guay, il faut des­cendre à Bue­nos-Aires, 4 jours de bateau jus­qu’à Asun­ción, deux jours d’A­sun­ción à Concep­cion, puis de Concep­cion à Pedro-Juan Cabal­le­ro, ville para­guayenne fron­tière, jumelle de Cam­po-Grande, une piste plus invrai­sem­blable encore que celle de Cam­po-Grande, route tel­le­ment encais­sée que tout croi­se­ment y est impos­sible, ponts presque tou­jours arra­chés ou démo­lis, rios qu’il faut fran­chir à gué et qui débordent pen­dant la moi­tié de l’an­née et pour finir un chaos pier­reux, dénom­mé le « Chi­ri­guele », en pente raide, véri­table cau­che­mar des véhi­cules. Si l’on a la chance de sur­mon­ter tous ces obs­tacles, le tra­jet de Concep­cion Pedro-Juan Cabal­le­ro exige trois jours. Sinon, mieux vaut uti­li­ser un char à bœufs, moyen de trans­port le plus usi­té d’ailleurs pour les mar­chan­dises et autres charges.

De Ponte-Pora-Juan Cabal­le­ro au Cam­pe­ment. 40 kilo­mètres de piste à suivre. Si l’é­loi­gne­ment de l’« éta­blis­se­ment » avait per­mis de l’ac­qué­rir sans avoir à lut­ter contre une concur­rence trop âpre, si les dif­fi­cul­tés des com­mu­ni­ca­tions s’a­vé­raient désa­gréables, les avan­tages étaient impor­tants : cli­mat tem­pé­ré, salu­bri­té, fer­ti­li­té, richesses natu­relles, etc.

Il fal­lut donc se débrouiller. On cam­pa dans une estan­cia aban­don­née. Les femmes et les enfants res­tèrent momen­ta­né­ment à Pedro-Juan Cabal­le­ro, où une vieille Ford allait, une ou deux fois par semaine, cher­cher du ravi­taille­ment pour les pion­niers. On se nour­ris­sait de manioc, de hari­cots, de viande sèche, d’une sorte de bis­cuits appe­lés gal­le­tas, les « ver­dures » étant presque incon­nues dans le pays, le pain un luxe (les indi­gènes n’aiment que la viande et le maté).

Tout était à faire. Les « pion­niers » ne connais­saient même pas leur domaine, faute de che­mins pour le parcourir.

Sept ans se sont écou­lés. Un vil­lage a été édi­fié. Non sans peine. Il a fal­lu, sur place, fabri­quer tuiles et briques — décou­vrir les car­rières de sable néces­saires — éta­blir les che­mins indis­pen­sables aux trans­ports, abattre les arbres, scier à la main les planches pour des pla­fonds, par­quets, portes, fenêtres et même les meubles. Il a fal­lu lut­ter, non contre un sol hos­tile (la terre est docile et les cultures euro­péennes s’ac­cli­matent faci­le­ment), mais contre les four­mis, une cer­taine espèce de cer­vi­dés, les vaches éle­vées dans le domaine même, enfin l’in­do­lence des indi­gènes. Il a fal­lu créer des clô­tures inté­rieures et exté­rieures (en fil de fer, dif­fi­cile à se pro­cu­rer en période de guerre) d’une dizaine de kilo­mètres de lon­gueur. Le trou­peau de bêtes à cornes se com­pose actuel­le­ment de 4 à 5.000 têtes et on a créé un lac.

Ce ne sont pas les remarques au sujet des dif­fi­cul­tés qui sont l’a­pa­nage des ten­ta­tives de ce genre (chan­ge­ment de site, hos­ti­li­té et mau­vaise foi des indi­gènes) qui font l’in­té­rêt de ce repor­tage, mais le degré de résis­tance des com­po­sants de ce milieu nou­veau. Beau­coup des membres de l’é­quipe pri­mi­tive ne sont plus là. Il semble que les tech­ni­ciens (ser­ru­riers, char­pen­tiers, méca­ni­ciens spé­cia­li­sés) se soient moins bien accli­ma­tés que les « intel­lec­tuels », autre­ment dit les quelques êtres de culture géné­rale, sans spé­cia­li­sa­tion, dont la venue ne parais­sait pas s’im­po­ser dès l’a­bord. Or, les tech­ni­ciens, pri­vés de leur cadre pro­fes­sion­nel, fami­lial, se sont, à plus ou moins longue échéance, effon­drés. Tan­dis que les autres, plus souples, se sont mieux adap­tés et ont sup­por­té plus allè­gre­ment les intem­pé­ries morales.

Ce que les habi­tants de la Nou­velle-Picar­die veulent main­te­nant appe­ler à eux, ce ne sont pas des pro­fes­sion­nels, mais des jeunes gens réso­lus, doués de culture géné­rale qui, ne sachant rien, se met­tront un peu à tout — ou encore de « vrais » pay­sans aimant la terre. L’in­ter­lo­cu­teur de Josette Lyon avoue, d’ailleurs que ce qu’ils ont réa­li­sé fina­le­ment, c’est avec l’aide de la main-d’œuvre indi­gène, tant bien que mal, plu­tôt mal que bien, puisque les « nés natifs » du pays sont incom­pé­tents, pares­seux, sans amour-propre pro­fes­sion­nel. Et ces réa­li­sa­tions ont été accom­plies non sans qu’on enrage et qu’on sue. Tout cela mérite de rete­nir l’attention.

Josette Lyon évoque avec enthou­siasme la poé­sie de cette atmo­sphère, de ce monde à part, le charme de ces îlots boi­sés, de ces toits rouges, de cet étang bleu­té comme un lac de mon­tagne, de ces pins qui poussent là où pren­dra place le futur cime­tière, d’une petite fille aux nattes blondes, d’un dogue de ferme noir au plas­tron blanc. Elle dépeint avec une cha­leur com­mu­ni­ca­tive ces enfants par­lant indif­fé­rem­ment fran­çais, espa­gnol et même gua­ra­ni (et sans doute por­tu­gais), appre­nant en même temps à mon­ter un che­val demi-sau­vage, à faire des équa­tions du second degré, à assom­mer un ser­pent d’un coup de bâton et à goû­ter… Mus­set. Ce que nous aurions vou­lu connaître c’est le chiffre de la popu­la­tion actuelle de la Nouvelle-Picardie.

Les ini­tia­teurs de la ten­ta­tive (qui ne connaissent pas encore tous les recoins de leurs cent mille hec­tares) affirment pour­suivre une œuvre à longue por­tée, un résul­tat stable, consis­tant à trans­plan­ter de vieux civi­li­sés sur un sol neuf où, tout en conser­vant leur raf­fi­ne­ment, leur désir de mieux être, leur contact avec un monde pri­mi­tif infu­se­ra un sang plus rouge en leurs cœurs anémiés.

Ajou­tons que ce repor­tage n’in­dique pas le lieu exact où est édi­fiée la Nouvelle-Picardie.

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