La Presse Anarchiste

L’affaire Miller

Il y a un cas Miller comme il y a eu un cas Baude­laire, un cas Flaubert, à telle dif­férence près que c’est sur l’ini­tia­tive, non du Par­quet, mais d’une Asso­ci­a­tion de défense de la moral­ité publique, que les pour­suites ont été intentées.

J’avoue que je me serais atten­du à ce que cette affaire sus­citât plus de protes­ta­tions de la part des milieux lit­téraires (spé­ciale­ment à ten­dance libertaire).

Je suis d’au­tant plus à l’aise pour par­ler du cas Miller que je ne con­nais l’ou­vrage pour­suivi que par la cri­tique. J’ai lu de Miller des arti­cles que je con­sid­ère comme par­faite­ment équili­brés. D’autre part, les écrits ou les pho­togra­phies « pornographiques » ne m’in­téressent per­son­nelle­ment pas, bien au con­traire. Quant aux con­ver­sa­tions « obscènes », elles m’en­nuient pro­fondé­ment quand elles ne me dégoû­tent pas ; je m’en tiens à l’écart.

Ceci dit — et pour mon­tr­er ma neu­tral­ité dans la ques­tion, j’ai suivi avec intérêt, le débat auquel, à la Radio, a don­né lieu l’af­faire Miller. Mais avant d’en­ten­dre les par­tic­i­pants mon opin­ion était déjà faite.

Exam­inons le côté légal de la ques­tion. Si je ne fais pas erreur, jusqu’au décret-loi du 29 juil­let 1939 — Dal­adier reg­nante — les pour­suites con­cer­nant les livres aboutis­saient devant le jury. On trou­vera d’autre part quelques extraits du « Code de la Famille » établi par ce décret (dont, soit dit entre par­en­thès­es, aucune assem­blée lég­isla­tive n’a dis­cuté). On y ver­ra que l’ar­ti­cle 125 ren­voie le ou les pour­suiv­is devant la juri­dic­tion cor­rec­tion­nelle, après avis con­forme d’une com­mis­sion dont font par­tie des juristes, un mem­bre appar­tenant à une asso­ci­a­tion famil­iale, enfin un représen­tant de la Société des Gens de Let­tres (lequel, dans le cas actuel, a opiné pour les poursuites).

L’ar­ti­cle 119 dudit Code de la Famille emploie bien les ter­mes « pornographique », « con­traire aux bonnes mœurs » mais il nég­lige encore une fois de définir ce qu’il faut enten­dre par ces qual­i­fi­cat­ifs. Il existe cinq ou six adjec­tifs — « obscène », « licen­cieux », « las­cif », « indé­cent », « lubrique », « pornographique » — sur la sig­ni­fi­ca­tion et la portée desquels je mets au défi deux lex­i­cographes con­scien­cieux de s’en­ten­dre, deux per­son­nes non prév­enues et douées d’une men­tal­ité équili­brée de s’ac­corder. On sait que les mem­bres de la Société des Nations ne purent par­venir à définir, à déter­min­er ce qui con­sti­tu­ait l’ob­scénité. D. H. Lawrence a écrit quelque part que per­son­ne ne savait ce que voulait dire le mot « obscène », et Théodore Schroed­er, cet infati­ga­ble cham­pi­on de la lib­erté d’ex­pres­sion, a tou­jours soutenu que l’ob­scénité ne réside pas dans un livre ou un tableau quel­conque, mais dans l’é­tat d’e­sprit du lecteur ou du spec­ta­teur. Ce n’est pas en l’ob­jet que réside l’ob­scénité ou la pornogra­phie, mais dans la men­tal­ité du sujet, c’est-à-dire de celui lit, observe, exam­ine, perçoit, ouït.

Faut-il qual­i­fi­er de « pornographique » toute représen­ta­tion, qui dans un but de lucre, cherche à exciter arti­fi­cielle­ment l’in­stinct sex­uel, à pro­duire la recherche des sen­sa­tions éro­tiques, et cela sans aucun intérêt lit­téraire ou artis­tique — sans aucune préoc­cu­pa­tion d’é­d­u­ca­tion psy­chologique ? De ce genre de mer­can­til­isme, je suis autant l’ad­ver­saire que de la pros­ti­tu­tion, à cause de son car­ac­tère vénal.

Arrivé à ce point, il s’ag­it de faire une dif­férence entre un ouvrage lit­téraire, un roman présen­tant des scènes réal­istes, un traité de psy­cholo­gie sex­uelle, un livre revendi­quant une refonte com­plète de l’é­d­u­ca­tion en matière amoureuse — et ces com­pi­la­tions cir­cu­lant sous le man­teau, la plu­part du temps ineptes et com­posées sans goût.

Bertrand Rus­sel qui était opposé à toute loi con­cer­nant les pub­li­ca­tions obscènes, affir­mait que les pub­li­ca­tions incon­testable­ment pornographiques feraient bien peu de mal si l’é­d­u­ca­tion sex­uelle était plus rationnelle. Je n’ai pour ma part jamais con­nu quelqu’un de men­tale­ment équili­bré, pos­sé­dant une édu­ca­tion sex­uelle sérieuse, qu’ait pu émou­voir une représen­ta­tion obscène d’un genre ou d’un autre.

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Les ouvrages d’Hen­ry Miller sont-ils pornographiques en ce sens que le but pour­suivi par l’au­teur soit la pro­duc­tion d’une exci­ta­tion génésique chez ses lecteurs ? D’après ce que je sais, il s’ag­it de romans de mœurs à portée sociale, dont cer­taines pages sont d’un réal­isme bru­tal. Ce sont des livres qui don­nent à réfléchir. Porter à réfléchir, à une époque où le laiss­er-aller l’emporte sur la médi­ta­tion, c’est un résul­tat. Qual­i­fi­er d’or­dure un ouvrage est à la portée de cha­cun ; être com­pé­tent en matière de juge­ment lit­téraire ou artis­tique est une chose tout opposée.

Ordure, c’est vite dit, mais on pour­rait employ­er le même qual­i­fi­catif à l’é­gard de Lautréa­mont, de Diderot, de La Met­trie, d’O­vide, d’Aristo­phane, de Pétrone, de Zola, de Boc­cace, de Lawrance, de Mir­beau, de Mau­pas­sant, de J.-P. Sartre, de Joyce, de Cat­tule, de Shel­ley, d’Have­lock Ellis (je cite ces noms comme ils se présen­tent sous ma plume). Essayez donc de pub­li­er une tra­duc­tion lit­térale du Can­tique des Can­tiques ! Et si les livres de Rabelais sont des « ordures », portez le pic sur cer­taines images en relief des cathé­drales goth­iques, dont on m’as­sure qu’elles pour­raient servir d’il­lus­tra­tions aux Tropiques du Can­cer et du Capri­corne ou au Print­emps Noir.

Et Walt With­man ! Benj. R. Tuck­er ne se lança-t-il pas dans l’arène à la défense de Leaves of Grass, pau­vres « Feuilles d’Herbes » hon­nies, rejetées, mis­es au pilon ? Le jour­nal­iste améri­cain qui applau­dit aux pour­suites engagées con­tre Hen­ry Miller, dont nul ne con­teste le tal­ent, n’a jamais sans doute enten­du par­ler de Walt With­man ! Le pau­vre homme.

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Reprocher, en régime cap­i­tal­iste et dans le siè­cle où nous nous traînons, à un édi­teur de tir­er le pus de prof­it qu’il peut d’un livre à suc­cès est absurde. C’est à mourir de rire. Je ne pense pas que les com­merçants en bondieuseries du quarti­er St-Sulpice vendent leur marchan­dise à perte. Des âmes déli­cates souf­frent — parait-il — à la vue des ouvrages de Miller « étalés » aux devan­tures des libraires. Sans doute, comme je souf­fre à la vue de toutes ces stat­ues de vierge-mère (quand je suis de pas­sage dans led­it quarti­er), non point parce qu’elles me rap­pel­lent l’adap­ta­tion par l’Église de cultes révo­lus aux mys­tères orgiaques, mais à cause de leur exé­cu­tion défi­ant toute esthé­tique, comme me dis­ait un ecclési­as­tique intel­li­gent, abon­né à l’ex-en-dehors, chaud par­ti­san du nud­isme, et qui n’est prob­a­ble­ment pas revenu d’Alle­magne : « per­son­ne ne vous force à faire halte devant ces hor­reurs ». Évidem­ment ; et per­son­ne ne force aucun défenseur de la moral­ité publique où père ou mère de famille nom­breuse à s’ar­rêter devant les éta­lages de librairie où sont en vente les ouvrages d’Hen­ry Miller.

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J’au­rais com­pris que les défenseurs de la moral­ité publique enta­ment une cam­pagne con­tre Miller par la voie du livre — de la presse — de l’af­fiche — des réu­nions con­tra­dic­toires. Quelle occa­sion de com­bat­tre ce réal­isme « orduri­er », de l’écras­er sous le poids d’ar­gu­ments mas­sue, de défendre la morale étatiste ou religieuse ! Mais Tartufe n’a pas changé : il préfère le recours au gen­darme, à la loi — le huis clos d’une cham­bre correctionnelle !

Je répète ce que j’énonçais au début de ces remar­ques. Je suis sur­pris de trou­ver si peu de protes­ta­tions con­cer­nant cette affaire dans les milieux lit­téraires d’a­vant-garde. Comme les temps ont changé !

[/E. Armand/]


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