La Presse Anarchiste

La question de population

Quatre théories différents

Du 17 au 28 juin 1929 — relate The Birth Review Control (revue amé­ri­caine consa­crée à la limi­ta­tion rai­son­née des nais­sances) — ont été don­nées, à Chi­ca­go, huit confé­rences consa­crées à la ques­tion de popu­la­tion [[ Popu­la­tion, by Cor­ra­do Gini, Shi­ro­shi Nasu, Oli­ver E. Baker and Robert R. Kuc­zyns­ki. The Uni­ver­si­ty of Chi­ca­go Press.]].

Les trois confé­rences de Cor­ra­do Gini ont por­té sur : Le cycle de l’As­cen­sion et de la Chute de la Popu­la­tion. Selon lui, il existe « deux opi­nions dia­mé­tra­le­ment oppo­sées » concer­nant le pro­blème : celle qui craint la sur­po­pu­la­tion et celle qui redoute que la race blanche cesse bien­tôt de s’ac­croître et soit sub­mer­gée par les humains de cou­leur. Ces deux vues oppo­sées cor­res­pondent à deux dif­fé­rentes théo­rie de la popu­la­tion. La pre­mière est la théo­rie de l’ac­crois­se­ment géo­mé­trique de la popu­la­tion, l’une des bases de l’é­di­fice mal­thu­sien ; l’autre est la théo­rie (que Gini fait sienne) de l’as­cen­sion et de la chute cycliques de la popu­la­tion. « J’ai tou­jours été et je suis encore, a‑t-il dit, un par­ti­san convain­cu de la théo­rie cyclique, et depuis plus de 20 ans, je me suis effor­cé de ras­sem­bler des faits et des argu­ments pour l’étayer. »

Selon Gini, les nations ― qu’il défi­nit comme des « groupes humains ayant une per­son­na­li­té non seule­ment au point de vue poli­tique et cultu­rel, mais encore au point de vue bio­lo­gique » — se déve­loppent selon une para­bole. Par un pro­cé­dé inex­pli­qué et qui tient de la magie, cette para­bole se trans­forme en cycle, Ses efforts pour don­ner consis­tance à sa théo­rie semblent pué­rils. Il ne paraît même pas s’être don­né la peine d’ex­pé­ri­men­ter sur les mouches à fruits, comme le fit Pearl, mais sort sa théo­rie de son cer­veau, la fon­dant sur une bio­lo­gie désuète et sur des théo­ries ima­gi­naires de l’hé­ré­di­té. Il semble avoir amal­ga­mé les théo­ries de Dou­ble­day, Spen­cer, Pen, et Pearl. Selon Gini « les ¾ de la géné­ra­tion qui sur­vit des­cend… du 13 ou du 18 de la géné­ra­tion en voie de dis­pa­ri­tion » …« espé­rer amé­lio­rer la race en sti­mu­lant arti­fi­ciel­le­ment la fécon­di­té des classes supé­rieures est une illu­sion »… Le taux réduit de la nata­li­té chez les classes supé­rieures est dû au fait « que l’im­pul­sion de l’ins­tinct sexuel a ces­sé »… D’une manière ou d’une autre « la nature ajuste les ten­dances psy­chiques aux capa­ci­tés phy­sio­lo­giques des classes qui ont pro­gres­sé davan­tage le long de la para­bole de leur évolution ».

Gini croit que les nations meurent de mort vio­lente ou natu­relle, mais cette mort peut être évi­tée et on peut opé­rer une renais­sance par l’in­jec­tion du sang des jeunes races dans les vieilles. L’hé­ré­di­té a lieu selon la théo­rie men­dé­lienne et les nations deviennent puis­santes plu­tôt par un amal­game de races ne se dif­fé­ren­ciant pas exa­gé­ré­ment que par une fusion de cultures… « Les per­sonnes qui émigrent sont celles qui sont le moins adap­tées à leur envi­ron­ne­ment phy­sique et social, non seule­ment au point de vue phy­sique, mais encore au point de vue intel­lec­tuel et moral ». Au cours de ces trois confé­rences, il donne peu d’im­por­tance aux fac­teurs social et psy­cho­lo­gique. À vrai dire, Gini appa­raît davan­tage comme un pro­pa­gan­diste que comme un homme de science. L’o­pi­nion du pro­fes­seur Wolfe sur la théo­rie de Pearl semble à sa place ici. « Il y a trop loin de mouches à fruits dans un bocal à des êtres humains qui ont déjà goû­té d’une auto-direc­tion ration­nelle. Il y a un fata­lisme dans les courbes sta­tis­tiques qui n’est pas jus­ti­fié, par les faits sous-jacents. Nous sommes trop dis­po­sés à négli­ger les motifs humains qui gisent der­rière les phé­no­mènes que nous repor­tons sur nos dia­grammes loga­rith­miques. La direc­tion future d’une courbe ne peut se pré­dire que si l’on connaît les motifs et les chan­ge­ments futurs qu’ils subi­ront selon toute pro­ba­bi­li­té. Mais les fac­teurs psy­cho­lo­giques ne sont pas tou­jours pré­vi­sibles. C’est là où gît le défaut de l’a­na­lyse mal­thu­sienne ; c’est là le grand défaut des ouvrages qui traitent, cou­ram­ment de la ques­tion de popu­la­tion » [[ Popu­la­tion Pro­blems in the Uni­ted States and Cana­da.]].

Les trois confé­rences du pro­fes­seur Nasu sur la Popu­la­tion et les Moyens de Sub­sis­tance ont été inté­res­santes, saines, logiques. Il expose que ce que nous appe­lons sur­po­pu­la­tion ou sous-popu­la­tion ne signi­fie rien tant que nous ne consi­dé­rons pas l’é­ta­lon de la vie. En outre, dans toute nation, il y a vrai­sem­bla­ble­ment sur­po­pu­la­tion ou sous-popu­la­tion, rela­ti­ve­ment à l’é­ta­lon de la vie des diverses classes. Le niveau de la vie d’un groupe peut s’é­le­ver alors que s’a­baisse celui d’un autre groupe. Il y a sur­po­pu­la­tion « chaque fois qu’il y a plus de popu­la­tion que n’en peut sup­por­ter une socié­té don­née sans abais­ser le niveau de vie moyen des masses ». La sur­po­pu­la­tion peut se mani­fes­ter sous la forme d’une aug­men­ta­tion du chô­mage, d’un abais­se­ment du pou­voir d’a­chat des salaires, d’une exces­sive sub­di­vi­sion du sol arable en par­celles tou­jours plus menues. Le niveau ou éta­lon géné­ral de la vie des masses est déter­mi­né par « la pro­duc­ti­vi­té de la socié­té », « le coef­fi­cient de la divi­sion de la richesse entre les masses, prises en géné­ral, et un petit nombre de membres for­més de ladite socié­té » et le « nombre de citoyens moyens ». La solu­tion du pro­blème de la popu­la­tion peut être trou­vée dans « l’aug­men­ta­tion de la pro­duc­tion par le déve­lop­pe­ment de la tech­nique ou l’é­li­mi­na­tion du gas­pillage », « en chan­geant le coef­fi­cient de la divi­sion de la richesse par­mi les dif­fé­rentes, classes sociales », ou par une régle­men­ta­tion de la population.

Nasu croit que « la science de l’eu­gé­nisme n’est pas encore suf­fi­sam­ment déve­lop­pée pour consti­tuer un guide infaillible », mais que la méthode actuel­le­ment la plus sûre consiste en l’a­dop­tion de mesures saines en vue de res­treindre la repro­duc­tion des familles anor­males et défi­cientes, peu importe la classe à laquelle elles appar­tiennent. L’un des remèdes de la sur­po­pu­la­tion est dans l’é­lé­va­tion du niveau de la vie. Si le pro­blème de la popu­la­tion est dif­fé­rent selon qu’il s’a­git de l’O­rient ou de l’Oc­ci­dent, la cause en est au fait que la race blanche domine envi­ron les 89 de la sur­face du globe ― que l’a­gri­cul­ture domine dans les pays orien­taux — et qu’il existe des diver­gences dans l’im­por­tance rela­tive de la vie urbaine et familiale.

Selon Nasu, lorsque le pro­blème de la sur­po­pu­la­tion dis­pa­raît, celui de la sous-popu­la­tion se pose. Lors­qu’un pays capi­ta­liste atteint un cer­tain déve­lop­pe­ment, la capa­ci­té d’ab­sor­ber une popu­la­tion crois­sante dimi­nue, car les machines se sub­sti­tuent à la main-d’œuvre humaine, et des dépres­sions éco­no­miques pério­diques retardent le déve­lop­pe­ment géné­ral, ame­nant le chô­mage. Par suite « la ques­tion quan­ti­ta­tive de la popu­la­tion dans un pays capi­ta­liste n’est pas sim­ple­ment un pro­blème dépen­dant de l’homme et de son envi­ron­ne­ment natu­rel, mais plu­tôt un pro­blème se rela­ti­vant à l’homme et à son sys­tème éco­no­mi­co-social. » Nasu fait des com­pa­rai­sons inté­res­santes entre les États-Unis, la Rus­sie et le Japon. Les États-Unis et la Rus­sie sont deux pays dia­mé­tra­le­ment oppo­sés l’un à l’autre et il sera inté­res­sant de voir lequel des deux exer­ce­ra le plus d’in­fluence sur le monde. La Rus­sie est la plus orien­tale des nations occi­den­tales, tan­dis que le Japon est la plus occi­den­tale des nations orien­tales. Shi­ro­shi Nasu, qui est d’o­ri­gine japo­naise, croit que si on abat­tait les bar­rières arti­fi­cielles, oppo­sées à l’é­mi­gra­tion japo­naise « l’ef­fet psy­cho­lo­gique en résul­tant serait pro­di­gieux, car lors­qu’on vous refuse quelque chose inten­tion­nel­le­ment, sa valeur est très sou­vent sur­es­ti­mée, sans comp­ter le pro­fond res­sen­ti­ment que vous cause ce refus ».

Baker dans sa confé­rence sur les Ten­dances de la pro­duc­tion agri­cole dans l’A­mé­rique du Nord et ses rap­ports avec l’Eu­rope et l’A­sie, repro­duit un grand nombre de faits expo­sés dans ses autres écrits. Il montre com­ment s’ac­croît et décroît la pro­duc­tion et la consom­ma­tion de plu­sieurs articles d’a­li­men­ta­tion et com­ment un peuple trans­forme sa nour­ri­ture. L’a­li­men­ta­tion des Amé­ri­cains se trans­forme, semble-t-il, avec une grande rapi­di­té et si « elle deve­nait sem­blable à celle de l’Al­le­magne avant la guerre (ali­men­ta­tion copieuse), il fau­drait 40 mil­lions d’acres [[L’acre vaut 0 hect. 405 envi­ron.]] de moins de terre arable, actuel­le­ment il reste envi­ron 500 mil­lions d’acres de terre poten­tiel­le­ment culti­vable aux États-Unis ». De 1920 à 1925 inclus, le rem­pla­ce­ment des che­vaux et des mulets par les auto­mo­biles et les trac­teurs a libé­ré 10 mil­lions d’acres de terre à céréales. En 1928, ce chiffre s’est pro­ba­ble­ment éle­vé à 20 mil­lions d’acres. La plu­part des ter­rains ain­si libé­rés sont consa­crés à l’é­le­vage, en vue de la pro­duc­tion de viande et de lai­te­rie, et à la culture du coton. Baker expose que 7 mil­lions de fer­miers aux États-Unis et au Cana­da (moins de 4 % des tra­vailleurs agri­coles du monde entier) pro­duisent 70 % du blé, 60 % du coton, 50 % du tabac, 40 % de l’a­voine et du foin, 30 % du sucre (en y com­pre­nant Cuba, Hawaï et Por­to-Rico), 25 % des graines de lin, 10 % des pommes de terre, 6 % du seigle, mais 1 % seule­ment du riz consom­més par le monde entier.

Dans sa confé­rence sur La Popu­la­tion future du Monde, Kuc­zyns­ki répète une théo­rie qu’il a déjà expo­sée dans son livre sur « L’É­qui­libre des Nais­sances et des Morts » (The Balance of Births and Deaths), et ailleurs. Ceux qui appré­hendent l’ac­crois­se­ment de la popu­la­tion oublient de consi­dé­rer que le nombre des femmes en âge de pro­créer dimi­nue constam­ment. Il éva­lue à 1.800 mil­lions envi­ron la popu­la­tion du monde. La den­si­té moyenne du globe est 34 [[Sans doute au mille car­ré.]], mais en Angle­terre elle est de 700, aux États-Unis de 40, en Aus­tra­lie de 2. Si la den­si­té de la popu­la­tion du monde était la même que celle de l’An­gle­terre, elle s’é­lè­ve­rait à 37 mil­liards d’ha­bi­tants. Il estime que le maxi­mum de popu­la­tion que le monde peut sup­por­ter est de 10 mil­liards. À cause de la dimi­nu­tion constante de femmes en âge de pro­créer, Kuc­zyns­ki « ne voit pas de dan­ger réel de sur­po­pu­la­tion générale ».

[/​D’après H. G. Dun­can./​]

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