La Presse Anarchiste

La psychanalyse et l’initiation sexuelle de l’enfance

[(Quelle est la posi­tion de la psy­cha­na­lyse à l’é­gard de l’i­ni­tia­tion sexuelle de l’en­fant ? Il nous a sem­blé que les lignes sui­vantes ― emprun­tées à l’in­té­res­sant ouvrage de Charles Bau­doin : L’âme enfan­tine et la psy­cha­na­lyse ― four­nis­saient la meilleure réponse à cette question.)]

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Selon Freud, « la curio­si­té sexuelle de l’en­fant com­mence de bonne heure, par­fois avant la 3e année [[Freud : Intro­duc­tion à la psy­cha­na­lyse, p.341.]] ». Et comme le dit Jones par une for­mule très simple, qu’il fau­drait mettre en exergue de toute péda­go­gie : « L’en­fant est plus intel­li­gent qu’on le croit. » [[Jones : trai­té de psy­cha­na­lyse cap xxx­vii.]] Un gar­çon de 14 ans, obsé­dé sexuel, obser­vé par Mme Sophie Mor­gens­tern, dit lui-même, à son ana­lyste, en par­lant des sou­ve­nirs de sa plus petite enfance : « Les enfants observent beau­coup plus que les adultes ne croient. Beau­coup de choses se gravent dans la mémoire du petit enfant » [[S. Mor­gens­tern : La psy­cha­na­lyse infan­tile…, p. 71.]]. Le sen­ti­ment de culpa­bi­li­té qui frappe les curio­si­tés inter­dites est sans doute pour beau­coup dans les inhi­bi­tions en ver­tu des­quelles le déve­lop­pe­ment intel­lec­tuel est loin de tou­jours répondre, par la suite, aux belles pro­messes de ce pre­mier âge. Un pre­mier point acquis, c’est qu’il faut à tout prix évi­ter de culti­ver ce sen­ti­ment de culpa­bi­li­té en répon­dant brus­que­ment aux ques­tions de l’en­fant, en lui en fai­sant honte, en lui disant qu’« on ne parle pas de cela ». Un second point, c’est que s’il n’est pas pos­sible de ren­sei­gner l’en­fant sur tout ce qui touche à la vie sexuelle, il fau­drait du moins « ne jamais lui men­tir quel que soit son âge » [[Jone : v.k. p. 818.]]

Ce n’est pas une rai­son pour tom­ber dans l’exa­gé­ra­tion des expli­ca­tions pré­ma­tu­rées. Mme Mor­gens­tern [[S. Mor­gens­tern : v. k. cit., p.86.]] avoue avoir éprou­vé un éton­ne­ment bien légi­time lorsque lisant un tra­vail de Miss Searl (La fuite dans la réa­li­té), elle tom­ba sur un pas­sage où l’au­teur raconte tran­quille­ment ceci : À un enfant de 3 ans, qui vou­lait abso­lu­ment savoir le fonc­tion­ne­ment de son poêle élec­trique, elle crut devoir expli­quer que ce n’é­tait là que le désir de savoir « com­ment le pénis de son père tra­vaille pen­dant la nuit dans sa mère ». Ces sortes d’exa­gé­ra­tion sont fâcheuses pour la psy­cha­na­lyse. Mme Mor­gens­tern, tout en admet­tant que la manie qu’ont les enfants de poser des ques­tions sans fin dis­si­mule tou­jours des curio­si­tés sexuelles, estime sage­ment que « nous ne ren­dons aucun ser­vice à l’é­lu­ci­da­tion sexuelle de l’en­fant, si nous lui don­nons des détails sur la vie sexuelle qu’il ne nous demande pas encore à savoir et qu’il n’est pas encore capable d’assimiler ». 

En géné­ral, il n’est oppor­tun de par­ler à l’en­fant que lors­qu’il ques­tionne, et de répondre stric­te­ment à sa ques­tion. Cepen­dant « lors­qu’un enfant, arri­vé à l’âge de quatre ou cinq ans, ne pose pas spon­ta­né­ment de ques­tions se rap­por­tant aux choses sexuelles, on doit se méfier, car il y a alors tout lieu de soup­çon­ner qu’il a réus­si à com­prendre, d’a­près l’at­ti­tude des parents, que c’est là un domaine qui lui est inter­dit d’ap­pro­cher ; il convient alors de prendre des mesures plus actives, en y met­tant, bien enten­du, tout le tact néces­saire. » [[E. Jones : trai­té de Psy­cha­na­lyse p. 819.]]

Jones estime d’ailleurs que l’é­du­ca­tion sexuelle trouve dif­fi­ci­le­ment sa place à l’é­cole, sinon pour autant qu’elle fait par­tie de l’en­sei­gne­ment de l’a­na­to­mie et de la phy­sio­lo­gie. Un édu­ca­teur, selon lui, doit seule­ment être à même de four­nir les expli­ca­tions indi­vi­duelles néces­saires dans les rares cas qui peuvent se pré­sen­ter. Pfis­ter [[O. Pfis­ter : La psy­cha­na­lyse au ser­vice de l’é­du­ca­teur, p. 174.]] estime qu’il appar­tient aux parents de répondre aux curio­si­tés de l’en­fant et de lui ins­pi­rer le res­pect des lois de la nature. Il rap­pelle en outre l’a­ver­tis­se­ment de Rank et de Sachs selon qui il faut évi­ter d’im­po­ser d’emblée à l’en­fant des connais­sances sexuelles même saines.

L’ex­pé­rience montre que les expli­ca­tions sont quel­que­fois dif­fi­ci­le­ment assi­mi­lées par l’en­fant ; il paraît les com­prendre, mais pré­fère reve­nir à ses fan­tai­sies, à ses his­toires de choux ou de cigognes, à ses théo­ries propres. Il y a à cela plu­sieurs rai­sons : d’a­bord une ques­tion de stade de déve­lop­pe­ment intel­lec­tuel, que l’on ren­contre, comme l’a mon­tré Pia­get à pro­pos de toute expli­ca­tion en quelque domaine que ce soit (l’en­fant répète des lèvres les expli­ca­tions de l’a­dulte, mais il a les siennes) ; ensuite, des fac­teurs affec­tifs. Nous avons déjà vu un cas où une fillette, par jalou­sie, refuse d’ad­mettre que sa petite sœur ait vécu dans le corps de sa mère. Mais le tabou, la culpa­bi­li­té, doit jouer un rôle de pre­mier plan dans ce refus de com­prendre ; et ce tabou est géné­ra­le­ment culti­vé par l’at­ti­tude des parents dans les pre­mières années. Lorsque, ensuite, l’ex­pli­ca­tion franche inter­vient, l’en­fant qui a accep­té le tabou tend à la refu­ser : et cela ne prouve pas néces­sai­re­ment que l’ex­pli­ca­tion vient trop tôt, mais peut-être qu’elle vient trop tard, après la consti­tu­tion d’un tabou trop violent. J’ai vu un gar­çon, déjà grand — de 11 ans — Geor­gio, que, d’ac­cord avec la mère, je dus entre­prendre sur cette ques­tions afin d’at­ta­quer cer­tains troubles — retard sco­laire, dis­trac­tion, énu­ré­sis, — qui sem­blaient n’être pas sans rap­port avec les curio­si­tés inter­dites. Quand je lui par­lai, il devint plus dis­trait que jamais et me dit : « C’est drôle, depuis que vous me par­lez de cela, c’est, comme si je ne com­pre­nais pas, comme si je ne pou­vais pas écou­ter », ce qui est une jolie expres­sion du tabou. Il est cer­tain que cet enfant était déjà plus infor­mé qu’il ne le croyait lui-même, mais ce qu’il avait appris lui était venu de cama­rades, lui avait été pré­sen­té sous une forme répu­gnante, et avait ren­for­cé le tabou, de sorte que cela avait été plus ou moins refou­lé der­rière des sou­ve­nirs-écrans : « Des cama­rades m’ont par­lé d’un cra­paud qui vit dans l’A­mé­rique du Sud, et qui secrète un liquide blan­châtre ; mais je ne sais pas si c’est vrai ».

En tout état de cause, il semble que l’on n’ait qu’à gagner en ne fai­sant jamais aucun mys­tère de la dif­fé­rence ana­to­mique des sexes, en évi­tant tous les sous-enten­dus à ce sujet, et en infor­mant l’en­fant, même très jeune, du rôle de la mère. Les ques­tions sur le rôle du père sont en géné­ral beau­coup plus tardives.

Le doc­teur Ch. Odier [[Ch. Odier : Curio­si­té mor­bide.]] estime que l’i­ni­tia­tion com­plète au pro­blème de la géné­ra­tion doit se tenir prête entre 9 et 12 ans. Il estime que les parents ne sont pas les plus qua­li­fiés pour s’en char­ger. Un méde­cin doué de tact, un psy­cha­na­lyste assu­me­rait ce rôtie avec plus d’ef­fi­ca­ci­té. À par­tir de la puber­té, c’est bien tard ; l’ex­pli­ca­tion est moins facile qu’a­vant, car elle risque de pro­vo­quer une exci­ta­tion géné­sique qui n’a pas lieu chez l’en­fant plus jeune. À la véri­té, dans actuel des habi­tudes, on arrive presque tou­jours trop tard, et après que l’en­tant a été infor­mé par des voies moins pures.

Crain­dra-t-on que l’ex­pli­ca­tion franche, en pré­ve­nant les acci­dents que nous avons vus, n’empêche aus­si ces trans­ferts heu­reux de la curio­si­té sur d’autres branches du savoir ? À la véri­té, ces trans­ferts demeu­re­ront inévi­tables, car les réponses les plus sin­cères ne satis­fe­ront jamais la curio­si­té de l’en­fant. L’on sait que tout fait intel­lec­tuel ne se conçoit qu’en fonc­tion de l’ac­ti­vi­té. « Com­prendre, dit Janet, c’est savoir fabri­quer », et nous ren­con­trons plus loin un petit gar­çon qui vou­drait être fille parce qu’une fille « fabrique » des enfants. L’ex­pé­rience montre que les expli­ca­tions trop, théo­riques sur la sexua­li­té, les com­pa­rai­sons avec les pis­tils et les éta­mines, etc., ne répondent pas à la curio­si­té de l’en­fant il : faut que l’ex­pli­ca­tion, sous peine d’être inutile, fasse une place au plai­sir, à la caresse, à la joie de l’a­mour [[Vid. Feren­zi, DieAn­pas­sung der Famille an dar Kind. Mme Marie Bona­parte (de la pro­phy­laxie infan­tile des névroses, p.48, insiste à son tour sur ce point. L’ex­pli­ca­tion qui passe sous silence l’élé­ment plai­sir ébran­le­ra encore et tou­jours, la confiance de l’en­fant dans ses parents. Elle ajoute : « Et la dis­cus­sion franche de l’o­na­nisme infan­tile avec l’en­fant, si de tels édu­ca­teurs s’y hasar­daient, en serait trou­blée. — Pour­quoi me cachent-ils, pen­se­rait l’en­fant, quand il s’a­git d’eux-mêmes, ce dont, moi, je dois par­ler lors­qu’il s’a­git de moi ? »]] ― et c’est bien là le point le plus déli­cat. Ce qu’il y a der­rière toute curio­si­té, ce n’est pas seule­ment le désir de savoir, mais le désir de faire ; der­rière la curio­si­té sexuelle de l’en­fant. il y a incon­tes­ta­ble­ment le désir de par­ti­ci­per à la vie sexuelle de l’a­dulte. Et comme cela est en tout points impos­sible, un élé­ment d’in­sa­tis­fac­tion demeu­re­ra très suf­fi­sant pour pro­vo­quer des trans­ferts et des subli­ma­tions. Au contraire, lorsque l’on n’a pas répon­du à la curio­si­té de l’en­fant, c’est alors qu’il ris­que­ra le plus de suc­com­ber, — pour s’in­for­mer. — à des expé­riences sexuelles pré­coces et perverses.

De même qu’on ne peut pas satis­faire abso­lu­ment la curio­si­té de l’en­fant, il semble bien qu’on ne puisse pas d’a­van­tage lever entiè­re­ment le tabou et la culpa­bi­li­té qui affectent cette curio­si­té et comme d’autres tabous, doivent bien faire par­tie du pri­mi­tif, être plus ou moins innés, héré­di­taires. Mais ce qu’on est en droit de pro­po­ser, c’est d’al­lé­ger, au lieu de culti­ver comme on le fait, le sen­ti­ment de culpa­bi­li­té qui peut, en s’ag­gra­vant, entrai­ner les pires consé­quences… [[ L’âme infan­tile et la psy­cha­na­lyse, Ed. Dela­chaux et Niest­lé, Neu­châ­tel et Paris, 1931.]]

[/​Charles Bau­douin/​]

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