La Presse Anarchiste

La philosophie de l’égoïsme

II

Il est temps main­te­nant de don­ner une défi­ni­tion de l’É­goïsme. Il convient de recou­rir aux dic­tion­naires pour y trou­ver l’ex­pli­ca­tion du sens de la plu­part des mots — mais en ce qui concerne les arts, les sciences, la phi­lo­so­phie, i1 y a quelques termes prin­ci­paux qui sont com­pris d’une façon plus pré­cise que la notion géné­rale de la mul­ti­tude de défi­ni­tions don­nées par le dic­tion­naire pour un mot don­né. Le dic­tion­naire est sem­blable à une carte géo­gra­phique, indi­quant la situa­tion d’un pays par rap­port à tous les autres. La défi­ni­tion du dic­tion­naire est objec­tive, elle ne serre pas de près l’a­na­lyse. Son lan­gage est popu­laire, comme, lors­qu’il s’a­git de cou­leurs, on parle du blanc et du noir. Et tout cela suf­fit. Le peuple a besoin de ren­sei­gne­ments parais­sant véri­tables, qui lui ser­vi­ront dans un but pra­tique, et ne néces­si­tant une large exten­sion de ces infor­ma­tions que dans les bornes modé­rées, il se satis­fe­ra donc des brefs aper­çus ou des expli­ca­tions limi­tées que lui dis­pen­sèrent des hommes experts en matière de clas­si­fi­ca­tion lin­guis­tique géné­rale… Les soi-disant syno­nymes ont une signi­fi­ca­tion gra­duée, mais les argu­men­ta­teurs cèdent faci­le­ment à la ten­ta­tion de don­ner une impor­tance égale à deux termes, par­fois avec l’in­ten­tion de noir­cir l’un en lui attri­buant un sens péjo­ra­tif qui appar­tient à l’autre. Dans la dis­cus­sion, l’au­di­teur est habi­tuel­le­ment capable de com­prendre immé­dia­te­ment si l’o­ra­teur, à condi­tion qu’il soit sin­cère, est bien ou mal dis­po­sé à l’é­gard d’un objet, sim­ple­ment en obser­vant les termes dont il se sert en par­lant de son exis­tence. Nous trou­vons rare­ment des sen­tences réunies en quan­ti­té sans qu’elles com­portent un juge­ment moral. D’un point de vue égoïste, de tels juge­ments pour­raient se tra­duire par la repré­sen­ta­tion d’un men­diant exal­tant la charité.

La défi­ni­tion du spé­cia­liste, d’autre part, est sem­blable à une carte géo­gra­phique qui indique la fron­tière entre deux pays, mais ne cherche pas à indi­quer autre chose. Pour le navi­ga­teur la terre est ce qui sous son bateau, n’est pas eau. Pour l’é­co­no­miste poli­tique un lac et une mine de char­bon sont éga­le­ment de la terre. Ces deux spé­cia­listes sont ins­pi­rés par deux dif­fé­rentes séries d’i­dées, c’est-à-dire consi­dèrent diver­se­ment les aspects dif­fé­rents de l’objet.

Le mieux que l’on puisse dire de la défi­ni­tion que la dic­tion­naire de Webs­ter donne de l’É­goïsme est que le lec­teur au cou­rant du sens donne à ce terme tel qu’il est employé dans la phi­lo­so­phie pra­tique depuis nombre de lustres — peut en retrou­ver l’i­dée à la façon dont on découvre un dia­mant dans une boite à ordures. « Habi­tude de… juger de toutes choses par rap­port à ses inté­rêts ou à sa propre impor­tance », voi­ci la défi­ni­tion qui se rap­proche le plus de celle four­nie par Webs­ter [[Le Nou­veau Petit Larousse illus­tré défi­nit ain­si l’É­goïsme : « vice de celui qui rap­porte tout à soi ». Le Cas­sel’s English Dic­tio­na­ry donne une défi­ni­tion plus longue : « Amour pas­sion­né ou exces­sive opi­nion de soi ; habi­tude de réfé­rer tout à soi, et de juger et d’es­ti­mer toute chose par rap­port à ses inté­rêts ou à son impor­tance. El Nue­vo Dic­cio­na­rio de la len­gua cas­tel­la­na (Miguel Tore y Gomez) explique Sim­ple­ment : « Amour exces­sif de Soi-même », etc., etc, (Note du traducteur).]].

Dans quel sens l’in­di­vi­du et ses inté­rêts pour­raient-ils être autre­ment que d’im­por­tance vitale pour lui ? Seule­ment en ce sens que pour éli­mi­ner l’É­goïsme, ses inté­rêts, ne doivent pas être inter­pré­tés comme incluant son inté­rêt intel­lec­tuel et sen­ti­men­tal dans les objets, autrui y com­pris. Mais l’É­goïste pren­dra la liber­té de deman­der com­ment on peut assu­mer de juger de quoi que ce soit si on n’y trouve pas un inté­rêt quel­conque. Sup­po­sons qu’un nou­veau lexi­co­graphe insère dans son dic­tion­naire une défi­ni­tion sem­blable à celle-ci :

Égoïsme, Prin­cipe de la per­son­na­li­té ; doc­trine de l’in­di­vi­dua­li­té ; inté­rêt per­son­nel ; amour de soi.

Je com­men­te­rai cette défi­ni­tion en disant que « doc­trine de l’in­di­vi­dua­li­té » est une expres­sion plus heu­reuse que le simple mot « indi­vi­dua­li­té », car on emploie ordi­nai­re­ment ce vocable pour don­ner l’i­dée de par­ti­cu­la­ri­tés de carac­tère dis­tinctes, notables. L’« inté­rêt per­son­nel » s’en­tend spé­cia­le­ment de l’in­té­rêt pécu­nier et tout autre du même genre, étran­ger à la réci­pro­ci­té qui découle des plai­sirs pro­cu­rés par la cama­ra­de­rie ou de ceux que pro­duit la satis­fac­tion intel­lec­tuelle. « L’a­mour de soi », ordi­nai­re­ment ne son­ger qu’à sa propre satis­fac­tion sans tenir compte des sen­ti­ments des autres.

Toutes ces défi­ni­tions expliquent l’É­goïsme, mais dans des sens spé­ciaux. Le mot anglais sel­fish — égoïste « soi-iste » — à cause de sa ter­mi­nai­son en ish, évoque, par exemple toute une série de qua­li­fi­ca­tifs péjo­ra­tifs, ter­mi­nés éga­le­ment en ish, et qui peuvent se tra­duire par : adon­né « à la four­be­rie » (kna­vish), « au vol » (thie­vish) ― « à la sot­tise (foo­lish) — « à la sot­tise » (foo­lish) ― « à la mal­pro­pre­té » phy­sique ou morale, pour ne pas dire plus (maw­kish) ― livresque (boo­kish), mona­cal (mon­kish), papiste (popish). De sorte que lorsque quel­qu’un agit de façon à sus­ci­ter du dégoût chez autrui, on qua­li­fie son action d’« égoïste », non pas tant parce qu’elle est une mani­fes­ta­tion de son « moi », mais pour la stig­ma­ti­ser en l’af­fu­blant d’une expres­sion com­por­tant mépris et aversion.

Jus­qu’i­ci, l’ins­tinct du lan­gage appa­raît cor­rect, quelque erro­né que puisse être le juge­ment popu­laire concer­nant cer­taines actions qua­li­fiées égoïstes. Faute d’y avoir son­gé, cer­tains auteurs ont mis au compte de l’op­po­si­tion au prin­cipe de l’in­di­vi­dua­li­té, le juge­ment popu­laire, dans son enter, tel qu’il se mani­feste dans sa répro­ba­tion de l’égoïsme.

Il y a cer­tai­ne­ment beau­coup de vrai en cela. C’est le prin­cipe de la per­son­na­li­té et l’é­goïsme du plus grand nombre qui, natu­rel­le­ment, s’é­lève contre l’é­goïsme des autres et le prin­cipe de la per­son­na­li­té chez autrui. L’é­goïste pré­tend que son pâtu­rage sera plus vert et plus riche dans la mesure où, en ce qui concerne ses dési­rs par­ti­cu­liers, autrui se confor­me­ra à la pré­di­ca­tion de l’al­truisme et de l’ab­né­ga­tion de soi ― les­quels termes, le génie de égoïsme affirme astu­cieu­se­ment être syno­nymes chaque fois qu’ils servent ses fins. L’ab­né­ga­tion de soi, dans son sens abso­lu est évi­dem­ment une folie, tan­dis que l’al­truisme peut être de l’é­goïsme dépouillé de tout carac­tère le ren­dant anti­pa­thique à autrui, (autre­ment dit l’in-égoïsme de l’e­go). Il s’a­git là d’une ana­lyse nou­velle et je ne pré­tends pas que ceux qui se servent du mot altruiste ou de l’ex­pres­sion « dépour­vu d’é­goïsme » soient conscients de la valeur de la ter­mi­nai­son iste ou du pré­fixe in ; si je me réfère aux défi­ni­tions du dic­tion­naire de Webs­ter concer­nant le per­son­na­lisme et l’a­mour de soi, c’est sim­ple­ment pour insis­ter sur leur emploi courant

(à suivre)

[/​James L. Wal­ker

tra­duc­tion E. Armand/​]

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