La Presse Anarchiste

Le « Péril Anarchiste » dans les Syndicats

C’est bien le cas de le dire : Les syn­di­ca­listes se disant révo­lu­tion­naires ont peur de leur propre ombre. À bout d’ar­gu­ments, dégon­flés sur le ter­rain de l’u­ni­té syn­di­cale comme sur celui de l’au­to­no­mie cor­po­ra­tive, les adver­saires entê­tés, obs­ti­nés et aveugles de la 3e C.G.T. s’en prennent à autre chose. « La 3e C.G.T. res­sem­ble­ra aux deux autres », disent-ils ; « elle sera aus­si sous l’in­fluence d’un par­ti poli­tique, et si la C.G.T. est sous celle des socia­listes et la C.G.T.U. des com­mu­nistes, la nou­velle C.G.T. se trou­ve­ra sous la tutelle des anarchistes. »

Et puis­qu’on n’est pas syn­di­ca­liste révo­lu­tion­naire pour rien, on crie « casse-cou ! » et on fait sur­gir le spectre de l’a­nar­chie pour effrayer les braves cama­rades qui com­mencent à « en avoir marre » des pièges inter­mi­nables que leur ont ten­dus la C.G.T. et la C.G.T.U… et de ceux que leur tendent leurs propres amis d’hier qui pré­fèrent leur cas­ser le cou rue Lafayette ou rue Grange-aux-Belles plu­tôt que de col­la­bo­rer à l’é­di­fi­ca­tion d’un immeuble à eux où l’on connaî­trait assez les entrées et les issues pour ne pas avoir à se le cas­ser chez soi.

Qu’y a‑t-il de vrai dans tout ce bruit autour du dan­ger anar­chiste ? Tout d’a­bord, notons bien —.et ne crai­gnons pas de le répé­ter assez sou­vent ― que les cla­meurs à ce sujet nous par­viennent tou­jours de ceux qui, aujourd’­hui encore, se pro­clament de l’a­nar­chie, de l’es­prit liber­taire, du fédé­ra­lisme anti­au­to­ri­taire. Veulent-ils être plus roya­listes que le roi ou croient-ils vrai­ment que l’in­fluence de l’a­nar­chisme peut être un dan­ger pour le syn­di­ca­lisme révolutionnaire ?

En admet­tant que c’est cette der­nière hypo­thèse qui les rend inquiets et qui les met dans une pos­ture ridi­cule à l’é­gard de leurs propres concep­tions, il faut bien, une fois pour toutes, mettre les points sur les i.

Est-ce de l’influence que l’on a peur ou de la conquête des syn­di­cats ? Car c’est de la réponse à cette ques­tion que décou­le­ra notre atti­tude envers les anar­chistes ou envers les par­tis en général.

Les syn­di­ca­listes peuvent-ils avoir des craintes au sujet de telle ou telle influence qu’un par­ti poli­tique, ou que les membres d’un par­ti poli­tique, peut avoir sur le déve­lop­pe­ment indé­pen­dant des syn­di­cats, du syndicalisme ?

Il est clair qu’à l’heure actuelle les pro­blèmes éco­no­miques et poli­tiques, sont tel­le­ment entre­la­cés qu’il est impos­sible de tra­cer net­te­ment une ligne de démar­ca­tion entre les deux. Ain­si, en Angle­terre, la grève des mineurs — phé­no­mène d’ordre syn­di­cal ― a sou­le­vé des pro­blèmes poli­tiques tou­chant au régime même du pays. En France, la crise finan­cière, l’in­fla­tion, la sta­bi­li­sa­tion moné­taire sont autant de phé­no­mènes poli­tiques qui ont leur réper­cus­sion pro­fonde sur la vie éco­no­mique du pays et sur le rôle des orga­ni­sa­tions ouvrières en une période de crise de régime. Il en est de même en Rus­sie, en Alle­magne et par­tout ailleurs.

Ces pro­blèmes sont sou­le­vés au sein de la classe ouvrière et de ses orga­ni­sa­tions éco­no­miques, et devront l’être davan­tage au fur et à mesure que les crises s’ag­gra­ve­ront. Com­ment, dans ces condi­tions, peut-on évi­ter que les mili­tants de ces orga­nismes syn­di­caux qui, tous, ou pour la plus grande part, ont une phy­sio­no­mie poli­tique (de par­ti ou non) plus ou moins fran­che­ment déter­mi­née, essayent, en exa­mi­nant les pro­blèmes posés devant le pro­lé­ta­riat orga­ni­sé, de les résoudre sans y appor­ter des solu­tions décou­lant direc­te­ment de leur idéo­lo­gie poli­tique ? Ce serait deman­der l’im­pos­sible. Plus que cela, ce serait rendre la solu­tion de ces pro­blèmes plus dif­fi­cile, voire impra­ti­cable. Car ce n’est que du choc des diverses ten­dances, des diverses formes de solu­tions, des diverses opi­nions que — pour employer là phrase clas­sique — pour­ra jaillir la clarté.

Ces ten­dances, ces opi­nions seront, s’ils le veulent ou non, le reflet des convic­tions poli­tiques, phi­lo­so­phiques ou autres de leurs pro­ta­go­nistes. Cha­cun d’eux tache­ra d’influen­cer le mou­ve­ment syn­di­cal, — et c’est dans son droit. Ce sera au mou­ve­ment syn­di­cal de choi­sir la voie qui lui paraî­tra la plus apte à solu­tion­ner les pro­blèmes envi­sa­gés. Qu’il soit, dans ce choix, influen­cé par tel ou tel argu­ment, par telle ou telle consi­dé­ra­tion, par tel ou tel sys­tème n’est que secon­daire, pour­vu que la déci­sion soit prise en toute connais­sance de cause et en pleine indé­pen­dance d’es­prit et d’ac­tion. La lutte pour l’in­fluence idéo­lo­gique étant une lutte d’i­dées — elle est com­pré­hen­sible, voire indispensable.

Ce n’est donc pas cela qui doit effrayer nos révo­lu­tion­naires crain­tifs. S’ils consi­dèrent qu’ils ont des meilleures solu­tions à pro­po­ser, ils n’ont qu’à les divul­guer : le tri­bu­nal du syn­di­ca­lisme les juge­ra, comme il juge­ra toutes les autres solu­tions avancées.

Reste la ques­tion de la conquête des syn­di­cats. Ici, en effet, le dan­ger existe, et le dan­ger est sérieux.

Les par­tis poli­tiques ouvriers, dont l’al­pha et l’o­mé­ga de leur pro­gramme est la conquête du pou­voir, ont natu­rel­le­ment besoin d’un trem­plin à l’aide duquel, ils pour­ront accom­plir ce des­sein fon­da­men­tal de leur acti­vi­té pré­sente et future. Ce trem­plin c’est la classe ouvrière et, en pre­mier lieu, les orga­ni­sa­tions de lutte de celle-ci. Il s’en­suit donc que, pour ces par­tis poli­tiques, le syn­di­ca­lisme n’est qu’un moyen pour atteindre leur but ; les syn­di­cats, pour eux, sont non pas des organes indé­pen­dants de recons­truc­tion sociale, mais des ins­tru­ments asser­vis aux par­tis poli­tiques vainqueurs.

Il en résulte que tout par­ti poli­tique ouvrier qui vise à la conquête de l’É­tat doit néces­sai­re­ment viser à la conquête des syn­di­cats ouvriers, car sans cette conquête, celle de l’É­tat ne sera qu’illu­soire et inopérante.

Ce dan­ger este réel. Non seule­ment il existe, mais nous savons déjà quels en sont ses effets. Si le par­ti socia­liste se pré­pare à régner un jour en France, il sait qu’il lui faut gagner l’ap­pui de la C.G.T. Il tra­vaille donc — et avec un suc­cès remar­quable — à la conqué­rir et, comme l’a écrit le lea­der socia­liste belge, de Brou­ckère, « je me per­mets d’an­nexer Jou­haux au socia­lisme, n’ayant jamais pu dis­tin­guer fort bien celui-ci du mou­ve­ment ouvrier. »

Que le par­ti com­mu­niste a englou­ti la C.G.T.U. est un fait trop connu et trop récent pour s’y arrêter.

Le même dan­ger sub­siste-t-il du côté anarchiste ?

Les anar­chistes cherchent-ils la conquête du pou­voir ? Ont-ils dans leur pro­gramme la néces­si­té de la main­mise sur l’É­tat ? Poser ces ques­tions, c’est y répondre. Les anar­chistes sont non seule­ment oppo­sés la conquête du Pou­voir et de l’É­tat, mais ils œuvrent pour la des­truc­tion de l’un comme de l’autre.

Les anar­chistes n’ont donc aucun besoin de conqué­rir les syn­di­cats, puisque cette conquête, même si elle était entre­prise, ne leur ser­vi­rait à rien.

Il est vrai qu’il se pour­rait que des anar­chistes, dési­reux de ren­for­cer l’or­ga­ni­sa­tion de leurs forces sous une forme plus com­pacte que ce n’é­tait le cas jus­qu’i­ci, viennent à fon­der un par­ti anar­chiste. Tant que la fon­da­tion d’un tel par­ti n’est sus­ci­tée que par un désir sin­cère de remé­dier au manque d’or­ga­ni­sa­tion, la déno­mi­na­tion de fédé­ra­tion, d’u­nion ou de par­ti est de peu d’im­por­tance. Mais si des pro­sé­lytes par trop ardents d’un tel par­ti ― éblouis, sur­tout, par les « suc­cès » bol­che­vistes sur le ter­rain de l’or­ga­ni­sa­tion poli­tique de leur par­ti ― venaient à vou­loir les imi­ter en pro­cla­mant d’ores et déjà le droit pour ce par­ti anar­chiste de prendre l’i­ni­tia­tive de recons­truc­tion poli­tique, éco­no­mique et sociale au len­de­main d’une révo­lu­tion, alors le syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire devra prendre à leur égard la même atti­tude d’hos­ti­li­té qu’a l’é­gard de tout autre par­ti poli­tique lut­tant pour cette ini­tia­tive… qui n’est qu’un euphé­misme pour pou­voir et dictature.

Il doit donc être clair que le syn­di­ca­lisme a toute rai­son de craindre l’in­gé­rence de par­tis aspi­rant à la conquête de l’É­tat, de quel nom que cet État ne s’af­fuble, ou à la conquête du pou­voir, de quel nom que celui-ci ne soit baptisé.

Il n’a aucune rai­son de craindre l’in­fluence de ceux qui aspirent, comme lui-même, à la des­truc­tion totale du Pou­voir et de l’État.

Cette dif­fé­rence est fon­da­men­tale et cardinale.

C’est pour cela que la 3e C.G.T. ne pour­ra jamais res­sem­bler aux deux autres.

[/​A. Scha­pi­ro./​]

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