La Presse Anarchiste

Le Syndicalisme Individualiste

Depuis longtemps déjà et surtout dans les rangs révo­lu­tion­naires où le principe de la sol­i­dar­ité et de l’ap­pui mutuels était con­sid­éré être à la base de toute activ­ité, le proverbe « un pour tous, tous pour cha­cun » était l’ax­iome même de l’idéal­isme d’a­vant-garde. Et non seule­ment de l’idéal­isme. Car à quoi sert l’idéal­isme si on ne le réalise en pra­tique ? Et l’ap­pui mutuel —, intel­lectuel, moral matériel, ou tout autre — deve­nait une habi­tude de la vie sociale quotidienne.

Sur le plan de l’or­gan­i­sa­tion, syn­di­cale, c’é­tait tou­jours ce même principe qui régis­sait l’ac­tion ouvrière. On pas­sait de l’ou­vri­er isolé au groupe­ment syn­di­cat, du syn­di­cat à la fédéra­tion, de la fédéra­tion à la con­fédéra­tion. Et c’é­tait tout naturel. L’in­di­vidu ne peut vivre tout seul dans une société où, il est entouré de mil­liers d’autres indi­vidus. Son isole­ment serait le pre­mier pas vers sa mort.

Ce qui est cor­rect pour l’homme comme être vivant est cor­rect pour l’ou­vri­er comme pro­duc­teur et exploité. La défense d’in­térêts com­muns sus­cite l’or­gan­i­sa­tion de ceux dont les intérêts sont com­muns. Le syn­di­cat ouvri­er n’est que le résul­tat de ce besoin et per­son­ne aujour­d’hui ne nie cette néces­sité pri­mor­diale sans laque­lle aucune lutte, fut-ce pour la moin­dre des reven­di­ca­tions cor­po­ra­tives, ne serait possible.

Mais il n’a pas pris longtemps pour com­pren­dre que des intérêts com­muns exis­tent, non seule­ment entre indi­vidus, mais aus­si entre groupe­ments d’in­di­vidus, que ces intérêts sont tout aus­si impor­tants — et très sou­vent plus impor­tants — que ceux qui sur­gis­sent entre indi­vidus. Et nous avons vu paraître sur l’hori­zon social le groupe­ment fédéral unis­sant les éner­gies et les capac­ités d’une série de groupe­ments basiques com­posés d’individus.

Il n’est pas néces­saire de dévelop­per pas à pas ce développe­ment naturel de la société humaine du sim­ple au com­plexe. Quand on con­sid­ère surtout le développe­ment inouï de la par­tie cap­i­tal­iste de cette société et son organ­i­sa­tion for­mi­da­ble, il ne reste qu’à regret­ter pro­fondé­ment que la par­tie exploitée n’ait pas eu un élan plus ent­hou­si­aste en faveur de sa pro­pre organisation.

Mais que voyons-nous, au contraire ?

Le mou­ve­ment syn­di­cal­iste français, de par la force même des choses, a dû se tronçon­ner. Il ne faut pas croire qu’une guerre mon­di­ale comme celle qui vient de dévaster le monde tout entier et une révo­lu­tion aus­si pro­fonde comme celle qui s’est déroulée en Russie passent ain­si à tra­vers la vie sans y laiss­er de traces profondes.

La scis­sion au sein du mou­ve­ment ouvri­er n’est que la résul­tante directe et inévitable de ces événe­ments. Nul n’est besoin de vers­er des larmes sur l’inévitable. Il aurait fal­lu, dès le com­mence­ment, en pren­dre son par­ti et en tir­er les con­clu­sions qui s’imposaient.

Mais, la tra­di­tion est dure. On a voulu coûte que coûte prier et s’age­nouiller devant l’i­dole brisée et, pen­dant qu’on pri­ait, la vie con­tin­u­ait sa marche impi­toy­able et lais­sait en arrière tous ceux qui n’avaient pas le courage de la regarder droit dans les yeux.

Un malaise général avait pénétré dans les rangs des syn­di­cal­istes révo­lu­tion­naires. Dégoûtés des trahisons quo­ti­di­ennes des réformistes, ain­si que des intrigues politi­ci­ennes des com­mu­nistes, ils ne surent que faire. Ils furent tout d’un coup désori­en­tés et déséquili­brés. Il aurait fal­lu agir. Au lieu de quoi, cha­cun s’est caché dans son coin. La déroute a com­mencé. Le lien nation­al s’é­tant rompu, cha­cun allait à la dérive. Des fédéra­tions restaient « dans l’au­tonomie » — un euphémisme pour dire qu’on ne voulait rien faire — oubli­ait que si elles ne recréaient pas immé­di­ate­ment un lien nou­veau, leur pro­pre démoral­i­sa­tion appa­raitrait bien­tôt. Et, en effet, un résul­tat logique de cette « autonomie » indi­vid­u­al­iste était la sépa­ra­tion de syn­di­cats de leur fédéra­tion. Ces syn­di­cats aus­si s’en allaient « dans l’au­tonomie » et, per­dant leur lien fédéral, viv­otaient et végé­taient, pâlis­saient à vue d’œil, s’anémi­aient volon­taire­ment. Et comme résul­tat tout aus­si logique, des ouvri­ers quit­taient le syn­di­cat mori­bond, s’en allaient dans leurs coins respec­tifs. Eux aus­si « entraient dans l’autonomie »…

Le résul­tat général ne se fit pas atten­dre. Des fédéra­tions floris­santes matérielle­ment et fortes par leur esprit révo­lu­tion­naire, dégringo­laient à vue d’œil ; des syn­di­cats se dis­solvaient, des copains disparaissaient.

Et mal­gré toute cette débâ­cle des auton­o­mistes qui saute eux yeux, il se trou­ve encore aujour­d’hui des cama­rades et des syn­di­cats qui osent, sans bronch­er, se déclar­er en faveur de l’au­tonomie cor­po­ra­tive. En d’autres mots, ils veu­lent per­pétuer ce malaise dont l’o­rig­ine a été due à des événe­ments qui doivent déjà être con­sid­érés comme appar­tenant au passé et qu’il faudrait pou­voir oublier.

Per­pétuer ce malaise — c’est plus qu’un crime. C’est une bêtise impardonnable.

Se déclar­er en faveur de cette sorte d’au­tonomie défaitiste, c’est revenir à l’é­tat prim­i­tif, à l’é­tat de l’in­di­vidu isolé.

L’au­tonomie cor­po­ra­tive ― c’est la néga­tion du pro­grès et, par con­séquent, de la révo­lu­tion, qui est une des formes les plus sail­lantes et les plus pro­fondes du progrès.

L’in­di­vid­u­al­isme anti-organ­isa­teur qui se dévelop­pera inévitable­ment si l’at­ti­tude de nos « auton­o­mistes » farouch­es est accep­tée — c’est revenir au sec­tarisme le plus étroit, à la néga­tion totale de la lutte sociale. C’est met­tre tous les atouts dans les mains avides du cap­i­tal­isme triomphant.

Gar­dons-nous de rem­plac­er le mot, d’or­dre « un pour tous, tous pour cha­cun » par cet autre mot d’or­dre « cha­cun pour soi… Dieu pour tous » qui représente l’é­goïsme le plus abject et l’ad­mis­sion con­sciente la plus déshon­o­rante de sa pro­pre faib­lesse, de sa pro­pre nullité.

Ceux qui se sen­tent nuls n’ont qu’à « entr­er dans l’au­tonomie ». Ceux qui sont pour la lutte doivent en sortir.

Et bien vite…

[/A.S./]


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